TECHNOlogos 5èmes Assises des 15 et 16 septembre 2017 : "La numérisation de l'éducation"

Le numérique et la transformation du travail enseignant : le visible

Par Amélie Hart-Hutasse

Retranscription

 

Mon expérience : enseignante depuis 2002, je n’ai pas eu pendant mon cursus universitaire de formation au numérique. Et ce n’est que pendant mon année de stage à l’IUFM que j’ai eu une première formation. Ce dont je me souviens, c’est d’une séance où l’on nous expliquait ce qu’on pouvait faire de bien avec le numérique, avec l’internet. Mais deux ans après c’était déjà obsolète : les outils, les sites conseillés avaient changés. C’est un problème du numérique. Et depuis que je suis professeur, je me suis formée quasiment sur le « tas » en discutant avec des collègues, en échangeant, en regardant ce qu’ils faisaient. Après deux stages, je me suis rendue compte que tout ce qui nous était présenté de formidable ne pouvait être fait dans notre établissement – le matériel n’étant pas le même, … Et finalement je me suis intéressée au numérique par curiosité personnelle, en l’employant beaucoup pour militer – les réseaux, les mails, écrire des billets de blog -, avec en parallèle une réflexion sur les contenus, les pratiques propres à ma discipline - ayant au sein de mon organisation syndical beaucoup d’échanges sur ces deux thèmes, en coordonnant le groupe des enseignants d’histoire-géographie.

Extrait d’un article de La Tribune du 4/09/2017 d’un PDG d’une entreprise informatique américaine : Se former et éduquer en 2030, ça ressemblera à quoi ? Il conclut un paragraphe avec deux phrases : Le développement de la réalité augmentée grâce à son pouvoir immersif peut stimuler des zones cérébrales d’une façon jusqu’alors très contrainte ou impossible à l’école. On peut imaginer dans quelques années que les élèves apprennent l’histoire ou la géographie en milieu numérique immersif. Et là, c’est merveilleux, je vais avoir un « boulot » passionnant dans un milieu immersif ... Aujourd’hui, lorsque je veux les immergés je fais sortir mes élèves du lycée et on va faire des visites de terrains, mais manifestement c’est moins « fun ». A la fin de son article il dit : Par capillarité, on peut envisager des évolutions analogues aux formations continues. Et toujours en parlant du métier de d’enseignant : Du numérique accouchera peut-être une forte valorisation de ces métiers et le bonheur à l’école comme au travail. …

Mon travail est de faire apprendre l’histoire et la géographie aux élèves dans un lycée. C’est un travail, car la pénétration de l’enseignement par le numérique n’a pas le même effet en fonction des disciplines et des niveaux –en primaire, au lycée, … En quoi mon travail peut changer à cause de ou grâce au numérique ? En amont lors de la préparation, je ne réfléchis pas de la même façon, je ne prends pas en compte les mêmes paramètres. Avant les prescriptions dans les programmes, avant que l‘on me dise qu’il faut faire avec le numérique, avant l’arrivée des équipements, on parvenait facilement à s’adapter. Mais lorsque l’on conjugue les prescriptions avec les équipements, on a une pratique qui change accompagnée par la pression amicale des inspecteurs et des chefs d’établissement. Car avant, lorsque l’on préparait un cours, on prenait en compte les élèves avec leur niveau, leur hétérogénéité, leur capacité, évidemment le programme qui nous demande d’aborder des connaissances, des capacités, des méthodes, de prendre en compte les finalités de nos disciplines. On prenait aussi en compte les conditions matérielles comme la disposition de la salle, du tableau blanc ou noir, la possibilité d’avoir un manuel bon ou mauvais sachant que celui en vigueur dans notre établissement était apprécié ou pas, la possibilité de faire des photocopies en fonction des contingentements. Maintenant, on peut rajouter à cela qui continu à être pris en compte, l’équipement numérique. Est-ce que l’on a des ordinateurs ou des tablettes, combien, comment on va les partager avec les élèves ? Est-ce qu’il va falloir se déplacer ou réserver une salle spéciale équipée pour aller faire une séance avec le numérique ? Est-ce que l’on a un Tableau Numérique Interactif avec un tableau pour écrire manuellement ou simplement un vidéoprojecteur qui projette sur un tableau blanc ? Il faut prendre en compte tout cela et avoir à l’esprit que pour un même chapitre on peut ne pas être toujours dans la même salle ou avoir le même équipement. Il faut aussi prendre en compte le dysfonctionnement technique qui met à mal le bon déroulement du cours prévu : j’ai prévu de faire appel à un site interactif sur internet pour montrer le trafic des porte-conteneurs dans le détroit de Malaka en direct, sauf que si la connexion ne fonctionne pas il faut que je prévoie une carte, un document, ... En fait c’est une double préparation.

Pourquoi on le fait ? Parce que l’on a envie de changer, de diversifier sa pratique. On a envie de ne pas utiliser tous les ans les mêmes documents, les mêmes sources ; à mon avis c’est la clé de l’attractivité du numérique. Et il y a aussi le côté créatif, ne pas faire comme les autres, créer quelque chose de nouveau, ne pas utiliser que le manuel. C’est aussi bluffer les élèves - cela pouvant être un moteur pour les enseignants, y compris moi parfois -, bluffer les collègues – les voyant faire certaines choses, on a envie de faire plus, renforçant l’estime de soi. C’est aussi initier les élèves à certains outils numériques, pour qu’ils en aient une utilisation avec plus d’esprit critique ou de recul. Leur montrer qu’ils existent des solutions - logiciels - libres à la place de solutions propriétaires qu’ils utilisent.

Pourquoi on s’y met ? Par obligation, parce que c’est dans les programmes, et parce que l’on a eu une formation – malgré une obsolescence rapide. Et enfin c’est aussi parce que l’on va gagner du temps, non pas dans la préparation du cours, mais en classe. Par exemple en cours d’histoire, c’est utiliser une courte archive audio-vidéo plutôt que donner un texte à lire pour étudier un phénomène historique. Pour une classe de terminale scientifique – avec deux heures de cours par semaine pour faire un programme démentiel – j’ai préparé un chapitre qui s’appelle Gouverner la France. Je l’ai fait en utilisant beaucoup d’archives de l’INA, qui montrait par exemple la bétonisation du littoral du Languedoc-Roussillon avec la construction de stations balnéaires dans les années 60. Avec un extrait de 2 minutes, j’ai passé moins de temps que de leur faire lire le texte du manuel qui disait la même chose.

Est-ce que choisir d’utiliser le numérique est associé à des pratiques pédagogiques innovantes – avec tout le scepticisme que m’inspire le mot innovant ? En réalité on n’en a pas forcément besoin. Faisant travailler souvent mes élèves en groupe – en îlot avec une tâche à réaliser -, ce type de travail n’a pas besoin du numérique. A noter que dans la communication institutionnelle c’est très souvent associé ; le numérique favoriserait le travail collaboratif, … Mais lorsque je mets mes élèves en îlot avec une grande feuille Canson de couleur, avec de la colle, des ciseaux, des feutres, …, pour leur faire faire une affiche, ils font un travail collaboratif et n’ont pas besoin forcément du numérique. Par contre ce qui est inévitable, c’est qu’en histoire-géographie on est devant une grande diversité de sources. Et aujourd’hui il apparait très difficile de ne faire travailler les élèves que sur du papier quand on a accès à la richesse des archives photographiques ou audiovisuelles, à des documents cartographiques en ligne, à des Systèmes Informations Géographiques. Renoncer à tout cela parce que l’on n’a pas accès au numérique ou parce qu’on s’oppose au numérique, par rapport à la discipline cela peut-être un problème. Je vois davantage de professeurs frustrés de ne pas pouvoir utiliser tous ces supports plutôt que ceux qui regrettent de les utiliser, même si les injonctions à pratiquer telle ou telle forme d’utilisation du numérique sont assez pénibles. Ayant été pendant un an dans une salle sans vidéoprojecteur et sans ordinateur, alors que l’année d’avant j’avais énormément travaillé pour préparer des cours sur un nouveau chapitre en incluant de façon importante l’utilisation du numérique, j’ai dû refaire tous mes cours. Et j’ai été pendant cette année extrêmement frustrée et malheureuse de ne pas pouvoir réaliser les choix pédagogiques que j’aurais voulu appliquer.

Quand je suis en classe avec mes élèves, le numérique change quoi ? D’abord le premier contact avec la classe n’est pas le même. C’est dire bonjour aux élèves, les accueillir lorsqu’ils rentrent dans la classe. Puis ensuite ou si je peux arriver avant le début du cours, je dois allumer l’ordinateur, le vidéoprojecteur et me connecter à l’ENT du lycée pour pouvoir faire l’appel. Pour cela je tourne le dos aux élèves : je les connais, je n’ai pas peur de cela. Pour certains collègues - dans des établissements difficiles -, le fait de tourner le dos peut leur poser problème, dans la relation avec les élèves, surtout en début de cours lorsqu’il faut installer la classe. La situation peut être complètement différente si on rentre dans une salle dite informatique : le premier geste pour les élèves est de regarder leur écran - même si celui-ci est éteint - plutôt que de regarder l’enseignant qui va leur donner une consigne de travail, leur expliquer ce qu’ils vont faire. Ils ont le réflexe d’allumer leur écran, recherchent le code de connexion qu’ils ont parfois perdu. Et en tant qu’enseignant il faut donc avoir la liste des élèves avec leur code pour pouvoir pallier - un autre problème technique. Si on a des tablettes c’est une autre mise en place : il faut les distribuer - des élèves pouvant avoir leur tablette personnelle –, les répartir si ils les utilisent en groupe. On a donc des situations très différentes et cela change le rapport aux élèves.

Le rapport des élèves à la trace écrite du cours change aussi. Le cahier de texte numérique permet aux professeurs une utilisation très diversifiée. Certains mettent en ligne tous leurs cours par l’intermédiaire du cahier. Et on a une pression des élèves qui demandent si un cours sera en lien sur le cahier – ce que l’on est en train de faire, ce que vous nous dites -, sous-entendu est-ce que je peux me permettre de ne rien noter et de rattraper ensuite chez moi. Cela pose un vrai problème en terme pédagogique car c’est différent d’avoir écrit les choses soit même, d’avoir fait l’exercice attentivement, d’avoir une trace écrite personnelle, que de relire chez soi la trace « parfaite » que l’enseignant a élaboré. Il y a aussi les élèves qui se sentent débordés et au lieu de mettre en place des méthodologies efficaces pour tout noter, nous demandent l’autorisation de prendre en photo le tableau. C’est très courant, et ils nous arrivent de dire oui lorsque c’est la fin du cours, qu’il y a un paragraphe un peu long à noter, comme les devoirs à faire pour la prochaine fois. Me mettant dans une sorte de contradiction, je dis oui à certains élèves : car soit on accepte la prise de photos soit on reste après la fin du cours pour qu’ils finissent la recopie du tableau. L’utilisation de diaporamas tous préparés a aussi un effet qui n’est pas neutre. Lors d’un cours sans numérique, on écrivait au fur et à mesure, on laissait une trace écrite, un plan, ... Lorsque que l’on utilise un diaporama, les élèves sont hypnotisés par l’écran et ils n’écoutent plus ce que vous dites. Vous leur avez facilité la tâche en termes de prise de notes, mais ils n’écoutent plus ce que vous dites ; vous êtes même obligé d’éteindre le vidéoprojecteur, ou de leur demander de ne plus regarder l’écran pour qu’ils vous écoutent, qu’ils « branchent leur oreilles ». Parfois le tableau blanc est trop petit et le diaporama prend tout la place ; si on des mots à écrire pour compléter, on se retrouve à gribouiller dans les coins du tableau et donc peu lisible pour l’élève. Et que faire en cas de panne ? C’est là où l’expérience de l’enseignant est importante : faire avec ce qu’il y a sous la main, être capable d’improviser, quoi faire quand la panne n’a pas été envisagée.

Est-ce que les élèves sont plus motivés lorsque l’on utilise le numérique ? En fait, ils sont justes motivés lorsque c’est nouveau, la première fois, la deuxième fois éventuellement, mais après ils s’habituent. Lorsque j’étais élève et qu’un enseignant a utilisé une télévision en classe et nous a passé un film, on a trouvé cela génial et puis après on était habitué. Pour les élèves, la motivation est liée à la nouveauté, mais beaucoup plus à la diversité de ce que l’on va pratiquer en classe, plutôt qu’à l’utilisation unique du numérique. Il faut reconnaitre que le numérique nous offre la possibilité d’enrichir notre cours, de rajouter des choses que l’on n’a pas eu le temps de dire en cours notamment par l’intermédiaire du cahier de texte numérique. On peut rajouter des liens vers des sites, des films, des documentaires ou un conseil de lecture d’un article. Et on dit aux élèves vous pourrez aller voir, ce n’est pas obligatoire, mais cela complète le cours. Mais est-ce que ce n’est pas se donner bonne conscience – et pourtant je le fais ? Est-ce que cela va démocratiser l’accès au savoir, en laissant chaque l’élève libre d’aller voir ou pas - parce que l’on n’a pas eu le temps avec eux dans la classe ?

Pour finir je voudrais citer la conclusion d’un article de Paul Devin, inspecteur dans le premier degré. Paru dans la revue de l’institut de recherche de la FSU, où ils ont fait un dossier sur Penser le numérique, l’article s’intitulait La question du numérique à l’école doit rester une question didactique. Sa conclusion que je partage : Nous devons rester centrer sur une observation raisonnée des effets des usages du numérique sur les apprentissages et continuer à relativiser leur place au profit de l’enjeu essentiel, celui du développement des compétences didactiques et pédagogiques des enseignants et des enseignantes.