L’agroécologie pour nourrir correctement et durablement la planète
Par Marc Dufumier
Retranscription
Une question encore très actuelle
La question à laquelle on est confronté est : est-ce que l'on pourra nourrir correctement, durablement l'humanité tout entière sans faire des laissés-pour-compte – pas de faim, pas de malnutrition, ni dans les pays du Sud, ni chez nos SDF – et faire que tout le monde puisse avoir accès à une alimentation saine ? J'imagine que le fipronil dans les œufs, les antibiotiques dans la viande, les hormones dans le lait, les perturbateurs endocriniens dans les fruits et légumes, vous n'en voulez plus. Vous souhaitez une alimentation saine, c'est évident, et une alimentation équilibrée dans chacun de nos repas : les calories, les protéines, les vitamines, les minéraux, les fibres, les antioxydants, etc. Mais c'est aussi des ingrédients alimentaires de qualité. Si l'espérance de vie s'est accrue en France, c'est largement lié à une plus grande qualité sanitaire des aliments par rapport à l'après-Seconde Guerre mondiale. On pense listériose, salmonellose, etc. Il faut aussi être vigilant. Je suis un grand défenseur des fromages au lait cru, et ce n'est pas la pasteurisation qui serait la solution de tout. Mais, sur ces questions-là, cela a beaucoup progressé.
Maintenant, là où les inquiétudes sont très fortes, où il faut trouver une solution et il y a urgence, c'est le développement des antibiorésistances. A force d'ingurgiter des antibiotiques qui sont dans la viande, lorsqu'un médecin nous prescrit un antibiotique, il n'a plus d'effet. Il faut mettre fin à cette situation tout de suite ; il ne faut plus qu'il y ait d'antibiotiques dans la viande. Plus grave encore, et plus difficile à expliquer, c'est que la jeune génération a été exposée – depuis l'évolution du fœtus jusqu'à la fin de la croissance – à des perturbateurs endocriniens, du fait de la présence de résidus des pesticides dans l'alimentation, et parfois dans l'eau du robinet. A cette jeune génération qui a été exposée, même à faibles doses mais de façon prolongée – et c'est bien cela le problème –, on lui prête une espérance de vie « en bonne santé » inférieure de dix ans à celle des gens de ma génération.
Dans toutes mes conférences publiques, il y a toujours quelqu'un qui me dit que ce que je dis n'est pas avéré. Et je réponds qu'il a raison dans l'absolu, dans le sens où les scientifiques disent que ce n’est pas statistiquement avéré. Mais cela n’est pas moins scientifiquement démontré. L'espérance de vie en bonne santé, c'est une vie sans Alzheimer, sans Parkinson, sans maladies neurodégénératives, sans cancer du sein, de la prostate, sans lymphome, sans leucémie ou cancer hormono-dépendant. La prédiction d'une espérance de vie inférieure de dix ans pour la jeune génération ne sera « statistiquement avérée » que dans soixante ans, en montrant que tous ces symptômes sont apparus statistiquement dix ans auparavant dans leur vie, par rapport à ceux qui n'auraient pas été exposés. Quand je dis : « le glyphosate, cancérigène probable », on me dit : « probable, mais pas avéré ». Que l'AMPA (acide aminométhylphosphonique), le produit décomposé du glyphosate, soit cancérigène, c'est démontré. Ceux qui connaissent les molécules, les glandes endocrines et la thyroïde en particulier, la physiologie du corps humain, sont en mesure de nous démontrer que le dysfonctionnement des glandes endocrines va aboutir à des maladies du vieillissement plus précoces. Avez-vous envie d'attendre soixante ans avant de chercher une solution à ce problème ? Réponse : non. Il faut d’ores et déjà appliquer le principe de précaution et trouver des alternatives à l’emploi des pesticides.
Les enjeux
Et si on pouvait aussi pratiquer une agriculture plus « durable », sans espèce invasive, sans surmortalité des abeilles, sans atrazine dans l'eau du robinet, sans pollution de l’air, sans érosion des sols, sans perte de biodiversité, sans de fortes émissions de gaz à effet de serre,... Ce serait bien mieux ! Tels sont bien les enjeux et vous les connaissez.
Mais y- a-t-il une ou des solutions ? La réponse est catégorique : OUI. On peut nourrir correctement et « durablement » bien plus que dix milliards d'habitants avec une agriculture hypermoderne, hyper-novatrice : c'est pratiquement possible en s'inspirant d'une discipline scientifique qui s'appelle agro-écologie et peut nous montrer comment procéder pour nourrir correctement et « durablement » l'humanité tout entière. Mais au-delà des principes généraux de cette discipline scientifique que je vais évoquer avec vous, il nous faudra ne pas oublier que pour leur application, il sera à chaque fois nécessaire de bien comprendre et prendre en compte les conditions écologiques et socio-économiques locales. Ce qui suppose une multitude de recherches et d'innovations menées le plus souvent par les paysans eux-mêmes, – ce qui n’exclue évidemment pas que les scientifiques puissent y participer – pour trouver les pratiques agricoles les plus à même de répondre à tous ces enjeux.
L'agro-écologie scientifique
Si on en parle de l’agro-écologie en tant que discipline scientifique, il s’agit d’étudier et de rendre intelligible le fonctionnement et la complexité des écosystèmes agricoles (agroécosystèmes) aménagés et remaniés quotidiennement par les agriculteurs. S’il est vrai que certains de ces agroécosystèmes se sont avérés productifs sans provoquer de pollutions majeures ni mettre en péril leurs potentialités pour les générations futures, il n’en reste pas moins qu’en simplifiant exagérément les agroécosystèmes, le risque est de gravement les fragiliser. L’agro-écologie a précisément pour objectif de rendre cela intelligible pour que les agriculteurs, lorsqu'ils les aménagent, ne commettent pas de dégâts et nous fournissent une alimentation saine. L'agro-écologie, c'est rendre intelligible le fonctionnement et l’évolution probable de ces agrosystèmes. Mais c'est aussi reconnaître que l'objet de travail des agriculteurs, ce n'est pas la terre, ce n'est pas la plante ou le troupeau pris séparément, mais à chaque fois un « agroécosystème » d’une incroyable complexité, et que toute technique agricole, un travail du sol, un traitement pour la protection des cultures, un pâturage par les animaux… a une incidence sur l'ensemble aménagé par les agriculteurs.
Première bonne nouvelle : dans l'histoire de l'humanité, il fut des moments où on a su aménager des agroécosystèmes à la fois productifs et durables. Un beau bocage, que ce soit dans l’Avesnois, en Bretagne ou en Normandie, cela n'a rien de naturel. On n'aurait pas aménagé ces bocages, cela serait de la lande ou de la forêt. Mais les bocages ont permis l'émergence d'une nouvelle biodiversité domestique et sauvage, et c'était productif et durable. La première fois que je suis parti à l'étranger en tant que jeune agronome, je devais enseigner la riziculture améliorée à Madagascar. On m'avait enseigné que l'on plantait du riz puis qu'on le transplantait dans une rizière dans laquelle il y avait une nappe d'eau. Lorsque je suis arrivé, j'ai vu qu'il y avait aussi des poissons, des grenouilles, des escargots et des canards. Et ces canards picoraient ce qu'on appelait les « mauvaises herbes » ou adventices. Il m'a fallu comprendre que la rizière c'est un agroécosystème d'une incroyable complexité, qui n'est plus le marais d'autrefois. Cela n'a rien de naturel car c'est aménagé, tout en pouvant être le lieu d’agriculture biologique et hautement productive. Si l'Asie est extrêmement peuplée aujourd'hui, c'est que très tôt des humains ont inventé et mis en place cela.
C'est comme cela qu'il faut maintenant travailler, mettre en place des agroécosystèmes qui soient à la fois productifs et durables, fournissant une alimentation saine...
Maximiser la couverture végétale de nos sols pour les besoins de la photosynthèse
On a besoin de trouver quotidiennement dans notre la nourriture de l’'énergie, des protéines, des minéraux, des vitamines, des fibres, des antioxydants, et si possible à chacun de nos repas. Mais la toute première nécessité, c'est l'énergie. On a besoin au moins de 2 200 calories pour ne pas avoir faim. Et il y a 820 millions de personnes – chiffre FAO – qui n'ont pas tous les jours ces 2 200 calories. La faim tenaille et elles n'ont pas assez d'énergie pour aller la dépenser au travail, dans les déplacements ou dans les loisirs. Si on n'a pas ingurgité avant de l'énergie, on ne peut pas la dépenser ensuite tous les jours. La première bonne nouvelle, c'est que cette énergie que l'on trouve dans l'alimentation vient de l'énergie solaire interceptée par la plante. Les rayons du soleil sont interceptés par ses feuilles vertes et la photosynthèse contribue ensuite à transformer l'énergie solaire en énergie alimentaire. La bonne nouvelle, c'est qu'il n'y a pas de pénurie annoncée de rayonnement solaire avant un milliard et demi d'années. Donc il nous faut faire un usage intensif de ce qui ne nous coûte rien et est renouvelable : les rayons du soleil.
Le premier principe de l'agriculture qui va s'inspirer de l'agro-écologie scientifique, c'est de maximiser la couverture végétale des sols. Pas un rayon de soleil ne doit tomber à terre, sur un parking de grande surface ou d'aéroport de NDDL. Même dans les parcelles, les rayons du soleil ne doivent plus tomber à terre entre les rangées de céréales. Dans la Brie, il y a des agriculteurs qui sèment des graines de lentillons entre les rangées de blé ; les rayons de soleil qui ne sont pas interceptée par les feuilles de blé peuvent ainsi tomber sur celles des lentillons. On appelle cela une association de cultures. En Bretagne, on va remettre des prairies à pâturer plutôt que de semer du maïs destiné à l’ensilage, parce qu'entre les rangées de maïs, la terre reste bêtement à nue. Appliquons ce premier principe d'une couverture végétale maximale et en toute saison : hiver – même si sous la neige la photosynthèse n'a pas lieu –, printemps, été, automne ; sous les tropiques : saison des pluies et saison sèche. Si on pouvait encore en saison sèche avoir des feuilles vertes capables d'intercepter les rayons du soleil et produire des aliments, ça serait génial. Mais il y a des endroits où c'est effectivement possible, y compris au Mali, au Niger, dans des régions où l'on a très faim, mais où il est possible de cultiver du mil ou du sorgho sous parc arboré.
Mais il faut que les feuilles soient vertes. Car l'énergie de notre alimentation que l'on appelle sucre, que l'on appelle huile ou lipide, ce sont des hydrates de carbone. Et le carbone, la plante le trouve dans le gaz carbonique de l'atmosphère. Avec ce carbone, la plante va fabriquer du sucre, de l'amidon, des huiles, et peut-être aussi de la paille et des restes de racines. Et si c'est bien décomposé, cela fabriquera de l'humus et on séquestrera du carbone dans les sols. En captant ce gaz, la plante libère aussi de l'oxygène – ce qui est bon pour nos poumons. Donc, la deuxième bonne nouvelle, c’est qu’il n’est pas annoncé de pénurie de gaz carbonique dans l'atmosphère pour les besoins de la photosynthèse ! Il y en a même beaucoup trop ; c'est un gaz à effet de serre. Les agriculteurs peuvent donc en faire un usage le plus intensif possible, de façon à pouvoir aussi atténuer le dérèglement climatique. Alors oui, je suis pour cette forme d’agriculture intensive qui fait un usage intensif de l’énergie solaire renouvelable et du gaz carbonique pléthorique, pour fixer et séquestrer du carbone dans les sols et fournir de l'énergie alimentaire pour tout le monde.
Gérer au mieux l’infiltration des eaux de pluie dans les sols
Mais la difficulté c'est que, pour que la plante intercepte le gaz carbonique, il faut qu'il entre à l'intérieur. Et le gaz carbonique entre dans la plante par des petits trous, ceux par lesquels elle transpire. Plus il faut chaud et sec, plus il y a du vent et plus on transpire ; la plante aussi. Nous, il nous faut boire au plus vite pour ne pas nous déshydrater. Mais la plante elle a quelque chose que nous n'avons pas : si elle manque d'eau dans le sol, elle peut momentanément arrêter de transpirer, résister au stress hydrique, et elle ferme les orifices par lesquels elle transpire. Mais de ce fait elle ferme les orifices avec lesquels elle était capable de fixer le gaz carbonique. Et donc le problème est là : si on veut la couverture végétale totale possible, qu'elle puisse transpirer le plus longtemps possible, notamment au mois d'août, il faut emmagasiner le maximum d’eau dans le sol. Et la vraie difficulté, surtout dans le contexte du réchauffement global et du dérèglement climatique, c'est la gestion de l'eau. Cela concerne toutes les régions du monde, sachant que le climat va devenir de plus en plus aléatoire, avec des sécheresses et des inondations plus fréquentes et plus prononcées. Ce n'est pas une distribution de l'eau sympathique que cette dérégulation. Ainsi la règle générale que l'on va énoncer, et d'appliquer en fonction de considérations locales, c'est de bien gérer l'eau qui nous est donnée gratuitement, celle de la pluie. Emmagasiner toute l'eau de pluie dans les sols, rien ne doit ruisseler. Si l'eau de pluie doit rejoindre les rivières et l'eau de la mer, ce ne devra être qu'après avoir traversé le sol. Mais emmagasiner l'eau dans le sol, c'est faire en sorte qu'elle s'infiltre et ne ruisselle plus à leur surface. On va donc remettre des haies et assurer une couverture végétale maximale. Car, dans ce cas, le petit filet d'eau, avant de prendre du poids ou de la vitesse, il va être arrêté par une racine, par une feuille, par un ver de terre.
Pour que l'eau s'infiltre dans le sol, on dit qu'il faut qu'il soit poreux. On m’avait enseigné le labour, mais maintenant on découvre qu'un excès de travail du sol, cela aère le sol, et cela oxyde exagérément le carbone de son humus, qui retourne en gaz carbonique à effet de serre. On va plutôt aujourd'hui vers des techniques culturales simplifiées, avec si possible zéro labour, avec un minimum de travail du sol, mais pas au-delà de ce qui est nécessaire pour que la matière organique, l'humus, se minéralise lentement et non pas exagérément. Mais il faut que le sol soit poreux, et si on ne le travaille pas, comment faire ? On va faire confiance aux vers de terre, aux collemboles, à la biologie des sols, à la condition que l'on ne répande pas trop de pesticides qui pourraient les détruire tout de suite. Cela va tendre à faire du bio. On va faire confiance à la biologie des sols, et cela devient très savant, afin que le sol soit poreux et permette les infiltrations : les vers de terre sont capables de creuser des galeries.
Vous voulez que l'eau qui s'est infiltrée reste à disposition des racines le plus longtemps possible, et que seul le surplus aille rejoindre la nappe phréatique ? Ce qui retient l'eau, c'est l'argile et l'humus. On ne peut pas enrichir un sol en argile – un sol sableux restera toujours un sol sableux –, mais on peut l'enrichir en humus. Et l'humus, c'est beaucoup de carbone, 50 % ; c'est le carbone du gaz carbonique que la plante a intercepté pour fabriquer de la paille, des racines, et quand après récolte tout cela se décompose, cela fabrique de l'humus. Sauf que le microbe qui commence à décomposer la paille ou les racines, s'il ne dispose pas à ce moment précis d’un peu d'azote, il ne fait pas son job. Alors le carbone de la paille repartira au stade de gaz carbonique.
La fixation biologique de l’azote pour nos protéines
Ainsi a-t-on besoin d'azote dans l'agriculture, pas seulement pour l’humus, mais surtout pour fabriquer des protéines – la deuxième nécessité dans notre alimentation. Les protéines, c'est le constituant essentiel de tous les tissus du corps humain, la peau, la chair, le sang, les os, les cheveux, les ongles. Et on est obligé de les renouveler parce que notre corps s'use : on pèle, on se ronge les ongles, on se coupe les cheveux, on urine, on évacue ainsi de l’azote tous les jours Il nous faut donc renouveler quotidiennement les protéines du corps humain. Les protéines ce sont des hydrates de carbone auquel s’ajoutent des atomes d'azote. Troisième bonne nouvelle : où trouve-t-on l'azote ? Dans l'air pour 79 %. Et y a-t-il pénurie dans les siècles qui viennent ? Non.
On va donc faire un usage intensif de l'azote de l'air pour fabriquer nos protéines. La difficulté, c'est que rajouter de l'azote sur un hydrate de carbone, c'est coûteux en énergie. Il y a, en France et ailleurs, deux méthodes pour avoir des protéines dans les végétaux. On peut apporter des engrais de synthèse, de l'urée, de l'ammonitrate ou du sulfate d'ammonium fabriqués en France avec du gaz naturel russe, norvégien : des énergies fossiles ! Ce sont de plus des engrais de synthèse très émetteurs de proto-oxyde d'azote, avec une très forte contribution au réchauffement climatique : c’est donc une solution désuète, dépassée et qu'il nous faut oublier au plus vite. Ce ne sont pas les engrais de synthèse qui vont nous ravitailler en protéines. Alors comment faire ? Tous les agriculteurs du monde le savent : il y a des plantes que l'on appelle des légumineuses qui sont capables de produire des protéines en fixant l’azote de l’air. Ce sont des microbes qui les aident à faire cela : intercepter l'azote de l'air et le fixer sur les hydrates de carbone de la plante pour fabriquer les premiers éléments de la protéine que l'on appelle acides aminés. Si vous voulez nourrir des vaches, vous leur donnez de la luzerne, du trèfle, du sainfoin, de lotier, etc. Pour les cochons, c'est le lupin, plante fourragère, la féverole, le soja. Si vous voulez nourrir des humains directement, il est recommandé de manger moins d'acides gras saturés, moins de viande rouge, mais plutôt des légumes secs, plus riches en fibres, occasionnant moins de cancers du côlon. Vous consommerez alors des fèves, des pois chiches, des haricots, des petits pois, des lentilles... Dans aucun pays on n'en manque : arachide au Sénégal, pois d’Angole en Haïti et au Congo, niébé au Burkina Faso, pois bambara au mali… Dans tous les pays du monde, il y a des légumineuses qui sont capables d'intercepter l'azote de l'air et, avec l'énergie de la photosynthèse de la plante, de fabriquer des protéines.
Après la récolte, il reste des résidus comme les racines, qui sont riches en azote et fertiliseront la future plante qui, l'année d'après, suivra dans la rotation. C'est le principe général, et selon les lieux on verra comment faire. Quand je vous disais que dans la Brie j'ai rencontré des gens qui semaient des lentillons entre leurs rangées de blé... Après la récolte du blé, le sol, avec la paille et les racines, est riche en carbone. Le lentillon étant une légumineuse riche en azote, le microbe qui va commencer à décomposer la paille va trouver aussi, juste à côté, l'azote du lentillon. Ainsi les microbes vont pouvoir fabriquer de l'humus sans qu'on ait besoin de mettre du fumier – et il faut reconnaître que je suis un fervent défenseur du fumier. Parce que le fumier, c'est le carbone de la paille que l’on associe à l'azote de l'urine.
Réassocier agriculture et élevage
Si en Bretagne on parvenait à élever les cochons sur la paille et non pas sur le béton, l'urine ne deviendrait pas du lisier pour fertiliser les algues vertes du littoral. Si l'urine riche en azote rejoignait la paille pour fabriquer du fumier, et si le fumier servait à la fertilisation des sols, on aurait alors de l'humus... Sauf qu'il faudrait que les animaux soient élevés sur la paille, et non plus sur caillebotis. Dans la région parisienne où il n'y a plus d'élevage, et donc pas d'azote d'urine, on utilise l'azote de l'urée, et donc on importe du gaz naturel russe. Ne me dites pas alors que c'est un circuit court, dans ce cas. En Bretagne, l'azote de l'urine des cochons, c'est de l'azote du Brésil qui a été fixé dans une légumineuse que l'on appelle soja, et ce soja, on l'a donné à ces animaux en surnombre pour qu’à la fin, avec leur urine, ils fertilisent des algues vertes. Face à cela, on doit associer étroitement agriculture et élevage, et retrouver en France une plus grande autonomie, voire une indépendance en protéines végétales – car deux tiers de nos protéines sont actuellement importées des Amériques, Brésil, Argentine et Etats-Unis. Mais pourquoi en France on ne produit pas de la luzerne pour nourrir toutes nos vaches, de l'azote français pour nos cochons ? Lorsque je suis au Brésil et que je fais la même provocation en disant : "En France on devrait mettre des droits d'importation pour interdire le soja transgénique", il y a toujours quelqu'un qui me dit : "Avec le libre-échange, le Brésil est concurrentiel pour faire du soja ; vous, en France, c'est pour faire du champagne. Et avec le libre-échange, chacun se spécialise vers des produits pour lesquels il dispose d’avantages compétitifs, c'est gagnant - gagnant, Ricardo le disait déjà"... et que je suis désuet. Sauf que, lorsque le débat le permet, les autres Brésiliens me disent qu'ils ne sont pas fiers de nourrir les cochons français. "Avec notre soja, on nourrit vos vaches, vos cochons. Nous, on préférerait que notre soja nourrisse des Brésiliens." Il faut savoir que les gens qui ont faim au Brésil, ils sont dans des bidonvilles, dans les favelas. Ces gens qui désherbaient le soja ont été remplacés par un désherbant – le glyphosate. Ils ont perdu leur emploi, vivent dans les bidonvilles. Ils n'ont pas de revenu et ne peuvent même pas acheter un soja qui est produit chez eux, alors qu'il est acheté par nos usines comme aliments du bétail. Nos cochons doivent être nourris par des protéines françaises et les Brésiliens manger leurs protéines brésiliennes. Et ainsi en circuit court, on va pouvoir associer le circuit du carbone avec l'azote des légumineuses, et ainsi toutes les régions et tous les pays du monde retrouveront leur autonomie alimentaire avec des assolements et des rotations diversifiés.
Où trouver les minéraux ?
On a besoin de calcium pour les os et de phosphore, de potassium, d'oligoéléments ; et cela on le prend dans le sol. Mais plus on en prend dans le sol, plus il faut en remettre. Avec le calcium et les falaises calcaires, il n'y a pas de problème, pas de pénurie annoncée. Mais, là où il y a une vraie inquiétude avec « la finitude », c'est les phosphates. D'ici deux ou trois décennies, les mines de phosphate seront en voie d’épuisement et le coût d'exploration et d'exploitation de nouvelles mines deviendra exorbitant. Déjà le prix des engrais phosphatés, qu'ils soient naturels ou de synthèse, est élevé, et les pays qui ont des mines de phosphate font payer très cher cette perspective de pénurie. Quelles solutions ? D'abord, ne pas gaspiller. S’il y a du phosphate dans nos urines et celles des animaux, on doit les récupérer. Pour les animaux, c'est simple : c'est le fumier que l'on remet dans le sol – et on ne fertilisera pas les algues vertes, ni avec l'azote ni avec le phosphate. Les effluents humains, c'est-à-dire les boues d'épuration, pourraient être d'excellents fertilisants si on pouvait s'assurer qu'il n'y ait pas de cadmium, de plomb ou de mercure. Mais si nos eaux usées sont mélangées avec les eaux industrielles contenant des métaux lourds, je ne les recommande pas. Oui, il y a des latrines sèches, mais lorsque je plaide pour cette technique – chacun ses latrines sèches – les gens me regardent avec des yeux un peu bizarres. Il ne faut plus mettre de phosphates dans les lessives. Mais l'agriculture est aussi très concernée. Où pourrait-on trouver du phosphore ailleurs que dans les mines ? On pourrait être optimiste sur la quantité de phosphore disponible – et on pourra alors nourrir beaucoup de gens – sauf que c'est à faible dose dans la roche mère, entre nous et le magma. Il y a des kilomètres de roche et de granit, de gneiss, de schiste, dans lesquels il y a tous ces éléments minéraux nécessaires – disponible une fois la roche altérée. Sauf que c'est à faible dose, notamment pour le phosphore. Réduire cette roche mère en poudre fine, pour que la plante puisse intercepter le phosphore, le rendre soluble... tant que l'on dépend de l'énergie fossile, il faut oublier cette approche. Mais si vous avez des arbres avec des racines capables d’aller en profondeur dans le sous-sol, au contact de la roche mère altérée, ils peuvent alors intercepter tous les jours les éléments minéraux ainsi libérés. Les arbres vont aller les chercher en profondeur, cela va remonter avec la sève, cela va aller dans la feuille qui tombera à terre et fertilisera ainsi la couche arable. Oui, on va remettre des haies en bordure des parcelles et des pommiers dans les prairies. Par exemple, du côté de Montpellier il y a du blé dur cultivé sous des noyers. Pour l'agriculture moderne de demain, on parle d'agroforesterie, de culture sous parc arboré, de ré-embocagement, de pré-vergers, de pré-bois. Et avec ces arbres on va remonter ces éléments minéraux qui fertiliseront la couche arable au lieu de rejoindre la mer.
Demain
Je pense aussi aux principaux progrès de l'agriculture inspirés de l'agro-écologie de demain, tel le champignon mycorhisien qui utilise l'énergie de la photosynthèse de l'arbre ou de la plante annuelle. Ce champignon développe un mycélium – une espèce de moisi extrêmement fin. Ces champignons mycorhiziens sont capables d'aller débusquer les éléments minéraux qui sont déjà emmagasinés entre les feuillets d’argile dans la couche arable – autrefois il y avait des forêts dont les feuilles mortes enrichissaient la surface de la terre – mais qui ont été coincés dans les argiles au fil des années, là où la plante ne parvient pas à les retirer. Ces champignons mycorhiziens sont aujourd'hui capables d'aller les débusquer – et comme le microbe précédent qui redonnait des protéines à la légumineuse –, de restituer ces éléments minéraux à la plante. Cette synergie avec la mycorhize sera, dans les années qui viennent, l’une des principales innovations permettant de nourrir correctement l'humanité tout entière. Mais à la condition bien sûr de ne pas épandre de fongicides pour lutter contre les champignons pathogènes. Donc grâce à des techniques inspirées de l'agro-écologie, en ne mettant pas de fongicide pour protéger les plantes des champignons pathogènes, en mettant des haies qui font brise-vent et empêcheront le ruissellement, avec des coccinelles qui neutraliseront les pucerons, des carabes qui s'occuperont des limaces, oui, techniquement on peut nourrir l'humanité tout entière, et correctement.
Lutter contre les envahisseurs
On va s'interdire les fongicides contre les champignons pathogènes, les pesticides contre les insectes nuisibles et autres. Et cette agriculture moderne inspirée de l'agro-écologie, elle va cesser de vouloir éradiquer. On s'interdira tous les produits se terminant par « cides », qui tuent et nous tuent, comme les perturbateurs endocriniens. L'agriculture de demain va devoir vivre avec les ravageurs et vecteurs de maladie... On va par contre essayer d’en minorer la prolifération et les dégâts. Évidemment, il restera des herbes adventices, mais qui peut être hébergeront des coccinelles ou autres choses. On pourra donc ainsi découvrir que ces herbes peuvent être de bonnes herbes. S’il y a des insectes piqueurs-suceurs, sélectionnez plutôt une plante toute velue : l'insecte comme le puceron essaiera de piquer la sève, il n'y parviendra pas et ne transmettra pas de virus. Pour les champignons, on a plus de difficultés, et l'idée c'est d'éviter la prolifération de ces spores en mettant des barrières végétales. Un champignon qui se développerait sur une espèce particulière, pour que les spores n'aillent pas sur une plante de la même espèce, mettez-lui trois barrières végétales. En permaculture, on peut aller jusqu'à dix barrières végétales. Je ne dis pas que l'on peut l'éliminer totalement, mais on minore les dégâts provoqués par un champignon pathogène. Ainsi on évite les fongicides.