Introduction aux 6èmes assises de Technologos
Par Hélène Tordjman
Où en est l’agriculture aujourd’hui ? Qu’est-ce que cela laisse entrevoir de nos rapports à la nature ? Où pourrait-on aller si on se décidait à faire un pas de côté ? Comment ? Ces sixièmes Assises de Technologos tenteront de donner des éléments de réponse à ces questions.
Mais d’abord, un constat, plutôt sombre malheureusement :
- La catastrophe écologique est inévitable, à moins d’un changement de cap rapide et radical. Comme le rappelle encore l’appel de 15000 scientifiques en novembre 2017, depuis le premier sommet de la Terre (Rio 1992), les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter, la déforestation de s’accroitre, les ressources en eau potable diminuent, l’érosion de la biodiversité s’accélère. Dans le même temps, la population mondiale continue d’augmenter. Comme ils le disent « nous sommes en route de collision ».
L’agriculture est partiellement responsable de cet état de fait, plus précisément l’agriculture industrielle. A côté de cette dernière survit l’agriculture familiale ou vivrière, qui produit ¾ de la nourriture mondiale sur seulement ¼ des terres cultivées, mais elle est attaquée de toutes parts. - L’agriculture est un système intégré, interdépendant, d’où le terme de système agraire. Ce dernier comprend les variétés végétales et les pratiques culturales associées, les outils et techniques, les savoirs, souvent locaux, qui les soutiennent. Il recouvre aussi le statut juridique de la terre, et l’organisation sociale de la production et de la consommation. Ainsi, cultiver des variétés-population de manière industrielle est impossible, et des OGM en bio n’a pas de sens. Autrement dit, la technique n’est pas neutre, tout ne dépend pas de ce que l’on en fait, contrairement à ce que dit le lieu commun habituel.
- L’agriculture industrielle est un système agraire artificiel et standardisé, le même sous toutes les latitudes et quelque soient les cultures. Elle repose sur des variétés végétales dites modernes, adaptées à la mécanisation et à la chimie lourde. La révolution technologique en cours (la convergence NBIC) fait évoluer l’agriculture vers encore plus de technicité :
* La mécanisation devient « connectée » : robotisation et Big Data, nano-capteurs dans les champs…
* Les variétés végétales étaient Roundup Ready, elles seront Climate Ready, bricolées grâce aux techniques de la biologie de synthèse.
* L’appel à la chimie est plus fort que jamais : les consommations de pesticides et d’engrais de synthèse sont en hausse continue, le glyphosate et les néonicotinoïdes ne sont toujours pas interdits (parmi bien d’autres). - Les nuisances de ce système sont bien connues : pollution des sols et de l’eau ; perte de biodiversité sauvage et cultivée ; émissions de gaz à effet de serre (20% du total) ; appauvrissement des sols ; toute puissance de l’oligopole de l’agrochimie ; exode rural et disparition des paysans ; maladies engendrées par la production et la consommation d’une nourriture empoisonnée.
- Au Nord comme au Sud, les gens résistent. Il y a de nombreux mouvements paysans et de la société civile, des ONG, des juristes et des scientifiques, de la Via Campesina aux luttes anti-OGM, du mouvement Slow Food au Tribunal Monsanto. Il existe aussi de multiples expérimentations locales de par le monde, appuyées sur des techniques plus douces (conviviales dirait Ivan Illich), des circuits courts (comme les AMAP), des semences paysannes, des pratiques culturales fondées sur l’agro-écologie et/ou la permaculture. On y reviendra dans la troisième session.
Ces résistances, combats et expérimentations butent cependant sur deux obstacles majeurs.
Le premier est celui du déni, de la difficulté de penser la catastrophe, de l’aveuglement au désastre. Ce déni a (au moins) trois causes.
- Tout d’abord, l’idéologie du progrès, la croyance que des solutions scientifiques et techniques résoudront tous les problèmes. Cet optimisme technologique n’aide pas à prendre la mesure de la dégradation de la planète. Il est encore renforcé par la disparition de tout projet collectif politique, le seul horizon de nos sociétés étant l’amélioration du bien-être matériel par encore plus de moyens techniques.
- Ensuite, le langage même se dérobe, il est saturé d’euphémismes, de sigles, d’expressions toutes faites produisant des inversions de sens (comme l’avait bien analysé Georges Orwell). Cela gèle la pensée. Exemples : « biocarburants », « chimie verte », « le vivant humain et non-humain ». Dans ce dernier cas, « le vivant » s’oppose à l’infinie diversité de la vie. C’est une catégorie désincarnée, sans aucun rapport avec l’expérience sensible. Nous aurions d’ailleurs du éviter de l’utiliser dans le titre de ces Assises… De plus, la distinction humain/non-humain perpétue le dualisme qui remonte au moins à Descartes et à son « homme, maître et possesseur de la nature ».
- De manière plus générale, c’est la vision des rapports entre les êtres humains et la nature depuis le 16ème siècle et la modernité occidentale (depuis 2000 ans et la chrétienté ? depuis 2500 ans et la Grèce classique ?) qui est en cause. L’homme trône au-dessus des autres formes de vie. Cette vision anthropocentrée s’approfondit avec la pensée utilitariste et la domination d’une rationalité purement instrumentale. Mes collègues économistes ont là une lourde part de responsabilité…
Pour toutes ces raisons, faire bouger les choses nécessite une vigilance par rapport au langage, et une remise en question de certaines des catégories de pensée qui fondent notre modernité et dont nous sommes imprégnés. Ce n’est pas facile.
Le deuxième obstacle au changement est plus directement matériel et concerne l’état des rapports de force en présence. Le pouvoir du capital conduit les citoyens à l’impuissance.
- La concentration du capital s’accroit dans tous les secteurs, les grandes firmes n’ont jamais eu autant de pouvoir. Par exemple, les capitalisations boursières d’Amazon et d’Apple viennent d’atteindre, pour chacune, 1000 milliards de dollars (le PIB de la France est un peu supérieur à 2000 milliards d’euros…). Il en va de même dans l’agriculture, où quelques firmes transnationales tentent de mettre la main sur l’ensemble de la chaîne alimentaire.
En amont, les secteurs des semences et des produits dits « phytosanitaires » étaient dominés jusqu’en 2015 par les Big Six : Monsanto, DuPont, Dow, Bayer, BASF et Syngenta. En 2011 déjà, le chiffre d’affaire des quatre plus grandes représentait 60% du total de ces secteurs. Depuis, les choses se sont aggravées, puisque DuPont et Dow ont fusionné en décembre 2015, et Bayer vient de racheter Monsanto (2018). Les Big Six sont désormais les Big Four. Il faut noter que ces chiffres sont difficiles à établir, vu le nombre de fusions et acquisitions continues. L’association ETC Group fait un gros travail de ce point de vue.
Pour les races d’animaux domestiques, c’est encore pire : deux ou trois firmes contrôlent entre 90 et 99% des « ressources génétiques » des animaux d’élevage : EW Group, Hendrix Genetics, Tyson et Groupe Grimaud, selon les espèces.
Concernant l’aval, c’est-à-dire le commerce et la distribution des produits agricoles, c’est la même chose : Archer Daniel Midlands, Bunge, Cargill, Dreyfus (ABCD) dominent les marchés (par exemple 80% du commerce mondial de céréales).
Autant pour la « concurrence libre et non-faussée » chère à l’OMC et à la Commission Européenne… - La puissance économique et financière de ces groupes leur donne une puissance politique et juridique. L’exemple emblématique est celui de Monsanto et de l’acceptation légale des OGM. Depuis plusieurs décennies, ces firmes ont œuvré auprès des Etats et des institutions internationales pour permettre l’appropriation privative des « ressources génétiques », avec succès. Le paysage de la propriété intellectuelle en a été bouleversé. Aujourd’hui, plusieurs millions de séquences génétiques sont sous brevets, grâce au soutien actif des Etats, de l’OMC et de ses tribunaux arbitraux.
Leur force de frappe juridique s’exprime aussi par leur capacité à bloquer les lois qui les embêtent (le pouvoir des lobbies, exemple du glyphosate) et faire taire les gens qui les embêtent, opposants et lanceurs d’alerte, par des « procédures baillon » (e.g. l’agressivité de Monsanto).
Pour résumer, le rapport de force n’est clairement pas en faveur des paysans et de la société civile.
Il y a quand même quelques petites raisons d’espérer (« le pessimisme de l’intelligence, l’optimisme de la volonté » disait Gramsci).
- A court terme, des batailles juridiques peuvent quelquefois être gagnées. Une décision récente de la Cour de justice de l’Union européenne (juillet 2018) sur les « OGM cachés » a donné raison aux opposants (dont certains sont ici, bravo à eux !). De même, un jardinier américain malade du glyphosate a gagné son procès en première instance contre Monsanto.
- A plus long terme, il y a quelques lueurs aussi. Les défenseurs de l’agro-écologie sont de plus en plus nombreux et écoutés, même à la FAO. Des initiatives et expérimentations locales éclosent partout.
- En termes d’action politique, le problème est celui de la structuration de ces luttes : face au rouleau compresseur du capitalisme industriel, les solutions purement individuelles ne feront pas le poids…
Ces Assises se dérouleront en trois temps.
Le premier sera celui du constat, des grandes évolutions de l’agriculture contemporaine. Ce ne sera pas exhaustif, mais plusieurs dimensions importantes seront analysées. Le deuxième temps permettra de prendre un peu de recul, d’analyser la crise de l’agriculture dans ses dimensions historiques, sociologiques, anthropologiques. Enfin, le troisième temps sera celui de la discussion des alternatives, avec des agronomes et des paysans.
En vous souhaitant une bonne conférence.