TECHNOlogos 6èmes Assises des 21 et 22 septembre 2018 : "Agriculture, technique et vivant"

Voir la vie comme un industriel : modernisations agricoles et biopouvoir aux 19ème et 20ème siècles

Par Christophe Bonneuil

Retranscription

 

On est entre nous. J'ai décidé de présenter des résultats de recherche qui étaient ceux de notre bouquin écrit avec Frédéric Thomas il y a dix ans, Gènes, pouvoirs et profits, et ceux de mon HDR[1] de l'année dernière, à paraître, donc des résultats tout à fait sérieux mais que je vais présenter plus avec les tripes, avec des convictions, pour qu'on puisse avoir des discussions.

On peut avoir plusieurs lectures de la modernisation agricole. Première lecture, c'est une lecture progressiste : c'est une augmentation des rendements, de la productivité horaire, dans une espèce de schéma évolutionniste de l'agriculture par essartage, jusqu'aux différents stades de la motorisation. Ensuite il y aura la robotisation, et les satellites tout en haut dans l'Olympe du progrès agricole.

Et puis il y a une histoire marxiste critique, une histoire critique des modernisations agricoles comme absorption de l'activité agricole et du monde rural dans le capitalisme, avec un accent sur comment les activités de la ferme se retrouvent de plus en plus insérées dans le capitalisme industriel, en amont et en aval. En amont parce que les agriculteurs depuis deux siècles produisent de moins en moins eux-mêmes, dans l'espace social et écologique de la ferme, leurs intrants, de moins en moins leurs semences, leurs fertilisants, leurs sources énergétiques ... Et en aval par ce qui nous arrive à nous en tant que consommateurs : ce ne sont pas les produits bruts qu'on a achetés aux agriculteurs qui leur permettent de capter le maximum de la plus-value lorsqu'ils vendent leurs produits ; ce qu'on achète nous, c'est des produits en grande partie déjà transformés qu'on achète à la grande distribution, qui elle-même les achète à l'industrie agroalimentaire – et au passage c'est eux qui se servent en plus-value – et il n'arrive plus qu'une faible partie de la plus-value à l'agriculteur. Donc c'est toute une analyse de cette intégration de l'agriculture dans l'industrie – avec des termes très savants comme "l'appropriationnisme" et "le substitutionnisme", et un autre terme qui est celui de "la petite production marchande" qui nous vient d'auteurs marxistes des années 1950-1960 – qui dit : ben finalement il y a eu le projet d'industrialiser totalement l'agriculture dans des grandes plantations comme il y en a eu des exemples – et des tentatives ratées à certains autres endroits – comme des plantations de caoutchoucs sur trois mille hectares en Malaisie ou la ferme des mille vaches en France, etc. – mais finalement ça reste un modèle minoritaire, ce n'est pas ce modèle-là qui produit le plus de l'alimentation mondiale. Et en France on a une agriculture familiale mais industrialisée, insérée des deux façons que je vous ai dites dans le capitalisme industriel, c'est ce que ces auteurs appellent la petite production marchande. Et puis on a, dans ce type de production, besoin de beaucoup moins d'agriculteurs, et on passe d'un modèle où les agriculteurs sous la IIIRépublique étaient un stabilisateur social contre la classe ouvrière dangereuse qui avait fait la Commune, donc une sorte d'équilibre social, à, après 1945, une volonté des décideurs de dépasser... On n'a plus besoin d'une couche rurale nombreuse, on a besoin de travailleurs dans les usines et de consommateurs dans les villes, et il va y avoir une grande accélération de l'exode rural, ce qui est bien montré dans le livre récent de Pierre Bitoun. Et puis, dernier acte de ce type d'analyse, c'est de mettre l'accent sur ces processus d'appropriation, de privatisation du vivant, qui se sont joués avec notamment la montée des droits de propriété intellectuelle, notamment dans le cas des semences – je pense au livre un peu classique de Jean-Pierre Berlan et à ses travaux très classiques des années 1980-1990 dans son livre La Guerre au vivant, où il nous raconte comment la semence devient une marchandise, et la critique sous-jacente est une critique de la marchandisation, de l'appropriation privée.

Ce que je vais développer maintenant, c'est une troisième lecture, qui ne veut pas dire que la deuxième est fausse, mais qui vient la compléter. Parce qu'il me semble que dans les deux premières lectures il y a malgré tout le même présupposé : ça provoque des dégâts, il y a un exode rural, un sacrifice des paysans, un mouvement d'intégration dans le capitalisme industriel..., mais quand même globalement ça nourrit le monde, ça a une efficacité productive supérieure. Ça renvoie au marxisme, hein, à une sorte d'adhésion à tout ce qui de l'ordre de l'accroissement des forces productives.

La troisième lecture dont on va pouvoir discuter ici, que je partage avec pas mal de ceux qui sont à la table, avec Pierre, que Jocelyne a développée sur l'animal, c'est une lecture qui est beaucoup plus technocritique, industrielo-critique, voire anti-industrielle, qui ne présuppose pas qu'il y a forcément une efficacité technique supérieure dans la modernisation agricole, voire qui ne suppose pas que c'était l'objectif principal du processus de modernisation. Pour donner un exemple de ça, pour illustrer la différence entre cette troisième lecture que je vous propose et la deuxième, celle de Berlan avec les semences, l'appropriation, etc. : le système que Sarah Vanuxem a appelé la politique cadastrale, on découpe le vivant en morceaux qui sont homogènes et stables, et cela permet des logiques de marque, des logiques d'appropriation par brevets ou par certificats d'obtention végétale, et donc on est dans des logiques de construction de marchandises et d'appropriation du vivant par les firmes. Ce processus est un processus assez long, on l'observe avec une loi américaine qui permet la stabilisation des plantes en 1930, avec les critères justement de distinction qui préfigurent notre DHS[2], mais l'événement, pour moi, historique nouveau et qui nous amène à l'intérêt de cette troisième grille de lecture que je vous propose, c'est que, quatre ans après, il y a une loi allemande sur la semence, qu'on appelle "loi de mise en ordre des semences", qui est en fait notre système de catalogue. On ne se contente pas de breveter le vivant, on est dans une autre logique par laquelle l'Etat, au nom de la modernisation et de l'augmentation de la production comme un bien supérieur du peuple et de la nation, s'arroge le droit de décider quelles semences et quelles variétés sont autorisées dans les paysages et quelles autres doivent disparaître. Une sorte d'eugénisme appliqué au monde végétal qui est dans cette loi allemande de 1934. Les juristes allemands qui commentent cette loi en 1934-1935-1936 disent : notre système est vachement meilleur que le système américain ; les Américains se contentent juste de protéger les industriels innovateurs de semences, nous, on les protège – c'est bien l'exigence de DHS, etc. –, mais on a une exigence supplémentaire, qui est celle de la supériorité agronomique que l'Etat autorise ou n'autorise pas – ce qu'on appelle en France la VATE[3]. Donc il y a un droit de l'Etat à examiner la valeur agronomique, la productivité de ces variétés avant de les mettre sur le marché. Et c'est là qu'on voit qu'on n'est pas uniquement dans une logique d'appropriation et de privatisation, il y a un autre type de logiques qui sont des logiques d'optimisation, dans laquelle on définit un bien supérieur de la nation qui serait de produire plus, et des logiques de gouvernement des sociétés – ce qu'on peut appeler la mise en gouvernement des masses.

Donc voilà, ça c'est l'exemple un peu pour illustrer ce que peut apporter la troisième lecture. Alors qu'est-ce qu'elle fait cette troisième lecture? Elle a un regard plus technocritique, elle va interroger la technique, son efficacité, les imaginaires associés, etc. : l'efficacité, ça veut dire quoi? Comment on la mesure? Quels sont les indicateurs? Si on regarde l'efficacité énergétique, les deux siècles d'industrialisation de l'agriculture ne sont pas si terribles que ça (c'est encore des choses controversées car il y a une publication récente qui dit le contraire). Jusqu'à il n'y a pas longtemps les chiffres que j'avais, c'est dans une étude sur le début du XIXe siècle dans une zone précise de l'Angleterre : pour une calorie de travail investie dans le domaine agricole on récupérait douze calories alimentaires – rendement pas mal, de 12 pour 1 – et aujourd'hui, dans les mesures qui ont été faites au Danemark, en France et aux Etats-Unis, on est à 0,7 pour 1 – donc rendement énergétique négatif. Donc on ne peut pas dire que c'est un progrès fantastique de ce point de vue-là, donc tout dépend de quels indicateurs on choisit.

Deuxième exemple : c'est quoi le progrès génétique dont nous parlent les améliorateurs de plantes? On s'était amusés avec Frédéric Thomas à reprendre une étude de l'INRA qui était là, où ils se sont amusés à cultiver en conditions hauts intrants, c'est-à-dire productivistes, les variétés mises sur le marché depuis les années 1950, et là on voit que plus les variétés sont récentes, plus elles produisent, avec une belle courbe de progrès génétique ; et puis si on les cultive en conditions bio, la courbe est moins élevée, c'est-à-dire que les meilleures variétés, les variétés récentes, sont moins supérieures aux variétés anciennes que quand on les cultive dans les conditions intensives. Et du coup on s'était amusés à ouvrir la boîte noire du progrès génétique en disant : oui, finalement, si on met ici [image] la productivité en conditions très intensives et ici [image]  la productivité en conditions décroissantes et le moins intensives possible, on peut avoir un axe à deux dimensions. La voie productiviste d'amélioration des plantes, elle va viser des gros progrès en conditions intensives mais très peu progresser en conditions extensives, c'est ce qu'on a vécu depuis un siècle en grande partie. On peut imaginer une voie durable qui va viser à ce que ces deux courbes-là aient la même pente,  qu'on fasse autant de progrès en conditions moins intensives, donc qui essaie d'être un compromis entre les deux. On peut imaginer une voie décroissante, que pourraient donner les généticiens sur l'objectif de sélection, de faire plus de progrès en conditions extensives qu'en conditions intensives, pourquoi pas ? Et on peut même se donner une voie traditionaliste dont le but c'est de produire moins et travailler plus pour produire la même quantité. Ce n'est pas totalement anecdotique, c'est une partie de ce qui se fait dans les AOP[4] ou les IGP[5] dans certains cas. Le haricot tarbais, depuis les années 1980, ils ont décidé de choisir des variétés qui se récoltent  à la main et non pas des variétés naines qui se récoltent à la machine ; donc la productivité horaire a diminué, mais c'est un choix d'image, de marketing, qu'ils ont choisi de faire, qui renvoie à un certain contrat social sur le territoire avec des jobs saisonniers pour les étudiants, etc. Donc voilà, la boîte noire du progrès génétique, on peut l'éclater en quatre types de choix qui représentent des valeurs, des contrats sociaux, des idéologies qui sont tout à fait différents.

Donc le premier point finalement de cette troisième lecture, c'est d'ouvrir cette boîte noire des représentations du progrès, quelles sont les idéologies qu'il y a derrière, etc. On peut le faire aussi en interrogeant les représentations du vivant qu'on se fait dans le vivant, dans l'agriculture, depuis un siècle et demi et en regardant à quel point les biologistes les plus fondamentaux qui publient dans les revues d'agriculture, en fait, ont été imprégnés par des cadres de pensée qui sont ceux de la société industrielle avec ses normes d'efficacité, de prédictibilité, etc. Alors il y a une vieille histoire de l'histoire des visions modernes sur le vivant, Bacon qui dit qu'on doit dominer la nature, transformer les plantes, c'est l'ancêtre des OGM, etc. – une vieille histoire qui est de dominer la nature et de lui faire la guerre, depuis Bacon jusqu'aux firmes phytosanitaires actuelles puisque implicitement ils disent qu'il faut gagner la bataille contre les plantes résistantes aux herbicides, donc cet imaginaire de guerre industrielle contre la nature. Mais on peut dire que c'est plutôt dans les deux derniers siècles qu'à cet imaginaire-là s'est ajouté un imaginaire proprement industriel, imprégné des normes de ce que c'est que la bonne production industrielle : la bonne production industrielle, elle doit être abondante, régulière et pas chère – c'est exactement la définition qu'en donne Marcelin Berthelot dans un discours en 1894, où il parle de l'agriculture en l'an 2000 : il n'y aura plus de boue, plus de champs, plus de paysans, tout sera fabriqué dans les usines en quantités inépuisables, tout ça indépendant des saisons ; l'idéal de s'extraire de tout aléa, de toute variation, mais dans un monde totalement prévisible. Ça c'est l'imaginaire qui va arriver, et un des responsables de l'INRA dans les années 1960 ne dit pas autre chose en disant : "Si on veut que l'agriculture subsiste dans le pays, elle ne pourra le faire qu'en s'industrialisant totalement. Qu'elle soit capable de prévoir sans erreurs le tonnage et la qualité"- voilà, "soustraite aux aléas que les variations..." Donc il faut transformer une activité de compagnonnage avec le vivant dans des conditions variables, ce que les Grecs appelaient la métis, en une activité hors sol, parfaitement prévisible. Tout cela vous le connaissez très bien.

L'autre chose que je voudrais ajouter, c'est que ces imaginaires industriels sont liés aux industries fossiles, sont marqués par les conceptions de l'énergie de l'époque. Là, cette citation j'ai dû la prendre dans le livre de Jacqueline Porcher.  André Sanson, Traité de zootechnie de 1907 : en gros, les animaux sont comme les locomotives, c'est des transformateurs d'énergie ; on leur donne la bouffe la moins chère possible pour avoir la matière organique maximale en sortie. La plante, même chose. Ca c'est une citation d'Emile Schribaux, la même année que Sanson : il dit que les plantes sélectionnées, améliorées, c'est des formule 1, c'est "des machines à grand travail, comme les machines perfectionnées de nos manufactures. Elles sont très délicates, perdent en rusticité ce qu'elles gagnent en puissance", donc il leur faut vachement d'eau et d'intrants pour qu'elles donnent le meilleur d'elles-mêmes. La métaphore c'est la machine à vapeur. Donc dans les deux cas, l'animal thermodynamique de Sanson ou la plante perfectionnée de Schribaux, ce sont des machines thermodynamiques.

Ce qui me paraît intéressant dans cette troisième lecture, c'est premièrement qu'elle interroge plus la boîte noire de la technique, deuxièmement qu'elle interroge plus les imaginaires industriels en les questionnant – elle est plus industrielo-critique – et troisièmement elle va interroger beaucoup plus les dimensions politiques qui se jouent dans la modernisation agricole, les enjeux de "mise en gouvernementalité des populations rurales". Ça, ça renvoie à un anthropologue très brillant et proche des pensées anarchistes qui s'appelle James Scott. Dans son livre Seing Like a State, il dit: les Etats modernes en se créant, pour contrôler les sociétés rurales, sont passés par un contrôle de leur environnement, une standardisation des milieux, une homogénéisation des champs, des forêts, des rivières, etc., et aussi les mesures par lesquelles on pèse les animaux, les plantes, les marchandises, et aussi les landes, et aussi les routes, des tas de choses, tout un ensemble d'investissements standardisateurs pour mieux gouverner le monde rural. Et du coup ça nous amène à retravailler les notions de biopouvoir de Foucault, d'eugénisme. Certes dans quelle mesure tous ces investissements standardisateurs qui sont faits dans la sélection animale, dans la sélection végétale, dans la sélection microbienne autour des bières, des levures, etc., ne sont pas que des quêtes d'efficacité, ce sont aussi des tentatives pour rendre les humains plus faciles à gouverner par un Etat central. Ça m'amène à un certain nombre de citations, de modernisateurs comme Dumont qui voulait rendre le progrès obligatoire, jusqu'à un comité d'experts nommés par le gouvernement de gauche juste après 1958 qui considère que les populations rurales, les agriculteurs sont des attardés, avec des mentalités, des comportements indifférents, voire hostiles au changement, qui freinent la modernisation du pays ; c'est de véritables boulets. Et un historien comme Robert Frost, qui a travaillé sur l'histoire de l'énergie et sur les contestations de barrages dans les années 1950, parle d'une guerre culturelle : "un véritable affrontement culturel et politique entre des élites modernisatrices et des sujets qui sont les objets de ce gouvernement modernisateur" avec des projets de faire disparaître les attardés, qui sont parfois dits très explicitement par l'élite modernisatrice en France dans les années 1940-1950.

Je vais vous présenter ce qu'il y a de plus nouveau dans les recherches que j'ai faites il y a à peu près dix ans et en lien avec le réseau Semences paysannes et sa critique des variétés DHS comme une lecture très standardisatrice du vivant qui ne correspond pas à l'évolutivité du vivant et des pratiques des petits agriculteurs. Je me dis : mais pourquoi  le généticien est obsédé par la pureté, par les DHS, et j'ai fait une anthropologie historique de cette quête de pureté dans la nouvelle science moderne qu'était la génétique au début du XIXe siècle. Et je suis tombé sur l'inventeur de la notion de "lignées pures" avec un texte très important en 1903, qui s'appelle Johannssen, qui est l'inventeur du mot gène également. Il se trouve que ce monsieur dans sa jeunesse, quinze ans plus tôt, était laborantin dans le laboratoire industriel de la brasserie Carlsberg, qui était la première brasserie à faire une bière industrielle à partir d'un clone de levure (on fait une culture de levure à partir d'une seule cellule par des techniques d'isolement pasteurien, etc.). C'est dans les années 1880, c'est pile le moment où Johannssen arrive dans le laboratoire, donc il n'a fait que transposer au végétal et à l'animal des normes de standardisation industrielles mises en place dans les brasseries sur la levure. Donc ça c'est un travail déjà plus ancien, je voudrais simplement vous donner quelque chose de nouveau. Alors ces normes de pureté, elles aboutissent à la mise en place de filières extrêmement délégatives, avec en haut des obtenteurs et en bas de simples utilisateurs (ça on en a parlé), à une élimination des variétés de pays, qui nous ont amenés à publier avec Isabelle Goldringer des articles sur la perte de diversité des blés cultivés en France au cours du XXe siècle.

Bon, ça c'est des choses déjà un peu plus anciennes, ce qu'il y a de plus nouveau que j'ai envie de vous montrer, c'est ça: c'est une deuxième façon de voir le vivant comme un industriel au XXe siècle, c'est de le voir comme un système de gènes qui sont indépendants les uns des autres et qui se recombinent. C'est la notion de gènes qui succède à des visions du XIXe siècle plutôt de l'hérédité comme force, comme force historique, comme force d'interaction. Et j'ai montré (mais c'est pas encore publié) qu'on pouvait faire le lien entre ces nouvelles conceptions de l'hérédité comme portée par des particules insécables, autonomes et recombinables, les gènes, et une transformation qui se joue dans le monde industriel et dans le monde de l'organisation du travail de bureau dans les grandes administrations et les grandes entreprises dans les années 1880 à 1910, ce que Chandler a appelé la naissance des grandes firmes, ce qu'une autre historienne de la communication a appelé "la révolution de la communication dans l'entreprise".  C'est le passage où l'on passe, avec une revue qui s'appelle Système, au management systématique, c'est le moment où l'information dans le travail de bureau, qui était au départ portée sur des livres, avec des gens qui tiennent des comptes, des listes de clients, etc. – une information qui est très linéaire, qui n'est pas hypertextuelle –  passe à une information qui est mise sur des fiches, dans des fichiers (des fiches amovibles : on prend une fiche, on peut la déplacer, etc.), une sorte d'organisation beaucoup plus structuraliste et beaucoup plus distribuée de l'information, qui fait que l'information n'est plus détenue par le savoir-faire incorporé d'un salarié, d'un employé de bureau, mais est centralisée dans un fichier central ; et le travailleur de bureau devient quelqu'un d'interchangeable, qui détient beaucoup moins d'informations. Donc c'est un déclassement du contrôle de l'information des salariés vers la direction des entreprises à travers des technologies comme le fichier vertical, la machine à écrire (qui date de cette époque-là), le stencil et le fait qu'en tapant une seule fois on peut imprimer dix fois, donc c'est une sorte de démultiplication. (Images) Voir les bibliothèques avec les premiers fichiers verticaux qui sont dans les salles, avant l'informatique. Ça c'est la bibliothèque de New York (il faut savoir que Dewey, le grand modernisateur des bibliothèques selon ce principe, a travaillé à l'université de Columbia et que les grands généticiens de la drosophile, du groupe des inventeurs de ce concept de gène, étaient aussi à Columbia et allaient tous les jours dans cette librairie).

Donc je me suis amusé à tracer toutes les connexions entre la notion de gène telle qu'elle s'est imposée au XXe siècle et des transformations dans la gestion et la conception de l'information dans les bibliothèques, dans les entreprises, au tournant du XXe siècle. Ça, c'est une des connexions : plus nos généticiens des années 1890-1900 qui travaillent sur des feuilles volantes, sur des fichiers cartonnés, etc. – ça [image]encore, ce sont des exemples de fiches qui sont utilisées dans la recherche en génétique en 1911, ça [image], c'est un article qui fait le lien entre les gènes et les cartes, il y a aussi des analogies avec les boules dans une urne, etc. C'est là où c'est intéressant parce que déjà Darwin supposait que l'hérédité était portée par des particules, qu'il appelait "la théorie pangénétique". Les pangènes étaient de véritables petits organismes qui avaient une vie : ils pouvaient se fatiguer, se multiplier, faire des rencontres, fusionner, enfin, ils avaient une vraie vie, ce qui expliquait pourquoi l'hérédité c'était compliqué. Par exemple, Galton, le cousin de Darwin, qui est l'inventeur de l'eugénisme, se demande pourquoi les génies ont des enfants plus médiocres qu'eux bien souvent – ben les fils de Mozart, on n'en a pas entendu parler. Il écrit tout un bouquin là-dessus, il décrit ça avec la théorie pangénétique de Darwin, il dit : ben oui, les pangènes du génie qui sont exprimés par les parents, qui sont exprimés par Mozart partout dans son corps, dans ses doigts, mais au moment où Mozart se reproduit, les pangènes qui circulent partout dans le corps, ils ont du mal à redescendre, ils sont fatigués, ils ont du mal redescendre dans les organes sexuels, et du coup ils sont fatigués, il y en a moins, etc. C'est comme ça qu'on expliquait avant le mendélisme le fait que les parents ne ressemblent pas à leurs enfants, que les lois de l'hérédité ne s'appliquaient pas. Donc c'est justement ça qui sera complètement gommé après dans les années 1890-1900. On va considérer l'hérédité non pas comme une force historique d'interaction soumise à tous les aléas de la contingence, de l'influence du milieu, de la vie de l'organisme, [mais comme] une structure dure qui est gravée dans le marbre à l'intérieur du corps, à l'intérieur des organes sexuels, à l'intérieur du noyau. L'ADN, le gène, il est coupé du reste de la cellule, il ne subit pas les influences extérieures, il n'y a pas d'hérédité acquise dans la nouvelle conception de l'hérédité, car il est protégé derrière la membrane du noyau – ça c'est même avant le mendélisme, c'est Weismann, cette idée qu'il y a la sphère de l'activité des organismes et il y a la sphère du stockage de l'information dans les noyaux des cellules germinales, deux sphères différentes, de même que dans la grande entreprise il y a le fichier central avec des fiches qui sont différentes de l'activité ordinaire des salariés de l'entreprise. Voyez, ça marche très, très bien. Et ça [image], c'est une fiche, un dessein de chez Dupont où on voit une critique par des syndicats de la folie de la direction de l'entreprise Dupont de faire des mémos et des notes qui sont envoyés aux salariés plusieurs fois par semaine pour leur expliquer de nouvelles normes de comment ils doivent travailler, donc il y a la critique d'un organe central qui commande à distance l'activité des salariés. La vision du gène avec commande à distance sans interagir avec les protéines en ligne avec ce que fait l'organisme dans son environnement, c'est exactement la même vision, c'est une façon différente de concevoir l'information par une théorie de l'action à distance, qu'on retrouve dans la génétique moderne mais qui nait dans la culture de la naissance de la société de l'information, dans ce monde des bureaux et des grandes organisations des années 1900.

Du coup je m'arrête peut-être là-dessus. Vous avez donc au XXe siècle la domination d'un modèle délégatif qui va des banques de graines jusqu'aux semenciers puis les utilisateurs finaux, les paysans, qui n'ont même plus le droit de s'échanger des semences. Modèle top-down, pyramidal, etc., et dans la présentation du vivant, de la biologie moléculaire jusqu'à récemment, c'est pareil : l'ADN envoie de l'information aux ARN qui envoient de l'information aux protéines, mais ça revient pas dans l'autre sens . Alors tout ça c'est complètement réfuté par les vingt, trente dernières années de la biologie. Maintenant on sait qu'il y a des tas de retours, il y a de l'épigénétique, on sait que l'ADN fuite dans le sang, il y a même des tests de dépistage de la trisomie qui se font comme ça, on n'a plus besoin de faire de la biosynthèse – ça coûte juste un peu plus cher, c'est pas encore remboursé par la Sécurité sociale – mais il y a de l'ADN qui circule dans le sang, contrairement à ce que disait Weismann dans les débats de la fin du XIXe siècle. Donc on voit la particularité de l'imaginaire industriel, fordiste, qu'on a projeté sur le vivant tout au long du XXe siècle.

Je vais m'arrêter là en disant que le notion même de ressource génétique, la façon dont on pense la diversité du vivant, elle vient de cet imaginaire industrialiste modernisateur, puisque l'inventeur de la notion de ressource génétique, c'est Nicolas Vavilov et son collègue Serebrovski, qui parlent des resources of gene (parce qu'il n'y a pas encore le mot genetic resource),  l'idée que le vivant est une ressource, donc quelque chose de statique, et non pas quelque chose qui est en évolution permanente, et qu'on peut comparer à des champs de pétrole, d'or...  – il y a une métaphore minière du gène. Et donc finalement les grandes puissances, l'URSS impérialiste qui cherche à coloniser et à mettre en valeur les républiques du Sud avec des dizaines de missions de Vavilov pour aller traiter les ressources par là-bas pour essayer d'optimiser l'agriculture là-bas, l'Allemagne qui envoie de grandes missions à la recherche des blés sauvages au Moyen-Orient, en Iran, dans les années 1930, pour dominer l'Europe par sa production agricole, les Etats-Unis qui font la même chose... En fait les années 1930 sont un moment de course aux gènes sur la base de cette représentation du vivant comme une ressource au même titre que les ressources d'énergie fossile.

 

Notes

Christophe Bonneuil : auteur de Science, technique et société (La Découverte)

1 Habilitation à Diriger des Recherches
2 Distinction - Homogénéité - Stabilité : voir l'exposé de Sarah Vanuxem
3 Valeur Agronomique, Technologique et Environementale
4 Appellation d'Origine Protégée
5 Indication Géographique Protégée