TECHNOlogos 5èmes Assises des 15 et 16 septembre 2017 : "La numérisation de l'éducation"

La décivilisation numérique

Par Olivier Rey

 

L’inconvénient de parler en dernier est que beaucoup de choses ont déjà été dites et bien dites auxquelles il n’est pas facile d’ajouter quoi que ce soit d’intéressant. Les dégâts engendrés par l’irruption du numérique dans le champ de l’éducation, les ravages que causerait l’envahissement complet et programmé de ce champ ont déjà été évoqués, ainsi que les intérêts économiques qui, sous un discours écoeurant qui promet l’épanouissement de tous par les technologies numériques, ne visent qu’à ôter jusqu’à l’idée qu’une vie sans prothèses électroniques et connexion permanente au réseau est possible. Ce que je vais essayer de faire dans le temps qui m’est imparti, c’est d’inscrire la dite « numérisation de l’éducation » dans une perspective élargie. D’un côté, mesurer à quel point la numérisation de l’école obéit à une logique générale a quelque chose de décourageant : cela semble réduire considérablement les chances de parvenir à la contrer. Mais il y a également un effet stimulant : si tout se tient, lutter sur ce front particulier est aussi une façon de s’opposer à une logique générale délétère. Que le champ scolaire soit investi par ce qu’on appelle le numérique revêt une importance d’autant plus grande que dans les pays dits développés, éducation est devenue pratiquement synonyme de scolarisation. En anglais, le parcours scolaire se dit Education, partout on parle des établissements scolaires comme d’institutions d’éducation, et les indicateurs de niveau d’éducation sont en fait une évaluation du nombre d’années de scolarité. Alors que les écoles avaient pour rôle de délivrer une certaine instruction, faisant partie de l’éducation, l’éducation est devenue un produit de l’école. Pourquoi une telle situation ?

Énormément de choses s’apprennent bien mieux en dehors de l’école qu’en son sein. Il est toutefois une catégorie de savoirs qui échappe à cette règle : il s’agit des savoirs systématiques fondés sur l’écriture. La transmission de tels savoirs est la raison d’être fondamentale de l’école. Que l’emprise de celle-ci n’ait cessé de croître – elle concerne tous les enfants, elle est obligatoire, et le temps de scolarité s’est considérablement allongé – a deux raisons principales. La première est une exigence socio-économique : le monde industriel a eu besoin, au fur et à mesure qu’il se développait et s’étendait, d’un nombre toujours plus grand de personnes passées par l’école, appelée à combler le décalage sans cesse croissant entre les facultés dont les êtres sont naturellement pourvus et ce qu’exige leur insertion dans la nouvelle machinerie sociale. (Notons au passage qu’on touche là à un paradoxe, et non le moindre, de la modernité : le gigantesque déploiement de moyens employés à transformer la nature était censé produire un monde mieux adapté aux hommes, et les hommes ont de plus en plus d’efforts à produire pour trouver leur place dans ce monde réputé accueillant.) L’accroissement de l’emprise scolaire a une seconde raison, qui est une exigence démocratique. Jusqu’à un certain point, les privilèges que conférait la naissance ont été remplacés par ceux que confère la réussite scolaire. Le souci d’équité nécessite donc d’offrir à chaque enfant la possibilité d’accéder à une telle réussite.

À ce stade, plusieurs problèmes méritent d’être soulevés.

— L’école a été jugée doublement nécessaire à la démocratie : d’une part, parce que pour être à même de se gouverner lui-même, un peuple doit être composé d’individus ayant reçu une certaine instruction ; d’autre part, parce que les carrières supérieures qui réclament une instruction poussée doivent être ouvertes à tous. Cependant, ce second argument est moins démocratique que méritocratique : il ne s’agit plus ici d’assurer que chacun, quelque place qu’il occupe, puisse mener une vie décente et participer à la chose publique, mais que chacun ait eu une chance d’accéder aux places dominantes – ce qui est tout différent. Christopher Lasch a particulièrement insisté sur ce point dans son ultime ouvrage, La Révolte des élites et la trahison de la démocratie (1). Si ce qu’on appelle démocratie se réduit à un système méritocratique de distribution des places dominantes, avec l’école en tant qu’agent principal de cette distribution, alors la seule critique à adresser au système consiste à dénoncer les biais qui grèvent une sélection qui devrait être impartiale. Comme si, pour peu que la compétition fût vraiment équitable, ses vainqueurs se trouveraient pleinement habilités à régner sur les autres.

— Deuxième problème : l’extension indéfinie du domaine de la scolarisation va de pair avec une professionnalisation de l’éducation. La plupart des adultes se trouvent peu ou prou dépossédés de leurs facultés à éduquer – facultés humaines s’il en est –, au profit d’un système scolaire placé de plus en plus en la matière en situation de monopole (ce qui explique, au passage, une bonne partie de ses difficultés). La déqualification des adultes en général en matière d’éducation, au profit des seuls professionnels diplômés, appauvrit l’existence des êtres ainsi spoliés mais permet d’augmenter le rendement du capital par division du travail : « déchargés » de l’éducation de leurs enfants, les parents peuvent d’autant mieux se consacrer aux tâches spécifiques qui leur sont assignées dans la distribution générale des fonctions.

— Troisième problème : l’école a été présentée, par ses plus fervents promoteurs, comme instrument d’émancipation des individus vis-à-vis des traditions, des contraintes familiales et des pesanteurs communautaires. Mais une telle médaille a son revers : une telle émancipation vis-à-vis des ordres anciens était aussi une préparation a prendre sa place dans l’ordre industriel. L’opération a si bien réussi qu’on mesure mal, aujourd’hui, l’effort qui dû être fourni pour adapter les populations à ce nouvel ordre. Pour le commun des mortels, au sein des communautés traditionnelles, le travail n’avait d’autre but que d’assurer sa subsistance dans le cadre coutumier. Un tel être-au-monde était totalement imperméable à la dynamique d’accumulation portée par la bourgeoisie. Je ne donnerai, pour illustrer cet hiatus, qu’un seul exemple. Voici ce qu’on lit dans un compte rendu d’une discussion qui s’est tenue au sein de la Société des Établissement charitables, en 1831 : « Vivre au jour le jour, dépenser tout ce que l’on gagne, souvent même par anticipation, tel est le genre de vie le plus général de la population ouvrière de Paris. Ceux d’entre les ouvriers dont les salaires sont assez élevés pour qu’en trois jours de travail ils puissent se procurer de quoi exister toute la semaine passent ordinairement les quatre autres jours dans l’oisiveté et la dissipation. Accoutumés à ce genre de vie, c’est toujours avec une extrême répugnance qu’ils retournent à leurs travaux (2). » Il a fallu adapter les mentalités à la nouvelle société industrielle, individualiste et capitaliste. C’est dans un esprit philanthropique d’éducation de la classe ouvrière que fut créée à Paris en 1818 la première caisse d’épargne et de prévoyance. Au lieu de différer la reprise du travail dès qu’un minime surplus de ressources le lui permettait, ou de dépenser ce surplus dans les « orgies du cabaret », l’ouvrier était invité à épargner – à adopter de la sorte, à sa microscopique échelle, la mentalité bourgeoise. Et parmi les multiples raisons qui conduisirent à la généralisation de la scolarisation des enfants au cours du XIXe siècle, il faut compter la mission civilisatrice attribuée à l’école. D’un côté, certes, l’école soustrayait les enfants du peuple à l’exploitation industrielle, éclairait leur esprit, permettait aux plus doués de s’élever dans l’échelle sociale ; de l’autre, elle devait aussi les préparer à prendre leur place à l’intérieur de la société productiviste.

À partir du XIXe siècle l’école s’est affirmée, au sein d’une société divisée en classes antagonistes, comme vecteur essentiel de la synthèse sociale. Au fil du temps, et de manière plus marquée aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, un nombre grandissant d’« enseignants » ont éprouvé un malaise à collaborer à une entreprise qui, à sa manière, disposait les nouveaux venus à s’intégrer à la société telle qu’elle était. (Le succès même du terme « enseignant », souvent préféré à « professeur » ou « maître », est à cet égard révélateur : l’enseignant se met du côté des travailleurs.) S’ensuivit une critique croissante du contenu des enseignements et de la manière dont ces contenus étaient enseignés – avec l’idée que la culture transmise était celle de la classe dominante, et que la pédagogie traditionnelle préparait les jeunes à être des membres dociles de la société capitaliste. D’où une remise en cause des programmes et la promotion de méthodes beaucoup moins directives. Le drame a voulu que ce virage coïncidât plus ou moins avec une mutation du capitalisme, dont la croissance continuée ne supposait plus l’arrachement des populations à leurs anciens modes de vie pour en faire des agents de production disciplinés, mais l’augmentation illimitée de leur appétit de consommation. Pour cela, les êtres ne devaient être « en rien embarrassés de ces anciens réflexes civilisés qui relevaient de la morale ou du goût, et qui ne peuvent être qu’une gêne considérable pour jouir sans restrictions du temps présent (3)». D’où la nécessité de purger l’école des restes de classicisme qui peuvent encore s’y trouver. La sortie de Nicolas Sarkozy contre La Princesse de Clèves, en 2006, est à cet égard emblématique. La Princesse de Clèves est doublement nuisible à la croissance : d’une part par sa qualité littéraire qui, si on apprend à y être sensible, risque de dévaluer en comparaison les divertissements proposés par le marché ; d’autre part par la morale du renoncement qui s’y déploie (assez extrême il faut le dire chez une jeune fille qui n’a pas dix-huit ans), alors que la bonne marche des affaires réclament désormais des gens qui s’éclatent. Cela étant, beaucoup de ceux qui se sont indignés des propos de Sarkozy ont la mémoire courte : la critique de la culture littéraire à l’école a été majoritairement le fait de progressistes de gauche, qui voyaient en elle un moyen pour la classe dominante de pérenniser sa position. Philippe Meirieu, inspirateur des réformes pédagogiques des années 1980 et 1990, estimait que les élèves devaient apprendre à lire en déchiffrant des modes d’emploi d’appareils électroménagers. Extraordinaire remède à l’oppression bourgeoise, qui n’ouvre aux enfants d’autre carrière que celle de consommateur des produits de l’industrie (4).

La confluence entre les nouvelles exigences du capitalisme et les réformes de l’école va plus loin. Un problème auquel est en effet confronté le capitalisme, dans sa promotion de la consommation sans limite, est qu’il risque de perdre du même coup la discipline au travail. Comme l’a résumé Claude Alzon, dans un ouvrage publié par Maspero en 1974 et qui mériterait d’être réédité aujourd’hui : « Le danger le plus grave et le plus immédiat pour le capital, c’est celui que représente une jeunesse élevée dans l’amour du fric n’ayant d’égal que sa répugnance à consentir les efforts nécessaires pour l’obtenir. C’est là une des contradictions humaines du système, qui se traduisent par des difficultés économiques croissantes, alors que pour Marx, au contraire, le capitalisme était destiné à périr victime de contradictions économiques engendrant sans cesse de nouvelles difficultés humaines (5). » Mais une parade a été trouvée – à savoir l’adoption de nouvelles méthodes de management fonctionnant par réseau, projet et objectif, et ne reposant plus sur l’obéissance d’employés mais sur l’implication personnelle de « collaborateurs ». Là encore, miracle : l’enfant partie prenante du projet éducatif le concernant, c’est précisément ce que la pédagogie progressiste prônait au même moment ! Il ne faut pas se leurrer : si les réformateurs ont eu les coudées si franches au sein de l’école, c’est parce que le capital avait tout intérêt à les laisser faire.

Comme l’a relevé l’anthropologue américain Jules Henry dans les années 1960, le renoncement à l’autorité dans l’éducation reflète l’évolution « d’une société où les valeurs du surmoi, du contrôle de soi dominaient, à une autre, où on se mit à accepter de plus en plus les valeurs du ça, celles de la gratification des pulsions ». L’école délivre aux enfants « leurs premières leçons sur la façon de vivre dans l’atmosphère “amicale” (friendly) et “détendue” (relaxed) des bureaucraties contemporaines, dans le monde des affaires comme au sein de la puissance publique (6) », elle les prépare, note Christopher Lasch, « à vivre dans une société permissive, organisée en fonction des plaisirs de la consommation ». Ivan Illich, dans Deschooling Society, est allé encore plus loin : « La production des consommateurs, écrit-il, est devenue un secteur florissant de l’économie. À mesure que les coûts de production décroissent dans les nations riches, on trouve une concentration accrue à la fois des capitaux et de la main-d’oeuvre sur l’entreprise qui conditionne l’homme à la consommation disciplinée. […] Pour Marx, le coût de production de la demande de biens n’entrait pas en ligne de compte. Aujourd’hui, la plus grande partie de la main-d’oeuvre participe à la production de demandes qui puissent être satisfaites par l’industrie. La part la plus importante de cette tâche nouvelle est assurée par l’école. […] Les jeunes sont pré-aliénés par une école qui les maintient à l’écart du monde, tandis qu’ils jouent à être à la fois les producteurs et les consommateurs de leur propre savoir, défini comme une marchandise sur le marché de l’école. L’enseignement fait de l’aliénation la préparation à la vie (7). »

Le jugement d’Illich peut être jugé excessif (lui-même a reconnu que ses écrits des années 1970 étaient des pamphlets), il n’en capte pas moins un certain aspect de l’école contemporaine, que l’arrivée du numérique ne fait qu’accentuer. Pour résumer, la numérisation scolaire se situe à la confluence de deux courants :

— D’un côté la dynamique capitaliste, soucieuse d’injecter dans la société des êtres pour qui tout doit passer par l’usage d’appareils ou la consommation de services marchands, et qui entend que l’école serve cet objectif. Malgré toutes les évolutions en ce sens, l’institution scolaire laisse encore à désirer : l’enseignant risque encore de parasiter la mise en phase du jeune avec le marché et de plus, même s’il est mal payé, il coûte encore trop cher. L’idée consiste, sous couvert de « remédiation » aux difficultés de l’école, à marginaliser l’enseignant au profit des « outils numériques » – si familiers déjà aux enfants d’aujourd’hui, digital natives. Louis Aragon était fou d’Elsa, Michel Serres l’est de Petite Poucette, de toutes les Petites Poucettes – ainsi nommées en raison de leur habileté à taper avec leurs pouces des textos sur le clavier de leur smartphone. Quelle misère, quand on y songe, que de se trouver désignée par une capacité de ce genre. Quelle noblesse immense, en regard, dans la figure d’un humble chasseur-cueilleur ! Günther Anders en avait fait le constat : « La place que nous, hommes d’aujourd’hui, nous occupons dans l’histoire de la dignité humaine est misérable (8). » C’est ce type de réflexion négative qu’il s’agir d’éradiquer, en plongeant si complètement les jeunes d’aujourd’hui dans le bain numérique que tout point de comparaison extérieur qui permettrait de juger de ce mode de vie fasse défaut. Comme l’a écrit Claude Alzon : « Si, en entrant dans la vie active, l’adolescent trouve des conditions de vie dégradées, il a lui-même, pour les juger et les subir, un psychisme également dégradé (9). » Anders, Henry, Lasch, Illich, Alzon : je m’aperçois que je cite, pour décrire le présent, des livres écrits voici plusieurs décennies. Pourquoi leur propos me semble-il plus adéquat à notre réalité que ce qui paraît aujourd’hui ? C’est que je pense que notre faculté à mesurer véritablement ce qui nous arrive s’est déjà émoussée. Quoi que nous en ayons, nous nous trouvons déjà en partie submergés par la vague ; et nous avons besoin de ceux qui n’étaient encore qu’éclaboussés pour prendre pleine conscience de ce qui nous arrive.

— J’ai parlé, à propos de la numérisation de l’école, de confluence de deux courants : si le premier est la dynamique capitaliste, le second est une dynamique soi-disant anticapitaliste, qui a prétendu libérer les enfants de tout ce qui, dans l’éducation old school, les préparait à être de bons petits soldats du capital (et a pu un temps, jusqu’à un certain point, y contribuer), et a en vérité travaillé à nettoyer le terrain des derniers obstacles que pouvait encore rencontrer sur son chemin la technologisation et la marchandisation du monde. Au fond, il est dans l’ordre des choses qu’un professeur appelé par les pédagogies innovantes à se muer en accompagnateur du savoir cède finalement la place à des dispositifs électroniques.

On dira que son rôle n’est plus de transmettre aux élèves un savoir auquel ceux-ci peuvent désormais accéder par eux-mêmes via les ressources en lignes, mais de les aider à exercer leur esprit critique. Cela n’a pas grand sens. L’être humain vient au monde sans savoir s’orienter dans le monde – c’est sa faiblesse –, mais aussi avec une capacité extraordinaire à apprendre des autres – c’est sa force. Avant de critiquer, il doit apprendre ce au nom de quoi il convient de critiquer. Dans les termes de Kant : « Par son instinct un animal est déjà tout ce qu’il peut être ; une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l’homme doit user de sa propre raison. Il n’a point d’instinct et doit se faire lui-même le plan de sa conduite. Or puisqu’il n’est pas immédiatement capable de le faire, mais au contraire vient au monde à l’état brut, il faut que d’autres le fassent pour lui. L’espèce humaine doit, peu à peu, par son propre effort, tirer d’elle-même toutes les qualités naturelles de l’humanité. Une génération éduque l’autre (10). » Comme l’élève exercerait-il son esprit critique à bon escient – même avec l’aide d’un « accompagnateur » –, si on ne lui a pas d’abord transmis un savoir de référence – cela même que l’école était chargée de lui apporter ? (Quitte à ce que ce savoir de référence soit plus tard remis en cause, à la lumière de connaissances plus approfondies.) En l’absence d’un tel savoir de référence, dont la personne du maître ou du professeur se trouve garante, la seule façon de s’orienter est d’imiter les autres. En fait de liberté personnelle, on obtient la grégarité.

Voilà pourquoi s’en remettre au numérique pour enseigner les enfants n’est pas les libérer mais les abandonner, les maintenir dans l’immaturité et une aliénation au groupe. Ce n’est certainement pas, non plus, leur donner des chances égales, mais au contraire renforcer la polarisation sociale : moins l’école assume son rôle de référence, plus se trouvent avantagés ceux dont le milieu pallie cette déficience. Dans son panégyrique de Petite Poucette déjà cité, Michel Serres s’extasie : « Le professeur n’est plus indispensable, car on peut tout savoir sans sortir de chez soi ! » Il trouve cela miraculeux. « Quand j’ai un vers latin dans la tête, dit-il, je tape quelques mots et tout arrive : le poème, l’Énéide, le livre IV… Imaginez le temps qu’il faudrait pour retrouver tout cela dans les livres ! Je ne mets plus les pieds en bibliothèque (11). » Un élément capital est cependant négligé dans l’affaire : c’est dans l’école des années 1940 et le monde des bibliothèques qu’il a pris le goût de Virgile, non dans une école numérique. Il est très peu probable que Petite Poucette, toute occupée qu’elle est à taper ses textos où à caresser sa tablette, mémorise des vers latins et s’inquiète jamais de l’endroit de l’Énéide où ils se trouvent. Serres poursuit : « L’université vit une crise terrible, car le savoir, accessible partout et immédiatement, n’a plus le même statut. » Il y a là une terrible confusion de termes. Les informations sont accessibles partout et immédiatement, pas le savoir. On sait que « savoir » vient du verbe latin sapere, dont le premier sens est « avoir du goût » (pour un aliment), « sentir par le sens du goût », et qui signifie aussi avoir de l’intelligence, du jugement (de la « sapience »), se connaître en quelque chose. Les informations sont en ellesmêmes insipides. Si les écoles et les universités sont des établissements du savoir, c’est qu’il s’agit d’y acquérir des connaissances construites, ordonnées, sélectionnées selon des critères éprouvés et sensés – tout le contraire de ce qui est directement disponible sur le réseau.

On entend toujours dire que la technique est neutre, et que tout dépend des usages qu’on en fait. Cette idée est erronée, parce que toute technique induit par elle-même un certain type de rapport au monde. Ainsi, ce n’est pas impunément que chaque chose, pour exister dans l’univers numérique, doit préalablement être transformée en une suite de 0 et de 1 : en résulte un arasement des différences ontologiques, qu’aucun logiciel ne saurait complètement restaurer (12). Or, dans la mesure où l’éducation doit apprendre à envisager et traiter chaque chose comme elle le mérite, c’est en premier lieu sur ces différences ontologiques qu’elle doit attirer l’attention des enfants. Ici, le numérique apparaît comme contradictoire avec la fin visée. C’est une des raisons pour lesquelles son usage, spécialement dans l’éducation, mérite, à rebours de la tendance actuelle, d’être soigneusement circonscrit.

Karl Polanyi a montré qu’une différence fondamentale entre les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes tient au fait qu’au sein des sociétés traditionnelles, les activités économiques sont enchâssées (embedded) dans la vie sociale en général, alors qu’au sein des sociétés modernes, c’est au contraire la vie sociale dans son ensemble qui est appelée à s’enchâsser dans l’économie. La même situation vaut désormais pour le numérique : ce n’est pas celui-ci qui viendrait prendre place au sein des activités humaines, ce sont toutes les activités humaines – éducation comprise – qui devraient venir s’inclure dans le numérique. L’école est un lieu parmi d’autres d’un tel basculement. Mais un lieu crucial – bien plus stratégique que la butte de Vauquois ou la cote 304 lors de la bataille de Verdun.

 

Notes :

1 La Révolte des élites et la trahison de la démocratie [1995], trad. Christian Fournier, Flammarion, coll. Champs essais, 2007. Voir en particulier le chapitre intitulé « Opportunités dans la terre promise. Mobilité sociale ou démocratisation de la compétence ? »

2 Publié dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale, t. 7, 1ère partie, 1832, p. 225.

3 Jaime Semprun, L’Abîme se repeuple, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 1997, p. 23.

4 En 1999, dans une interview au Figaro Magazine, Meirieu a reconnu qu’une telle préconisation avait été une erreur. Mais dans l’intervalle, l’esprit de réformateurs de son acabit avait si bien pénétré l’institution que ce genre de mea culpa ne sert qu’à exonérer son auteur des conséquences d’un mouvement qui se poursuit sans lui.

5 La Mort de Pygmalion. Essai sur l’immaturité de la jeunesse, François Maspero, 1974, rééd. 1977, p. 102.
Alzon était alors professeur de science politique à l’Université de Vincennes.

6 Jules Henry, Culture Against Man, New York, Knopf, 1963, p. 137 et 317 – cité notamment par Christopher Lasch, La Culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances [1979], trad. Michel L. Landa, Flammarion, coll. Champs, 2006, p. 224-225 et 229.

7 Une société sans école [1971], trad. Gérard Durand, Le Seuil, coll. Points essais, 2003, p. 82-83.

8 L’Obsolescence de l’homme. Tome II : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle [1979], trad. Christophe David, Éditions Fario, 2011, p. 155.

9 La Mort de Pygmalion, op. cit., p. 197.

10 Réflexions sur l’éducation [1776-1787], trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, coll. Bibl. des textes philosophiques, 2000, Introduction, p. 94-95.

11 « Petite Poucette, la génération mutante », interview à Libération, 3 septembre 2011 (http://www.liberation.fr/culture/2011/09/03/petite-poucette-la-generation-mutante_758710).
Cet article, consécutif à un discours à l’Académie de mars 2011, a été suivi d’un livre (Petite Poucette, Le Pommier, coll. Manifestes, 2012).

12 On pourrait déjà adresser ce reproche au langage et à l’écriture. À ceci près que la parole et l’écrit ne cessent de renvoyer au monde, alors que l’univers numérique tend à s’y substituer.