Questions autour des technologies paysannes (in)appropriées
Par Fabrice Clerc
Retranscription
Le projet
L'Atelier Paysan s'est fondé sur un projet politique : celui de contribuer, d’une manière singulière, à la mise en place d’une agro-écologie paysanne, une agro-écologie à taille humaine qui a du sens, et à laquelle nous contribuons d'une manière spécifique. Nous nous intéressons à la dimension des machines et des bâtiments agricoles. La recherche et le développement de nature participative représente une part significative de nos activités. D'une part, on recense de manière encyclopédique des technologies qui ont été conçues dans des fermes, puis on les « chronique » et elles sont diffusées via internet. D’autre part, on accompagne des groupes de producteurs dans la conception de machines ou de bâtiments dont ils ont le besoin. On essaie de répondre à des impasses techniques, ou encore à des histoires de taille, car ce qui est aujourd'hui disponible sur le marché n'est pas du tout adapté à une agro-écologie paysanne. Une des parties les plus importantes de notre structure, est consacrée à la formation aux techniques de l'auto construction de machines agricoles. Nous sommes dans une démarche d'éducation, voire de rééducation populaire, sur les savoirs et les savoirs-faire relatifs à la conception de machines, mais aussi de la fabrication. On part du principe qu'un paysan qui sait fabriquer sa machine, doit normalement être en capacité de la modifier, de la réparer, favorisant son retour à l’autonomie. Une autre partie de nos activités, et qui commence à être relativement visible, c'est la volonté de transformation sociale, d’une modification du rapport de force. Il doit y avoir une autre approche de la machine agricole, de notre point de vue, et on doit se tourner vers une généralisation du concept de machine paysanne et de la semence paysanne : nous nous approprions ces mots-là.
Plus largement, l'Atelier Paysan en tant que coopérative n'a pas la prétention de vouloir à lui seul bousculer l'ordre actuel des choses. On affine notamment un projet politique un peu plus large au sein d'une structure qui s'appelle le pôle impact national, et qui réunit 10 des principales structures qui repensent le développement agricole et plus largement le modèle alimentaire en France. Ce mouvement considère que ce qui est nécessaire, c'est une transformation radicale de notre modèle agricole et alimentaire et non plus de continuer à rester dans une niche qui est parfaitement intégrée et digérée par le modèle agro industriel. Le pôle impact national a fait émerger la notion de souveraineté technologique des Paysans et a fait l'objet d'un plaidoyer. Il a permis de poser les questions, d’apporter des analyses et nos intuitions. Mais cela demanderait d'être renforcé par un travail retraçant l’histoire de l’évolution de la machine agricole. Mon objectif en venant aujourd'hui participer à ces assises, c'est de continuer à mobiliser sur cette question des technologies agricoles. La machine, elle est au cœur des fermes, de même que les technologies. Elles font partie du quotidien du paysan, et malgré quelques initiatives et quelques travaux qui sont de mon point de vue beaucoup trop rares, la question de la machine agricole est un vaste impensé scientifique, politique et syndical, aujourd'hui en France. C'est pour cela que l'on considère qu'il y a besoin d'une vaste rééducation populaire des populations paysannes en vue d’une réappropriation de cette question par les paysans. Pour cette rééducation populaire, il nous faut être en capacité de pointer précisément les déterminismes d'un système mortifère auquel on est parvenu aujourd'hui.
Le développement
Le développement des technologies agricoles s'est fait en totale exclusion des communautés paysannes à la sortie de la guerre, où il y a eu une transformation, une disruption totale, du modèle agricole. Cette disruption totale n'a pu se faire qu'à l'aide de technologies agricoles qui accompagnaient le modèle agricole qui nous a été imposé. Le développement des techniques agricoles, en général a été essentiellement descendant. Et pour la forme, on t’indique comment tu vas fonctionner ; tu dois « fermer ta gueule » ou aller dans les usines. Le développement des machines agricoles s'est fait de cette manière-là. Il a été intégralement sous-traité à l’industrie, excluant de fait les principaux usagers et usagères de ces technologies-là. La machine, telle qu'elle a été pensée par les technicistes béats depuis des décennies, a été imposée au monde agricole pour progressivement le faire disparaitre. Aujourd'hui, j'affirme que la machine agricole telle qu'elle est développée massivement dans les pays industrialisés, c'est l'arme de destruction massive de ses populations paysannes. Elle a pour conséquence, notamment, en substituant du capital au travail des agriculteurs, une déprise agricole massive et une perte de densité des populations agricoles. Mais cela a surtout une autre conséquence celle de la dépossession culturelle comme pour les semences paysannes, l'alimentation et la manière de s'alimenter. Dans tous ces cas il s’agit bien d'une question de dépossession culturelle.
Quelques constats. Aujourd'hui le surinvestissement et la surcapitalisation des fermes est dramatique. A tel point que « les fermes », de type agro-industriel ne peuvent plus être reprises tellement elles sont capitalisées. Deux voies possibles : soit passer par leurs démantèlements pour aller vers des structures agro-industrielles encore plus grandes, soit reconcevoir ces fermes agro-industrielles avec un changement de système conséquent et de transition.
L’impact de la fiscalité
Intuitivement on constate que la densité des populations agricoles est inversement proportionnelle à la présence et à la puissance moyenne des tracteurs et des machines. Ce constat, il est clair, a été démontré en France ; on retrouve le même phénomène dans d’autres pays. Tout a commencé avec la diffusion d'un certain nombre de machines qui ont été conçues en dépit et en dehors de toute considération pour leurs utilisateurs finaux. Cela a été accompagné par des facilitations fiscales faisant qu’investir dans une machine rapportait plus à court terme que du travail sur une ferme. Actuellement il y a une loi Macron qui est en vigueur et qui permet de sur-amortir comptablement à 140% la valeur d'achat d'une machine agricole comme un tracteur. Ceci pose la question de la fuite fiscale et sociale qui est engendrée par de tels mécanismes. Ce mécanisme, où j'achète un tracteur 100 amorti à 140 dans ma comptabilité agricole, fait suite à d'autres mécanismes pourris qui ont favorisé ce système - très encouragé par les centres de gestion. C'est une cause de désappropriation des fermes par les paysans. L'investissement via des niches fiscales à outrance a été encouragé par cette sous-traitance de la manière de concevoir, y compris le modèle économique de sa ferme, à des centres de gestions qui ne pensent qu'à l'optimisation fiscale.
L’impact du niveau de la technique
Un autre constat préoccupant, est que les paysages agraires sont simplifiés. Plus on abat les haies, plus on a une monoculture généralisée, et plus les technologies qui sont utilisées et imposées aux paysans sont complexes. C'est ahurissant ! Il faut une armada technologique pour gérer des écosystèmes qui sont « au ras des pâquerettes », avec des conséquences qui sont monstrueuses. Monstrueuses à la fois envers les populations paysannes, en terme de savoir et de savoir-faire, mais aussi extrêmement mortifères en terme d'alimentation et donc de santé publique. Mais à l’opposé plus les écosystèmes cultivés sont à taille humaine, avec une biodiversité que j'appellerai fonctionnelle importante, plus les machines sont simples de conception – où low-tech – avec un haut niveau de savoir et de savoir-faire nécessaire dans l'utilisation de ces machines. Il y a une fuite en avant décrite en partie par Vincent Tardieu, avec une technologie qui n'incite pas à la confiance puisqu'on va vers une sur-technologisation du monde agricole, où le paysan est transformé en gardien de troupeau de machines, détruisant ou déniant les savoirs et savoirs-faire, qui continuent d'exister dans les fermes, ou en voie de disparition.
Quelles machines ?
Les machines ont été l'arme de destruction massive des populations paysannes, mais elles ont été ainsi le fer de lance de la transformation d'une paysannerie en une industrie d'extraction. Extraction, car pour la majorité de notre agriculture, en France on est plutôt dans le cadre d'une industrie minière que dans le cadre d'une production alimentaire qui soit dans le sens de l'intérêt général. Le développement progressif des moyens de transport et des accès aux fermes a fait que progressivement il a été possible pour les productions brutes des fermes d'être récupérées et transformées dans de grandes usines de transformation alimentaire.
On constate deux phénomènes. Le premier est qu'il y a un vaste vol de la valeur ajoutée, initialement présente dans les fermes, car les industries de transformation agroalimentaires vont récupérer la matière brute dans les fermes pour concentrer sa transformation dans des usines. C’est un hold-up ! Avec un aspect important : l'installation d'usines de transformation nécessite des machines adaptées. Dans ces usines, il n'y a pas de petits outils pour transformer une matière agricole brute, mais des gigantesques appareils de transformation agroalimentaires. C’est tout l'appareil industriel de fabrication des machines de transformation alimentaire qui s'est progressivement développé. Cela a entrainé la suppression des petits artisans qui étaient en capacité d'accompagner les fermes avec des appareils de transformation alimentaire à taille « humaine ». Ce développement de l'industrie de production des machines de transformation agroalimentaire s'est fait de manière industrielle, en excluant progressivement tout un ensemble de machines qui pouvaient encore être utilisables sur les fermes. Aujourd'hui la diversité des appareils de transformation alimentaire à la ferme qui permettait une réintégration de la valeur ajoutée, est nettement moins importante que ce qu'il pouvait exister avant ce phénomène.
Le deuxième phénomène est que lorsque l’on développe une transformation agroalimentaire avec gigantisme, il faut encadrer un certain nombre de choses. Il y a eu une industrialisation de l'appareil normatif, parfaitement adapté à ce type de transformation agroalimentaire industrielle, qui s'est aussi appliquée aux fermes. Vous avez tous entendu parler du concept de mise aux normes ; celles imposées aux fermes pour la partie concernant la transformation alimentaire sont des normes industrielles. Leurs mises en place nécessitent une quantité extrêmement importante de capitaux pour se mettre aux normes industrielles de la transformation alimentaire. Sinon on ne fait plus de transformation alimentaire et on rentre dans un autre système de collecte, ou alors on disparait. Mais si on se met aux normes sur la ferme, pour continuer à garder un peu de valeur ajoutée, on a souvent pas assez de toute une vie pour rembourser l’outil de travail qu'on nous a imposé - du fait du montant démesuré de capitaux qu'il a fallu investir dans le nouvel appareil de transformation.
Ce même phénomène de concentration de la conception et de la fabrication de machines, que ce soit des machines pour travailler le sol, pour gérer l'enherbement ou faire de la transformation alimentaire - qui a conduit à une agriculture agro-industrielle tournée vers la monoculture, et du coup tournée vers une agriculture de flux - , a entraîné une perte de diversité monstrueuse au niveau des machines agricoles. Et cette perte concerne autant les machines agricoles en général que les appareils de transformation.
L’implication de l’état
Vincent Tardieu a présenté ce qui est en train de se mettre en place : la politique publique de développement autour de la question de la machine agricole. Il y a 3 ans a été lancé en France, le Plan Agriculture et Innovation 2015. L’imaginaire visuel a été encouragé par une vaste politique publique, à grand renfort de milliards d'euros.
Comment se construit une politique publique en matière de machines et de technologies agricoles ? Quand il y a une question, l'Etat fait appel naturellement aux interlocuteurs qui comptent le plus de son point de vue. C’est-à-dire l'INRA, l'IRSTEA ou AgroParisTech (anciennement l'Institut National de l'Agriculture) qui sont des institutions que l'Etat a lui-même mises en place. On pourrait penser que c’est normal puisqu’il s’agit de questions d’intérêt général. Mais quand le rapport transmis à l’Etat dit par exemple « la machine agricole elle en est là, ça serait peut-être bien d'aller là », il s'adresse aux même personnes (et non aux paysans) pour élaborer la politique publique à venir. Quand le PDG de l'IRSTEA ou de l'INRA fait des préconisations qui vont mener à des politiques publiques agricoles, l’évolution peut-elle être autrement ? Malheureusement, toutes ces personnes ne sont les représentants d’un même fonctionnement.
On fait appel aussi à deux systèmes : le premier pour le fonctionnement de la recherche par projet, et un deuxième qui ne finance que partiellement la recherche dite publique dont j'estime qu'elle n'existe pas, ou en tout cas ce terme est usurpé par les instituts qui s'en réclament. Quand la recherche parapublique doit financer son effort de recherche et qu'elle ne peut pas le financer uniquement avec des fonds publics, elle fait appel à des fonds privés. Elle fait appel aussi à un mécanisme d'autofinancement via le brevetage. C’est-à-dire que l'INRA, l'IRSTEA, ont des structures qui vont valoriser les brevets issus de leurs recherches : c'est une partie de leur modèle économique. Quand ces personnes sont immergés dans ce contexte et se construisent avec depuis longtemps, et ont à faire émerger une politique publique, y compris en matière de recherche et des technologies agricoles, leur « ADN, leur logiciel, » c'est : qu'est-ce qui est brevetable ? Ce sont les technologies de disruption. Ce n'est pas le low-tech qui est rentable, ce n'est pas de développer une houe maraichère, ce n'est pas de développer des outils de binage qui vont être facilement reproductibles par tout le monde, c'est d'aller vers quelque chose qui va être brevetable, avec une sur-technologisation avec une survalorisation d'un point de vue économique.
Le modèle économique
Le low-tech, ça ne rapporte rien. La diversité, ça ne rapporte rien. Les savoirs et les savoirs-faire paysans, qui sont issus de communautés paysannes fortes, ça ne rapporte rien à ceux qui ont des choses à vendre. Il n’est pas étonnant de voir le résultat, soit une politique publique qui se dessine avec force de robotisation, de numérisation, d’automatisation, de biotechnologies, en résumé une espèce de transhumanisation ; une espèce de transhumanisation de notre production agricole et plus largement du rôle de paysan. Personnellement, je n'y vois pas forcément un complot, mais le fait qu'on aboutit là inévitablement.
Quand les préconisations doivent répondre à une stratégie politique qui est de développer une French-Tech agricole à l'échelle internationale pour en faire un nouveau fleuron, au même titre qu'Airbus ou qu'Areva, on se retrouve avec ce qu'a décrit Vincent Tardieu, une ferme France qui va être le laboratoire d'essai et de mise au point de l'ensemble de ces technologies. On s'en « fout » des agriculteurs. Quand ces technologies seront prêtes à être exportées, quel que soit le pays d’origine, elles inonderont le marché mondial.
Je rajouterai que les enseignants-chercheurs, qui devraient travailler en vue de l'intérêt général, sont eux même soumis à ce modèle économique d’une recherche axée sur la brevetabilité des technologies. Le partenariat public-privé y est forcément puissant. Quand un enseignant-chercheur, sa manière de « croûter », c'est de développer des brevets en partenariat avec l'industrie, que voulez-vous qu'il enseigne à ses étudiants, autrement que ce même système ! Système infiltré d’une telle endogamie, d'une telle consanguinité, entre la recherche parapublique et l'industrie de production des machines agricoles... On sait que ces industries de production des machines agricoles, viennent aussi dans les établissements d'enseignement supérieur, pour financer des chaires, pour financer, par exemple des enseignements, et distiller tout un imaginaire autour de la machine agricole. Vous avez tous constaté qu'un certain nombre d'écoles en France sont bardées de posters qui représentent la machine agricole telle qu'elle est, conçue dans l'imaginaire techniciste de ces mêmes industries.
Cette monoculture de la machine agricole, cette monoculture technologique, est dramatique. Ce n'est pas une fatalité mais pour transformer de manière radicale les rapports de force, il y a un effort colossal à produire, en tout cas dans nos pays développés, compte tenu de la situation où on en est aujourd'hui. Il y a un effort colossal à produire si on ne veut pas rester dans la marge parfaitement intégrée et digérée, telle que l'exprimait Guy Kassler. L'horizon désirable, pour rejoindre aussi Marc Dufumier, c'est de mon point de vue, une ré-densification agricole massive, qui passe par des installations conséquentes. Je pense qu'il y aurait la place pour 2 millions de paysans supplémentaires en France. Mais cela passe par le démantèlement des fermes agro-industrielles. Il nous faut des outils pour le faire : réapprendre à faire communauté autour des semences paysannes, réapprendre aussi à faire communauté autour de la question des machines agricoles. Puisqu'au même titre que les semences paysannes, normalement, il ne doit pas y avoir une machine agricole identique d'une ferme à l'autre, et encore moins une machine agricole qui soit identique d'un pays à l'autre. Or, la perspective pour les industriels c'est de vendre exactement la même semence propriétaire partout dans le monde pour faire des économies d'échelle et des marges monstrueuses, et de même pour les machines agricoles. Le but, c'est bien de vendre, non pas un exemplaire unique de machine agricole à chaque paysan, adapté à son besoin, mais des dizaines et des dizaines de milliers d'exemplaires de machines agricoles identiques, pour assumer des économies d'échelle.
Il y a un besoin d'une part nette de réappropriation des savoirs et des savoirs-faire, et aussi de comprendre pourquoi ça se passe comme ça, y compris dans l'enseignement agricole, autour de la question de la machine agricole. Il faudra recréer les conditions pour le faire, et ce n'est pas uniquement en termes d'enseignement, dans l'enseignement agricole, ou dans l'enseignement supérieur des personnes qui vont accompagner les agriculteurs. Mais c'est aussi recréer tout un « écosystème », tout un écosystème de gens qui sont en capacité d'accompagner les communautés paysannes dans un effort créatif. Les machines agricoles, de mon point de vue, elles sont vivantes, elles évoluent au fil du temps, elles ne sont pas figées, au contraire sinon ça ne fonctionne pas. Et pour ce faire, il faut que les agriculteurs soient épaulés. Il ne faut pas qu'ils soient épaulés par un cortège de technico-commerciaux qui vont leurs vendre des machines sur catalogue, mais par un cortège d’artisans, y compris de forgerons de village qui ont totalement disparu du système de production de machines ; il faut que ce soit une possibilité. L'effort à produire est extrêmement large.
Merci pour vos contributions à venir, car on n'est pas suffisamment nombreux à s'intéresser à ces questions concernant la machine agricole, qui sont pourtant très importantes.