TECHNOlogos 6èmes Assises des 21 et 22 septembre 2018 : "Agriculture, technique et vivant"

Le sacrifice des paysans : pour quelles raisons et comment l’arrêter ?

Par Pierre Bitoun

Texte de l'intervenant

 

Je commencerai mon intervention en vous rappelant deux chiffres. En 1945, en France, pays représentatif des nations dites développées, plus d’1/3 de la population active vivait de l’agriculture tandis qu’aujourd’hui on en est à 2-3%. Et au niveau mondial, les chiffres sont également vertigineux : en 1950, on comptait 80% de la population active totale dans l’agriculture, ils ne sont plus que 40% aujourd’hui.

Telle est la tendance lourde, de longue histoire mais accélérée depuis 70 ans, de notre modernité ou postmodernité : elle fait disparaître les paysans, et leurs sociétés. Soit en les liquidant purement et simplement de façon violente (par des guerres, des colonisations, néo-colonisations ou lors des catastrophes, par exemple), soit de façon plus pacifique mais néanmoins brutale en les remodelant, en transformant une minorité d’entre eux en agriculteurs productivistes et en poussant les autres, de bon gré ou malgré eux, vers la « sortie », c’est-à-dire d’autres milieux socioprofessionnels, la retraite, le chômage ou quelquefois le suicide.

Quelles sont les raisons de cette tendance lourde, de ce sacrifice des paysans continu et continué, et qui ne paraît pas prêt, malgré quelques indices encourageants, de s’arrêter ? Comme nous sommes entre familiers de la question – je préfère ce terme à celui de spécialistes, et a fortiori d’experts ! – et que je dispose de peu de temps, maxi 25-30’, je vais m’en tenir à quelques réflexions/idées forces, énoncées de manière directe, sans toutes les nuances ou précisions qu’il faudrait, que vous retrouverez dans le livre co-écrit avec Yves Dupont (Le Sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique, L’Échappée, 2016).

Une première série de raisons renvoie à ce que nous avons résumé, Yves et moi, au travers de la formule : « le sacrifice des paysans, c’est celui de tous les autres ou presque ». Si ce qui est arrivé et continue d’arriver aux paysans constitue la matrice et le laboratoire de la domination de tous, il faut bien comprendre en effet que la liquidation des paysans, leur transformation en agriculteurs, pour être centrales, ne sont, en même temps, qu’une pièce du projet productiviste dans son ensemble. Ce projet productiviste, ce n’est pas seulement le « toujours plus », le « toujours plus de croissance » qu’on répéte à l’envi, que l’on soit d’ailleurs partisan ou détracteur de cette croissance. C’est un phénomène singulièrement plus grave. C’est l’idée, consubstantielle à l’esprit de la modernité et du capitalisme (ou du communisme réel en son temps), que tout, absolument tout – êtres humains, sociétés, produits de la science et de la technique ou des technosciences, animaux, nature, etc. –, doit devenir un matériau au service de la quête de Puissance et de Profit de l’État et du capital, désormais de plus en plus confondus dans l’État néolibéral. Cette logique du « tout est ressource », « tout est matériau », qui est aujourd’hui effective et illimitée, dont on peut suivre le déploiement bien avant 1945 (colonisation des Amériques, révolution industrielle du XIXe, 1ère guerre mondiale), mais qui va connaître une expansion rapide à partir de la Seconde guerre mondiale.

Marx, Anders, Arendt, Clastres et d’autres (Ellul, Charbonneau…) ont déjà très bien expliqué ce processus de réification/illimitation qui nous concerne tous, qui que nous soyons, paysan ou autre, et que nous nous en fassions ou pas les complices. Et j’y ajouterai simplement une dimension qu’il ne faut jamais perdre de vue, celle du temps, du grignotage progressif par lequel s’opère, dans les esprits comme dans les faits, ce processus, et je l’illustrerai par une citation du jeune La Boétie, dans son Discours de la servitude volontaire, que j’aime beaucoup : « Il est vrai de dire, écrivait-il, qu’au commencement, c’est bien malgré soi et par force que l’on sert ; mais ensuite on s’y fait et eux qui viennent après, n’ayant jamais connu la liberté, ne sachant pas même ce que c’est, servent sans regret et font volontairement ce que leurs pères n’avaient fait que par contrainte ». Je pense souvent à cette phrase quand j’assiste aux réunions de mon laboratoire de recherche et que je vois la façon dont l’immense majorité de mes collègues consent au système d’appels d’offre de l’ANR ou aux évaluations de l’HCERES. Ou bien encore quand je songe à tous ceux qui, via leurs applis, ont commandé un menu BigMac que leur livreront dans l’heure les cyclistes de Deliveroo ou d’Ubereats. Bref, le capitalisme illimité fabrique continûment ses sujets, ses « types humains » adaptés, adaptables, et à croiser certains d’entre eux, on en arrive quelquefois à se dire que le

problème, aujourd’hui, c’est que l’idiot n’est même plus du village !

Voilà pour les raisons d’ordre général. Mais il faut aussi, bien sûr, pour expliquer la liquidation des paysans de la surface de la planète et les progrès de l’industrialisation de l’agriculture, faire appel à quantité d’autres facteurs, de nature diverse (anthropologique, religieux, politique, technique ou économique, symbolique ou réel…), mais qui renvoient tous, d’une façon ou d’une autre, à l’homme paysan et à ses sociétés, en d’autres termes ce qu’on pourrait appeler l’ethos ou le fait social paysan. Ces raisons particulières, nous les avons rassemblées dans la conclusion de notre livre autour de 7 thématiques, 7 raisons majeures qui, à notre avis, ont fait et font encore du paysan un parfait bouc-émissaire de la modernité.

C’est, par exemple (je ne vais pas toutes les reprendre !), le fait que le paysan c’est l’homme en rapport immédiat avec l’organique, et donc le contraire de l’univers hygiénisé, aseptisé dont rêvent les modernes. C’est aussi l’homme du temps long, lent, dépendant des saisons, versus la vitesse et l’instantanéité des modernes. C’est également l’homme du lien à la terre, au sol, inscrit avec les autres dans son milieu social et naturel, qui incarne et défend « le vivre et travailler au pays », alors que la modernité ne rêve que d’artificialisation, de hors-sol, de colonisation de l’espace, de déracinement et de mobilité, d’individus transformés en atomes fonctionnels d’un système en perpétuel remodelage. C’est encore le fait, peut-être la raison la plus importante, que le paysan, c’est l’homme de l’autonomie précapitaliste, de la la PPM, de la valeur d’usage et non de la valeur d’échange généralisée, symbole du capitalisme, bref celui qui s’est le plus longtemps opposé à entrer dans « la marmite d’alchimiste du capital » dont parle Marx dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, « marmite » dans laquelle nous sommes tous désormais plongés d’un bout à l’autre de la planète. Et je terminerai ce point en rappelant que ce sont bien des paysans, et non des ouvriers, qui ont énoncé et fait essaimer, depuis Millau, le célèbre « Le monde n’est pas une marchandise », aujourd’hui devenu un slogan universel de résistance et de combat.

J’en viens maintenant à la seconde partie de mon exposé, consacré à la question « est-il encore possible d’arrêter ce sacrifice des paysans et, si oui, comment ? ». Faute de temps, je m’en tiendrai, là encore, à quelques idées, rassemblées autour de deux conditions, non pas suffisantes bien entendu, mais indispensables, sine qua non, sans lesquelles les tendances lourdes, historiques, de la disparition des sociétés paysannes, de l’industrialisation de l’agriculture et de l’expansion accélérée du productivisme capitaliste, se poursuivront.

Première condition : il faut bien sûr multiplier, soutenir toutes les formes d’alternatives, d’agriculture paysanne au sens large du terme (agribio, agroécologie, agroforesterie, circuits courts, etc.), mais il faut aussi cesser de croire et de colporter le discours, l’idéologie colibriste, qui, pour être « super-sympa » et très séduisante à l’heure de la fin des grands récits révolutionnaires, est porteuse d’illusions, voire de tromperies. Vous connaissez le discours, pour ne pas dire la fable : l’homme doit se changer lui-même ; chacun, comme le petit oiseau, doit faire sa part ; et mille alternatives locales-durables vont en essaimant faire le changement de société et nous délivrer du productivisme capitaliste. Cette idéologie, qui joue sur la culpabilité ambiante et participe de l’individualisation croissante des phénomènes sociaux, laisse complètement de côté ce qu’est une pensée, un agir proprement et étymologiquement politique, c’est-à-dire transformateurs des institutions de la Cité. Et elle ne nous dit pas grand-chose, non plus, sur la question des rapports de force à construire avec l’hyper classe gouvernante qui a colonisé tous les centres-clés de la décision publique, supranationale, nationale ou locale, et ne lâchera rien, sinon des miettes. Autrement dit, toutes ces initiatives, toutes ces alternatives paysannes, éco-citoyennes, aussi louables, souhaitables soient-elles, ne prendront tout leur sens, ne feront système que si elles se trouvent insérées dans un projet global de transformation sociale et politique, refondant, de fond en comble, de l’OMC à la commune en passant par l’UE ou le cadre national, nos institutions dites démocratiques et représentatives, qui montrent chaque jour un peu plus leur caractère oligarchique. En l’état actuel et sans cette refondation politique, sans un changement de cap complet de l’ensemble des politiques générales ou sectorielles suivies, la vitesse de propagation du productivisme capitaliste, en agriculture ou ailleurs, continuera d’être bien supérieure à celle des alternatives locales et, bien souvent, les absorbera ou les laissera à l’état d’îlots alternatifs dans la marée productiviste.

Seconde condition : il est important, malgré les critiques que je viens de faire à l’idéologie colibriste, de ne pas « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Dans notre livre, nous revenons à plusieurs reprises sur le fait qu’il y a bien dans l’effervescence citoyenne actuelle, qu’elle soit locale ou mondiale, mobilisée contre les OGM, les GPII, les paradis fiscaux ou les traités de libre-échange, promotrice de « communs » directs, localisés ou de biens communs universels, gratuits, inaliénables, une société post-productiviste et post-capitaliste qui se cherche, progresse. Et ce qui est particulièrement intéressant de ce point de vue, c’est qu’on voit bien se développer, sans pour l’instant vraiment se joindre, deux imaginaires, deux conceptions de la transformation sociale qui jalonnent toute l’histoire de la contestation du capitalisme : celui de l’auto-organisation d’un côté, version colibriste ou version plus radicale, zadiste, héritière de l’anarchisme, de la Commune, du conseillisme ; et d’autre part, celui, non plus léniniste et focalisé sur la classe ouvrière mais reposant un front plus large, prenant en compte les classes moyennes et passant par la voie électorale, de la prise du pouvoir dans les institutions existantes pour les changer, les remodeler, comme je le disais, de fond en comble. Tenter de réunir, idéologiquement et pratiquement, ces deux conceptions, cet « ici et maintenant » et cette « conquête repensée du pouvoir », fait partie, à mon avis, des impératifs de notre temps, de notre combat. Et il me semble que, malgré la culture-réflexe de la division qui anime toujours, hélas, un bon nombre d’entre nous, les choses vont plutôt dans le bon sens. Je ne développe pas ce point mais on pourra en parler, si vous le souhaitez, dans le débat.

Et j’en viens à ma conclusion : que se passera-t-il si nous ne nous efforçons pas de satisfaire à ces conditions que je viens d’évoquer ?

Il n’est pas besoin d’être grand clerc ou expert pour l’imaginer. Le productivisme capitaliste continuera son oeuvre tout à la fois transformatrice et dévastatrice, et nous continuerons à nous en lamenter, tout en multipliant nos conciliabules sur le mur, la catastrophe majeure ou le « restons positifs tout de même ! », et en vivant surtout dans des sociétés de plus en plus autoritaires, bureaucratiques, désagrégées, et à plusieurs vitesses. Où, donc, l’hypocrisie aura toute sa part.

La situation actuelle de l’agriculture française, marquée par une cohabitation schizophrénique des types d’agricultures et les thèses gentillettes et mensongères sur leur possible compatibilité (cf. le discours à la Travert sur l’agriculture duale, « industrielle » et « de niche »), en est d’ailleurs un bon exemple.

Résumé à grands traits, on a, d’un côté, des agriculteurs productivistes, dont une fraction construit maintenant des fermes-usines avec de gros appuis financiers, tandis que l’autre est en crise, subit des revenus négatifs, et se fait éliminer au nom du tri des plus « performants ». Performants voulant dire aujourd’hui de plus en plus robotisés, numérisés, biotechnologisés. Certains tentent bien de décélérer, de réduire les intrants chimiques, d’opérer des reconversions, mais cela n’est pas facile et ne remet pas en cause, de toute façon, le système dans son ensemble. Et de l’autre côté, on rencontre une minorité de paysans, soutenus par des consommateurs solidaires, conscients des enjeux d’environnement ou de santé, qui mettent en oeuvre l’agriculture paysanne, bio, les circuits courts, et fournissent des produits de qualité pour certaines catégories de la population, souvent aisées. Ils vivent généralement mieux que beaucoup d’agriculteurs productivistes – quoique chichement ! – mais ils font aussi face à toutes sortes de difficultés : le manque de soutiens financiers publics, la multiplication des normes bureaucratiques, environnementales ou sanitaires, qui en empêche plus d’un de travailler, le prix du foncier qui s’envole, la raréfaction des terres agricoles qui ne cesse de s’aggraver. D’où la question : cette cohabitation schizophrénique est-elle durable ? Les fermiers-usiniers ne vont-ils pas, à plus ou moins long terme, devenir le modèle hégémonique, comme c’est déjà le cas dans d’autres pays ? Et cette autre question qu’on ne pose pas aussi suffisamment : en étant survalorisés médiatiquement, par rapport à son poids réel en terme de producteurs ou de consommateurs concernés, les îlots d’agriculture paysanne ne sont-ils pas le meilleur alibi pour ceux qui souhaitent poursuivre et accélérer l’industrialisation de l’agriculture ?

Tout cela, alors même que si nous parvenions à réunir idéologiquement et pratiquement « l’ici et maintenant » et « la conquête repensée du pouvoir » dont je parlais tout à l’heure, nous pourrions généraliser en quelques décennies, en France ou ailleurs, le modèle de l’agriculture paysanne. Et en faire le témoin autant que le symbole de la société post-productiviste et post-capitaliste.

Voilà, je vous remercie de m’avoir écouté.