TECHNOlogos 6èmes Assises des 21 et 22 septembre 2018 : "Agriculture, technique et vivant"

Les coûts de la fuite en avant techniciste

Industrialisation de la filière agroalimentaire, décomposition des « savoir s’alimenter » et montée des déséquilibres alimentaires

Par Daniel Cérézuelle

Retranscription

 

L'industrialisation de l'agriculture

Je voudrais vous rappeler, puisqu'on parle d'industrialisation de l'agriculture, qu'en 1776 Adam Smith a publié La richesse des nations -un des ouvrages fondateurs de l'économie politique. Dans cet écrit, il a bâti la théorie de l'industrie manufacturière qui émerge à son époque, surtout en Écosse. Il explique que la division du travail permet d'augmenter la productivité grâce à trois bénéfices convergents. D'abord l'accroissement de l'habileté du travailleur : parce qu'il est plus spécialisé sur une tâche simple, il est donc plus efficace, plus rapide. Ensuite le temps gagné à ne pas passer continuellement d'une tâche à l'autre : il reste sur la même activité spécialisée favorisant un gain de temps. Puis la possibilité de mécanisation de la production. Mais Smith pensait qu'étant donné la nature de la production agricole, il n'est pas possible que la productivité de l'agriculture puisse être augmentée par un niveau de division du travail égal à celui de l'industrie. Il pense aussi que par nature, l'agriculture se prête mal à un processus d'industrialisation. Et il en déduit que les pays pauvres pourraient, par conséquent, être aussi productifs dans le domaine agricole que les pays riches, en dépit du fait que les pays riches auraient une plus grande accumulation de capital.

Rétrospectivement, 240 ans plus tard, on peut se dire que Smith s'est trompé. Bien évidemment, il ne pouvait pas imaginer que la technicisation permettrait l'extension de la logique industrielle et donc de la division du travail. Une division avec pour résultat, entre autres, une clochardisation des paysanneries des pays pauvres en capital – comme ils n'arrivaient pas à se maintenir à un niveau de compétitivité suffisant, face à la productivité de l'agriculture des pays où l'agriculture s’est industrialisée. Ce qui fait la différence, ce sont les progrès de la science et de la technique, qui ont rendu possibles l'industrialisation et la capitalisation de l'agriculture.

Les conditions technoscientifiques de la constitution d’un système industriel agroalimentaire

Rappelons quelques dates décisives. En 1824, Sadi Carnot a vingt-sept ans, et publie les Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance, où il pose les bases théoriques de la thermodynamique et donc de la motorisation. En 1840, le chimiste Von Liebig montre que les plantes se nourrissent de substances minérales. Trois ans après, John Bennet Lawes construit la première usine de phosphates près de Londres, ce qui permet d'affranchir la production végétale de sa dépendance, d'une part à l'égard de l'élevage qui fournissait un engrais naturel et d'autre part par rapport aux qualités du sol.

Ensuite on peut signaler un bouquet d'innovations important. En premier la mécanisation, avec en 1701 le semoir mécanique, en 1794 la batteuse mécanique, et puis au XIXe siècle, en particulier en Angleterre et aux États-Unis, toute une gamme d'outils qui accroissent la productivité du travail - tous ces outils étant d'ailleurs hippotractés. L’augmentation importante de l’efficacité restait limitée par les capacités biologiques des chevaux. Mais la motorisation est intervenue très vite pour démultiplier l’efficacité de ces premières innovations. En 1862, Beau de Rochas dépose le brevet du moteur à quatre temps, et en 1902 Bosch celui du système magnéto avec bougie d'allumage - qui rend le dispositif beaucoup plus pratique. Tout ceci ouvre la voie de la mécanisation et de la motorisation.

Un autre élément très important de la transformation de l’économie agricole, c'est la réfrigération. La mise en place d’une « chaîne du froid », permet une délocalisation de la consommation des produits frais. Cela a été rendue possible par des innovations qui sont fort anciennes. La première machine frigorifique à compression d'éther a été présentée en 1805 à Philadelphie par Oliver Evans. Puis ont succédé divers types de machines frigorifiques, jusqu'à ce qu'en 1876, Charles Tellier équipe un navire frigorifique qui rapporte de la viande depuis Buenos Aires, au Havre, en bon état, après 105 jours de mer. La viande était consommable, et elle a été consommée.

Convergence des techniques

Ce sont ces innovations technoscientifiques indépendantes et qui pour la plupart, n’avaient rien à voir avec la soif du profit, qui par leur convergence progressive ont rendu possible la concentration et la capitalisation de la production agricole. Il en va de même avec l'électrification et l'informatique. La première machine à calculer automatique, dont on pense qu'elle serait un des ancêtres de l'ordinateur contemporain, a été conçue en 1834 par Charles Babbage. Ensuite, presque un siècle plus tard, cette innovation est devenue opérationnalisable dans une infinité de domines grâce à l'électrification. Les convergences ont lieu parfois très longtemps après le moment de l’innovation. On a des grappes d'innovations, et puis progressivement, elles vont se relier ensemble et permettre l'émergence de ce qu'on appelle aujourd'hui le système industriel agro-alimentaire. Toutes ces différentes techniques permettent d’intégrer dans un processus continu, de la vache jusqu'à la gondole de supermarché, toutes les différentes opérations de production, transformation, conditionnement, transport et distribution. Bien entendu, aucune de ces innovations, prise distinctement, ne pouvait permettre d'imaginer ce qui en résulterait. La science et la technique, me semble-t-il, contiennent en elles-mêmes, il ne faut pas l'oublier, un principe d'illimitation, d’expansion indéfinie, dont les effets ne sont pas anticipables. Ni Adam Smith ni Karl Marx ne pouvaient imaginer, au moment où ils écrivaient, l'état du monde qui résulterait un ou deux siècles siècle plus tard, des évolutions techniques dont ils faisaient la théorie. Ce monde qui est aujourd’hui le nôtre était alors impensable !

L'expansion de la Technique

Outre l’imprévisibilité, je rappellerai maintenant six caractères de l'expansion du domaine que Jacques Ellul nomme « la Technique », dans notre société technicienne.

L'évolution de l'agriculture sur quasiment deux cents ans, confirme finalement assez bien cette analyse ellulienne. Évidemment cette évolution a des contreparties ; il y a des coûts. Certes, chaque technique prise à part est rationnelle, elle a sa logique. Mais des irrationalités apparaissent lorsque les dispositifs techniques entrent en relation avec des domaines de réalité qui ne sont pas techniques, tels que l'homme, la société, la nature. C’est alors que surgissent des problèmes. Dans le cas de l'agriculture, la technicisation et l'industrialisation ont conduit à des irrationalités, dont beaucoup ont déjà été évoquées, ou à des impasses, de plusieurs types, socio-économiques d'une part, écologiques, et aussi culturelles.

Les conséquences du choix d'une agriculture industrielle

Le projet scientifique d'Adam Smith consistait à nous expliquer comment on devient plus riche, ce qui constitue la richesse des nations. Sa réponse, c'est la production de biens échangeables. Mais si on applique cette conception à l'agriculture, on oublie que l'agriculture a des effets qui ne se limitent pas à la production de biens et de denrées : elle remplit un certain nombre d’autres fonctions essentielles qu'il ne faut pas négliger. L’utilité de l’agriculture est pluridimensionnelle et je vais évoquer très rapidement certaines de ces dimensions qui ont été longtemps oubliées par les économistes. 1) D'abord l’agriculture a pour vocation de nourrir une population sur son territoire, et de garantir un minimum de sécurité alimentaire. 2) L'agriculture a aussi pour fonction aussi d'humaniser l'espace et d'assurer son entretien pour la société tout entière. Elle joue un rôle décisif dans l’entretien et la régulation de l’environnement. 3) Elle crée et façonne les paysages. L'agriculture, lorsqu'elle fonctionne bien, de manière équilibrée, dans sa relation à l'espace, dans sa relation au sol, produit un espace qui est beau, habitable, varié, où l'homme peut se sentir chez lui. 4) Lorsqu'elle est effective, cette fonction de gestion et d'adaptation finement ajustée de l'activité humaine avec des terres et des climats qui sont partout différents, se traduit par la diversité infinie des paysages et des campagnes.5) L’agriculture joue un rôle de d’atténuation des coûts sociaux et culturels de l’industrialisation ; elle joue un rôle de gestion sociale car le maintien d’une importante population agricole permet  d'éviter l'espèce d'enflure démesurée du milieu urbain et les coûts qui en résultent.  

Il est évident que l'agriculture industrielle produit l'exact contraire. L'uniformité et la laideur des paysages engendrées par l'agro-industrie est le signe d'une relation unidimensionnelle et déséquilibrée entre l'homme et un espace qu'il n'habite plus mais qu'il exploite. Et on voit bien le lien entre l'industrialisation agricole et l'hyper-croissance urbaine et la métropolisation qu'on observe partout dans le monde maintenant.

Les déséquilibres alimentaires et leur coût

Une sixième fonction me paraît essentielle : la fonction de l'agriculture c'est de produire des nourritures et pas simplement des aliments ou des denrées alimentaires. Oui bien sûr, il faut des denrées alimentaires pour assurer la reproduction de la vie humaine, mais l'homme se nourrit, et ne fait pas que s'alimenter. Et le fait que l'industrie agro-alimentaire aujourd'hui ne produit plus des nourritures, mais des denrées, diversement conditionnées, a des conséquences catastrophiques sur lesquelles je voudrais m'attarder un peu. On parle beaucoup des conséquences environnementales et des déséquilibres écologiques engendrés par le système agro-industriel ; mais on n'a pas évoqué, en tout cas aujourd'hui, la question des déséquilibres alimentaires et de leur coût.

Je voudrais commencer par quelques chiffres. L'ARS, l'Agence Régionale de Santé d'Île-de-France, a montré qu'en quinze ans, de 1997 à 2012, la prévalence de l'obésité a fait plus que doubler – soit une augmentation de 106 %. Elle concernerait 14 % de la population, soit 1,6 millions de personnes en Île-de-France. D'autres études permettent de généraliser ce constat. En France, près de 15 % des adultes et 3,5 % des enfants sont touchés par l'obésité ; les femmes sont un peu plus concernées que les hommes. Selon les chiffres de la Haute Autorité de Santé publiés en 2011, la moyenne européenne, c'est 16 % des adultes. Nous avions l’habitude de dire que l'explosion de l'obésité c'est un problème américain. Depuis une trentaine d’années années, quand débarque dans un aéroport des États-Unis, on a l’impression d’être accueillis par une banderole (imaginaire): « Bienvenue au pays des gros ». Aujourd’hui aux États-Unis plus de 30 % des adultes sont obèses, et c'est devenu la deuxième cause de mortalité évitable et, en dépit d'efforts qui n'ont pas été négligeables, cela continue à s'aggraver. Mais avec près de quarante ans de retard, comme pour l’engorgement automobile, comme pour les banlieues, etc. ce fléau commence à nous affecter. Il y a deux ans, lors d'un congrès à Budapest, l'OMS envoyait un signal d'alarme aux Européens. Même les Suédois, les inventeurs de la gymnastique moderne, se mettent à enfler ! Tout laisse penser qu’en France nous n'en sommes malheureusement qu'au début et les institutions françaises de santé publique s'inquiètent de l'émergence de ce qu'il faut bien appeler une pandémie de diabésité (c'est-à-dire la conjugaison du diabète et de l'obésité), qui va avoir des conséquences financières colossales. Le président de la Haute Autorité de Santé disait il y a quelques années que si on n'arrive pas à maîtriser cette pandémie, tout notre système de protection sociale va être mis à mal, on ne pourra pas le maintenir.

Diabésité et panne du savoir s’alimenter

Comment en est-on venus là et que peut-on y faire ? Une première approche est centrée sur la dimension économique de la montée des déséquilibres alimentaires. En effet on constate des disparités de répartition de l’obésité selon les régions, les classes sociales, les sexes, les âges, etc. et beaucoup d’analyses mettent en avant les causes économiques de ces variations. De fait, si on est pauvre il est plus difficile d’accéder à une alimentation « saine » ; en particulier les « bons » fruits et légumes, coûtent cher et on constate qu'il y a de nombreux ménages qui ont du mal à assurer à leurs enfants un régime équilibré. Des mesures économiques semblent donc nécessaires pour permettre à ces ménages d’accéder à une alimentation plus équilibrée. Mais on peut douter que cette approche soit suffisante, car il faut aussi tenir compte d’un autre facteur qui est très important, sur lequel je voudrais insister : c'est la perte des repères culturels concernant le savoir s'alimenter. En effet nous assistons à une panne du savoir s’alimenter qui n'est pas simplement un problème économique ; c'est aussi un problème de civilisation qui résulte de logiques techniciennes et industrielles qui sont à l'œuvre dans la plupart des pays.

Je pense que cette situation catastrophique est une des conséquences indésirables de l'industrialisation de l'agriculture, et cela tient à ce que « l'homme est un animal symbolique » et que cette dimension symbolique du mode d’être humain est mise à mal par les logiques techniciennes contemporaines, entre autres dans le domaine alimentaire. Les anthropologues nous disent que normalement les pratiques alimentaires des humains sont déterminées par des règles symboliques, qui changent avec les sociétés, mais qui structurent, qui apportent une médiation entre les besoins humains, la nécessité de s'alimenter, et les ressources disponibles dans le milieu technique ou naturel. Et ces médiations symboliques évitent que cette relation soit dominée tout simplement par la pulsion immédiate. La pulsion immédiate consisterait à dire : je mange tout ce qui est mangeable et autant que j'en ai envie. En fait, se nourrir humainement ce n'est pas du tout ça. Ce n'est pas manger tout ce qui est mangeable et autant que j'en ai envie. Toutes sortes de règles, de rituels, de traditions organisent notre manière de nous alimenter, encadrent et mettent à distance la pulsion alimentaire, le désir, le besoin de manger. Cet équipement symbolique intervient des niveaux très divers dans cette construction du savoir s'alimenter humain: les règles du langage, des codes sociaux, des modes de relation aux formes de vie non humaines, animales, végétales, qui nous sont transmises. Grâce à cela s'acquiert une compréhension de soi et des autres, la participation à des systèmes d'action, de savoir-faire techniques très divers, des règles de don, d'échange symbolique, etc., des mythes, des contes, des récits qui nous disent ce qu'on mange, comment le manger, avec qui, de quelle manière, etc. En résumé se sont ces systèmes symboliques qui organisent la pratique alimentaire, qu'on en ait conscience ou pas. La plupart du temps, c'est hors du champ de la conscience, ça se fait « comme ça ». Et si on ne fait pas comme il faut, on se sent un peu mal à l'aise. Ces cadres symboliques, qui opèrent de la naissance à l'âge adulte, de manière très informelle et souvent inconsciente, sont assez mal connus et délicats à analyser ; les anthropologues travaillent beaucoup là-dessus. Mais ils ont une cohérence interne, et en particulier une temporalité propre, des modes de transmission spécifiques. Et on ne peut pas, ni les abolir, ni les refabriquer à volonté, même s'ils peuvent évoluer. En fait, ils s'effectuent selon une temporalité qui est longue, sourde, qui n'est pas celle de la décision rationnelle ou technique.

La perte des repères symboliques

Le sociologue Jean-Claude Kaufmann a écrit un livre sur ce qu’il appelle La raison domestique[1], montrant comment les tâches domestiques, la cuisine, le ménage, etc., mobilisent autant le corps et les émotions que la conscience claire pour déterminer comment il faut bien « s'y prendre ». Cette notion de « bien s'y prendre » est très importante. Il y a souvent de la sagesse dans le langage courant. On dit « il ne sait pas s'y prendre ». S'y prendre pour faire quelque chose, c'est à la fois transitif, une action sur les choses, et en même temps réflexif, une mobilisation de soi. Par exemple, pour faire la cuisine, j'ai mon rituel pour commencer. Je mets les choses en ordre, en place, j'ai un certain nombre de gestes que je sais faire, etc. Or ce cadre symbolique a été considérablement affaibli par un système productif technicisé qui a coupé le lien entre le produit consommable, le travail qui la produit, l'histoire, l'environnement, le sol, la nature et les relations sociales dans lesquelles il s'inscrit. Le produit comestible industrialisé est coupé de tout cela.

Je vous rappelle que Marx, il y a longtemps, signalait que la monnaie et le capital ont un très fort pouvoir de dé-symbolisation. Mais il faut rappeler aussi, avec Jacques Ellul ou Gilbert Hottois, qu’il en va de même de la technique moderne. La technicisation de la vie favorise une érosion des cadres symboliques et une désorganisation de ce qu'on pourra appeler les savoir-faire et les savoir-vivre de la vie quotidienne. Par exemple, dans le domaine du logement, on constate qu’il y a beaucoup de gens qui ne savent plus habiter et chez qui le rapport au logement, au chez-soi, se décompose. Les gestionnaires de l'habitat social ou privé, disent qu'ils sont confrontés à des personnes qui ne sont plus que des « occupants », c'est-à-dire des gens qui n'habitent pas mais qui occupent passivement des mètres carrés, qu’ils n’arrivent pas à s’approprier et à entretenir, avec des effets souvent catastrophiques sur l'état d'entretien du logement au point que, dans certains cas, on ne peut même plus rénover, on est obligé de démolir. C’est le même processus de technicisation qui dans le domaine du logement favorise la perte du savoir habiter, et qui dans le domaine de l’alimentation favorise aussi la perte du savoir s'alimenter.

Désindustrialiser l’agriculture ?

De même que notre existence dépend de ressources naturelles qui ne sont pas renouvelables, tout au moins rapidement, de même notre bien-être et notre santé dépendent de ressources culturelles qui sont fragiles et qui se renouvellent difficilement. Aujourd'hui, dans un contexte de changement technologique rapide, le fonctionnement normal du système industriel agro-alimentaire tend à détruire les repères et les limites symboliques qui guidaient les pratiques alimentaires. Ces repères perdent leur efficacité et leur autorité ; ils se transmettent mal d’une génération à l’autre. Dès lors c’est la publicité, qui valorise l’illimitation des désirs et leur satisfaction immédiate, qui dicte les conduites alimentaires.

Ainsi la montée des déséquilibres alimentaires et la panne des savoir s’alimenter semblent être des conséquences difficilement réversibles de l’industrialisation et de la technicisation de l’agriculture. Seule une désindustrialisation de l’agriculture permettra d’établir un rapport plus sain à l’alimentation.

 

Note de renvoi

[1] http://www.jckaufmann.fr/liste-complete-des-publications/