Premier débat du vendredi après-midi
Suite du 2ème débat du matin avec Karine Mauvilly, Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Bernard Legros
Retranscription
François : ce matin on a posé, avant d’entrer dans le vif des enjeux sanitaires, pédagogiques et de l’invasion numérique dans un certain nombre de secteurs, les premiers cadres du numérique scolaire comme élément dans un processus plus vaste. On a rappelé aussi le cadre matériel dans lequel s’inscrit toujours le numérique. Et avec Bernard et Karine, on a eu le premier témoignage d’enseignants qui nous ont proposé à la fois un historique, un retour sur expériences des pratiques dans l’éducation nationale, en France et en Belgique.
Public : comment expliquer l’abandon totale de ce thème ; on trouve un article de temps en temps mais il n’y a pas eu de véritable opposition dans le milieu écologique. C’était dans la même période que les OGM. Il y aurait pu avoir la même opposition radicale face au risque sanitaire. Il y a encore aujourd’hui un aveuglement total. Ils n’en parlent quasiment pas. Même les convaincus – ceux qui prennent des douches avec moins de 6 litres - vont faire des recherches sur internet sans prendre conscience de ce qu’il y a derrière.
Cédric : sur la question des déchets électroniques et du coût des impacts du numérique, Les amis de la terre avaient fait une analyse. Mais cela en dit long sur le poids que peut représenter une association dans la société dans la contre-expertise. Mais ce document n’avait pas eu un écho très large. Il y avait aussi Fabrice Flipo qui avait dirigé un rapport pour l’école des Mines sur l’impact environnemental du numérique qui est paru ensuite La face cachée du numérique. Par rapport aux enjeux, il y a peu de documents ou alors portés par des associations ou structures qui n’ont pas l’écho qu’ils méritent. Avec l’association Robin des Toits et la question des antennes, il y a eu un peu plus de débats, de discussions publics. Il y a quelques années PMO sur la question des nanotechnologies s’était très impliqué. L’écologie politique depuis 20-30 ans a été essentiellement portée par un parti comme Les Verts puis Europe Ecologie. Je ne sais en tant que parti ce qu’ils ont pu faire sur ces questions de déchets ou de coûts énergétiques, mais sur la question du numérique, comme je parlais précédemment d’un certain consensus dans la classe politique, le parti des Verts en a fait largement parti de ce consensus ; la tendance majoritaire a été de croire dans les vertus émancipatrice du numérique et capable de créer une société horizontale, où règne l’égalité, une société du savoir, de la connaissance, avec transparence et justice sociale. Donc une foi, une adhésion assez forte, et même très tôt avant d’autres partis, de ce que l’on a essayé de qualifier de techno-utopie. Et toute une partie de la mouvance qualifiée de gauche, d’extrême gauche progressiste croît aux vertus de la technologie. Ils vont être contre les GAFA, pour les logiciels libres, tenir des discours comme pourquoi pas numériser l’éducation nationale avec des logiciels libres. Mais je pense que le rapport à la technologie ne change pas fondamentalement. Ces courants-là ont eu tendance à être techno-enthousiastes, et défendre une numérisation. Plus on améliore les technologies, plus on augmente le bien-être, la vie des gens, on rend accessible les connaissances, on favorise la mise en place de plateformes de démocraties participatives, de « civil-tech », de pouvoir être en lien avec ses élus se rapprocher d’eux. Dans ce regard que l’on doit porter sur les technologies, on peut dire que l’on les utilise tous, de façon réduite pour certains. On est de plus en plus contraint à les utiliser, et s’intègrent tellement à nous ; cette emprise numérique étant un tel enveloppement de ce que l’on peut être, que critiquer les technologies, c’est nous critiquer nous-mêmes. Il serait difficile de se critiquer soi-même par ce biais-là. Dans le cas des partis écologistes, il y a cette idéologie très progressiste, qui lie le progrès social et psychologique au progrès technique et technologique. Et on aurait pu penser que le parti des Verts soit en dissidence sur cette question-là. Je renvoie à un livre que j’ai écrit en 2012 sur les discours des candidats de gauche, dans le cadre des élections. Et on constatait que sur le numérique, ils étaient tous d’accord : il allait améliorer le sort de l’humanité.
Bernard : Octave Mannoni parle de déni. Une double approche. Ayant envoyé, à certains de mes collègues plus sensibilisés que d’autres, un article sur le numérique, ils m’avaient répondu « je suis d’accord avec la plus part de tes arguments, mais je soutiendrais quand même la numérisation de notre établissement ». Il y a des croyances ; une personne m’a dit « qu’il était persuadé que tôt ou tard on parviendrait à faire tourner avec des énergies renouvelables. Qu’il ne fallait pas se tracasser car quand il n’y aurait plus de pétrole, d’énergie fossile, les énergies renouvelables feront tourner le web, comme il fonctionne aujourd’hui et encore plus.
Karine : je pense que vous posez une question fondamentale, qui est celle de l’adhésion à une attitude techno-technique. Aujourd’hui il y a un grand risque à se dire techno-critique, juste techno-critique, même pas technophobe. C’est comme se dire féministe, il y a un risque. Dans de nombreux milieux, dire ce mot, féministe, c’est un gros mot. Pour les écologistes, déjà ce n’est pas facile au quotidien d’être « écolo », mais si en plus ils se disent techno-critiques, ils se mettent au ban de quelque chose ! A choisir ce positionnement, on court un risque social, que peu de gens ont envie de prendre. A nous de diffuser l’idée pour qu’elle devienne moins originale, moins à la marge. Tant qu’elle sera à la marge elle sera risquée. Et les écologistes qui sont déjà marginalisés, auront du mal à s’en emparer.
Public : mais il y a des choses à faire passer. De plus en plus de monde l’utilise, les enfants ont vu leurs parents sonnés, pour les plus petits, c’est tout à fait normal. Cela devient plus du tout entendable.
Ce n’est pas parce que l’on va perdre, qu’il faut rien faire.
Karine : cela m’évoque les théories de l’historien Yuval Noah Harari, dans Sapiens, sa somme sur l’histoire de l’humanité. Dans les derniers chapitres, il explique que « L’empire », ce qui prend le dessus à un moment donné (l’empire mongol, romain, de la Silicon Valley), est nécessairement vainqueur, c’est sa définition. Mais cela n’empêche pas des résistants de vivre à l’intérieur de cet empire du moment. La Silicon Valley est en train de gagner, il ne faut pas se voiler la face. Cela n’empêche pas de ne pas adhérer et de chercher des voies de résistance.
Il est aussi certain que tous les empires s’effondrent un jour. Ils s’effondrent tous. De notre vivant on ne verra pas ce changement mais ce n’est pas forcément grave. C’est parce qu’il y a des petits pas, qu’au final l’empire du moment s’effondre, parfois doucement, et que les temps changent.
Guillaume : il y a un élément historique important à introduire : la nécessité de faire sens dans le vécu. Serge Ytrosa fait cette hypothèse qui est stimulante intellectuellement « Le désir d’apocalypse d’aujourd’hui, c’est un moyen de redonner un sens à l’histoire ». A une époque où il n’y a plus beaucoup d’utopies politiques qui fonctionnent bien, la technologie apparaît comme redonner un sens à l’histoire. Le désir inverse qui affleure dans tous les médias, les films que l’on peut voir, que l’on retrouve auprès de nombreux jeunes comme souhait, c’est qu’arrive l’apocalypse. Car ils savent où les choses vont aller. Cela ne donne pas le sentiment d’être perdu, car rien n’est plus effrayant que l’inconnu. Cela va s’effondrer ; on est déjà plus tranquille. Et cette analyse est importante pour comprendre comment la technologie a eu ce rôle prépondérant pendant ces dernières années. C’est que les utopies du 19ème siècle, notamment scientistes ou technocratiques – même si ce n’est pas un terme d’époque – avec le dytique science et progrès ne marche plus aujourd’hui. Selon Rosa dans l’échelle temporelle dans laquelle on vit, les temporalités ont été raccourcies. On est plus dans l’immédiateté. Avec le dytique science et progrès et que l’on raccourcit au maximum, il reste recherche et innovation ; c’est le monde dans lequel on vit. Il n’y a plus le catéchisme de la science et du progrès, mais celui de la recherche et de l’innovation. Dans les écoles d’ingénieurs, du matin au soir on a ce vocabulaire-là et on dort avec. La technologie a pris le pas. Les grands mythes nécessitent des personnages pour les incarner : fin 19ème ou début 20ème on avait Louis Pasteur, au 20ème on a Einstein, des savants, des scientifiques. Mais aujourd’hui ce ne sont plus des scientifiques comme Stephen Hawking, mais ceux qui sont connus aujourd’hui, ce sont des personnages comme Steeve Job à qui on allume des chandelles à leur mort. Ce sont des grands vendeurs de technologie. Voir la couverture du journal Le Point avec « C’étaient les nouveaux penseurs du monde » avec Marc Zuckerberg. Les nouveaux messies ce sont des « grands technologistes ».
Public : je voudrais revenir sur le propos de Cédric, qui illustre le débat interne de l’association Technologos. A entendre ce paysage de déferlement et d’auto accroissement de la technique, le système technicien, on pourrait penser que ce mouvement est autonome. Le système technicien est un terme employé par Ellul et qui refuse de poser la question du capitalisme. Est-ce que c’est la technique comme le pense Ellul qui mène le monde ? Il est insoutenable de dire que le capitalisme est morne et n’est plus un agent historique. On pourrait le croire en entendant tous ces exposés sur le côté rouleau compresseur de la technique. Et comme le dit Cédric « le moindre de nos gestes, l’industrie tend à en tirer profit ». Il ne faut oublier cette dimension et je ne veux pas faire de marxisme primaire. Je ne dis pas que c’est Microsoft parce qu’il a pris le marché de la numérisation scolaire, que ce n’est ne pas un facteur explicatif, mais je préfère parler de techno-capitalisme et dire que le capitalisme a de nouveaux avatars, constamment capable de se recycler et de s’adapter. Et que ce mouvement de numérisation n’est qu’un des aspects de la manière du capitalisme de chercher de nouveaux espaces à marchandiser, pour maintenir un certain taux de profit. Pour ce faire il faut encourager la croissance. Car si elle s’arrête, il n’y a pas de consommation, de production. C’est une dimension qu’il ne faut pas oublier ce qu’on appelle l’extension de la marchandise - le moindre de nos gestes qui peut-être marchandisé.
Public : sur ce que qui vient d’être dit, le capitalisme ne peut pas survivre si il n’y a pas de nouvelles demandes de nouveaux produits en permanence. C’est structurellement dans le fonctionnement du système, il ne peut pas se reproduire à l’identique, sans croître. Tout ce qui peut permettre de stimuler l’industrie, les nouveaux objets, …, sera toujours englobé dans la marche de l’histoire contemporaine. Et qu’il faut penser le capitalisme et la technique dans un même mouvement.
François : à travers la technique, il y marchandisation des aspects de la vie, de l’éducation en particulier, qui sont en jeu. Beaucoup de gens dans le monde critique font du capitalisme le principal facteur de pression ; c’est juste, mais il faut préciser de quel capitalisme l’on parle. En dissimulant la question de la technique, on passe à côté d’un certain nombre d’enjeux fondamentaux.
Public : un témoignage de vécu et de citoyen, je lie totalement la technique et le capitalisme c’est-à-dire cette façon de mettre de l’abstrait par l’intermédiaire de l’argent dans la vie des gens, de transformer les besoins sociaux des habitants de cette planète en enjeux économiques. C’est l’invention de l’économie qui fait problème pour moi, en gardant cette marchandisation de ce qui existe, du réel et en s’éloignant des besoins humains et en n’accordant de la valeur seulement qu’à l’argent, le numérique est arrivé et c’est la technologie qui a été parfaitement adaptée à cet objectif.
Karine : avec ces derniers apports, on va devenir très pessimiste. Evidemment c’est un mouvement très large qui nous dépasse. Mais le moyen de lutter c’est de poser des actes individuels et concrets. Collectivement, c’est ce que l’on est en train de faire, ici, aujourd’hui, il y des gens qui luttent, qui s’expriment. Mais comment individuellement se sentir moins pessimiste, c’est en posant des actes. Et si on en revient à l’école numérique, chaque professeur peut faire quelque chose ; c’est mieux d’être entouré mais on peut refuser ces gestes numériques au quotidien, dans sa vie privée aussi. On n’est pas obligé d’ouvrir un compte si on veut acheter ou faire quelque chose. On peut aller chez son libraire plutôt que d’aller sur Amazon. C’est là que se situe la résistance. Ne pas sombrer dans un pessimisme excessif, on vit à notre époque et ce n’est pas déplaisant d’être résistant parfois.
Public : c’est difficile selon les secteurs. Je milite depuis 25 ans pas dans une filière économique mais dans un secteur celui du vêtement. Personne ne l’attaque de front et comme pour le numérique personne ne peut aller contre, il y a un état de fait. L’enseignement dans cette filière est le comble de l’exaspération du numérique, puisqu’on arrive à considérer que la partie à enseigner, c’est l’aspect numérique, alors que vous habillez avec de la sueur. La seule valeur qui est retenu est celle du marketing et les processus numériques. Poser des actes, bien sûr. Les actes collectifs ont leurs limites et leurs difficultés. Pour les actes individuels, il faut les remettre dans un contexte humain suffisamment nourrissant. Remis dans le contexte actuel, on n’a pas besoin d’argent, mais on a besoin de nourriture, d’aide, on a besoin de lien. Les contenus de ce qu’il faut appeler l’économie, un métier, de l’emploi, il faut les retravailler. Dans mon domaine, le numérique a gagné.
Guillaume : j’ai un vrai problème avec le débat « est-ce que c’est la technologie ou le capitalisme ? Y-a-t-il autonomie ou pas de la technique ? Je pense qu’il y a un problème de vocabulaire. Je pense à l’anthropologue Maurice Godelier qui a été longtemps marxiste, et de sa rencontre avec les baruyas pour étudier les relations marchandes et économiques. Ils ne trouvent pas ces relations car elles ne sont pas isolables dans leur culture. C’est intégrer dans un circuit religieux. C’est de la religion mais non car ils échangent des biens dans le cadre de leur rite. Et il conclut en disant que les catégories où d’un côté on a l’économie, de l’autre le religieux, le politique, …, ça ne fonctionne pas très bien. A mon sens si on a facilité à dire « est-ce que c’est le capitalisme ou la technologie », c’est souvent il y a une histoire, un mouvement, qui nous donne l’impression de savoir. Ayant travaillé dans le contemporain que dans l’histoire, je ne vois pas trop de différence entre l’industrialisation et le capitalisme. Ce sont les mêmes acteurs. Au 19ème, ils créent des structures différentes ; il y a la société d’encouragement pour l’industrie nationale, des caisses de résonnance dans les banques. Ce sont humainement les mêmes personnes, mais ils agissent différemment quand ils sont à l’académie des sciences, à la société d’encouragement national, à la bourse, … Sur le sujet de l’autonomie, je pense à l’historienne Larissa Zakharova, qui a travaillé notamment sur l’histoire des réseaux de télécommunication en Russie. Elle montre très bien comment un système politique totalitaire, n’est pas un bon moyen pour faire émerger le développement technologique. En Russie, le développement du réseau dans un contexte autoritaire, avec l’ajustement permanent entre les personnes fait que rien ne fonctionne correctement : catastrophes, incompatibilités des standards de communication. Un système autoritaire cela ne marche pour un bon développement suffisamment « harmonieux », où les technologies se développent facilement. Lorsque l’on parle d’autonomie, est-ce que c’est une transcendance la technique, je ne peux pas y répondre. Mais on a créé des structures qui donnent l’apparence d’une autonomie dans le développement. On a créé des structures sociales qui rendent possibles le fait de dire que l’on n’arrête pas le progrès. Ce n‘est pas une loi divine ou naturelle comme la gravité, cette maxime « on n’arrête pas le progrès ». Dans les structures que l’on a créées, il y a un jeu qui s’appelle le marché qui fait que cela produit le meilleur ajustement possible pour que ce soit les standards technologiques qui poussent et conduisent le développement des sociétés contemporaines. Et là on parle de choses plus concrètes sur lesquelles on peut statuer. Et je pense que le système politique et économique dans lequel on vit, est parfaitement constitué pour ne pas arrêter le progrès.
Cédric : le fait qu’il y ait eu beaucoup de plans d’informatisation de l’école et qui ont eu peu d’effet pour un certain nombre d’entre eux, ne peut préjuger des suivants. L’environnement et les technologies ne sont plus les mêmes que dans les années 80. Mais il y a une tendance lourde à la numérisation, l’algorithmisation du monde ; le numérique permet de nous enrober complètement à chaque moment de notre vie. Mais les manières, dans les différents secteurs de l’économie ou de la société où le numérique pénètre, ne sont pas toutes les mêmes. Si les plans échouent dans l’école, c’est que c’est un milieu, du fait de sa structure de son organisation, qui se prête moins à des changements radicaux. Dans la formation professionnelle, on voit plus du «« elearning » car ce sont des plus petites structures avec des personnes en reconversion ; le numérique facilite la mise en place rapide de ces organisations. Dans la formation au sein dans les entreprises, on voit l’utilisation de jeux vidéo d’apprentissage. Dans les écoles du supérieur, le numérique pénètre plus facilement que dans les écoles élémentaires.
Bernard : c’est Hartmut Rosa qui disait que « le véritable retour de l’histoire n’était pas la lutte des classes comme le prétendait les marxistes mais l’évolution technologique ». Le numérique est aussi l’aboutissement du projet cybernétique qui est né il y a bientôt 70 ans. Je relativiserais en disant que l’école est une institution lourde et qui bouge lentement. Et quand je vois de jeunes collègues qui arrivent, faisant partie de la génération Y, et qui sont à la fois numérisés et non syndiqués, je m’inquiète beaucoup pour l’avenir de l’institution scolaire.