Introduction au 5èmes Assises de Technologos
Par François Jarrige
Après la guerre, la médecine, cette année nous nous arrêterons sur les questions liées à l’éducation : nous souhaitons continuer d’interroger les mutations de notre milieu technique et alerter sur ses effets, rendus invisibles par l’omniprésence du discours béat sur l’innovation à tous prix…
Il convient sans doute de rappeler au préalable quelques définitions : L'adjectif « numérique » vient du latin « numerus » (« nombre », « multitude ») et signifie « représentation par nombres », c’est-à-dire le calcul numérique ; devenu un substantif à la fin du XXe siècle, « numérique » désigne maintenant les technologies de l'information et de la communication, et « numérisation », le basculement des divers secteurs de la vie sociale vers ces technologies. Cet usage est spécifique au français, la presque totalité des autres langues utilise le mot « digital ».
Le numérique recouvre donc une grande diversité d’outils, de pratiques dans tous les domaines. Dans le domaine éducatif ce sont les fameuses tablettes tactiles éducatives pour les petits de maternelles, jusqu’aux MOOC et autres enseignements dits numériques à l’université. Au-delà de l’extrême diversité des outils et des usages, il existe des enjeux communs, des processus à l’œuvre, ce sont eux qu’il s’agit de penser en sortant des micros étude spécialisés sur l’usage de tels ou tels outils ou logiciel.
Bilan de rentrée : Le point de départ de notre réflexion est que le déferlement des outils numériques de la maternelle à l’université ne cesse de s’intensifier, largement soutenu par les pouvoirs publics, les grandes entreprises industrielles du secteur, et une multitude de discours publicitaires enthousiastes : quelques chiffres et rappels…
* Les petits enfants constituent un marché important et les industriels vendent des tablettes éducatives, le numérique éducatif est devenu un argument de vente pour équiper des populations – les moins de 8 ans – en objets dont ils étaient jusqu’à présent préservés ;
* Le plan numérique à l’école a été annoncé en mai 2015, depuis il se déploie chaque année un peu plus. Un milliard d'euros a été consacré au plan numérique sur 3 ans. En cette rentrée 2017 ce sont près de 3000 collèges – soit 51 % des collèges publics – et 3525 écoles qui seront équipés, soit près de 600 000 élèves.
* dans l’enseignement supérieur aussi, sur son site et dans les nombreux discours officiels, le numérique est désormais présenté comme le cœur de l’action ministériel, là aussi de nombreux plans comme « la stratégie numérique de l’enseignement supérieur et de la recherche » lancée en 2013 vise à généraliser au maximum le numérique partout. Depuis, les « pédago lab » jusqu’aux Mooc en passant par une multitude d’autres dispositifs, le numérique est censé être « le levier d’une université en mouvement », selon la langue de bois et les discours idéologiques dominants. L'objectif affiché est la généralisation des enseignements par le numérique au collège pour 2018/2019. Alors que la pression sur les enseignants et les parents est toujours plus forte, que les jeunes se détournent de l'enseignement, que l’État se déclare en faillite et annonce des coupes budgétaires drastiques, pourquoi la priorité serait-elle à la numérisation de l’école ? Est-il normal de rendre de plus en plus obligatoire les outils numériques, comme ces cahiers de textes numériques, censés permettre un meilleur suivi du travail des enfants alors qu’il suffit de discuter avec les enseignants et d’ouvrir un cahier pour cela ?
Déni de démocratie et acquiescement général :
Face à un tel processus, a-t-on le droit d’émettre des doutes et de s’interroger, voire de s’y opposer ? Si on écoute les spécialiste et les entrepreneurs du numérique – tous ceux qui œuvrent à sa généralisation accélérée, qui y ont intérêt et considèrent qu’il s’agit d’un mouvement naturel et inéluctable – le débat ne saurait être pour ou contre, il ne saurait même y avoir de critique, l’enjeu consiste à penser les usages, à adapter la société et les divers acteurs …
Il existe des pressions croissantes dont nous avons-nous même été témoins et en parti victimes en préparant ces rencontres : nous avons reçu un message étonnant expliquant que toute critique du numérique était inutile, réactionnaire, qu’il fallait apprendre aux profs à l’utiliser et c’est tout ! Une psychologue s’est vue interdite d’intervenir par son chef de service, un enseignant s’est vu privé d’autorisation d’absence pour participer à nos assises jugée engagées idéologiquement.
L’idéologie du numérique s’impose avec force : l’un des signataires de l’appel de Beauchastel – un collectif d’enseignant appelant à résister à la multiplication des outils numériques - est menacé de sanction par le rectorat car il refuse de faire l’appel au moyen du logiciel « Pronotes », outil de gestion des élèves ; ce qui nous rappelle d’autres évènements récents comme ces prof de math de Gaillac en justice pour vol alors qu’il cherchait à préserver leur vieux tableau noir. Il est tout à fait invraisemblable qu’une telle hypnose s’empare du monde, le débat est définit par ceux qui promeuvent ces outils, seul la réflexion sur l’utilisation et le type d’usage de ces outils semble légitime. Pour autant, au-delà des slogans, des idéologies et au-delà du solutionnisme technologique qui fleurit aujourd’hui nous pensons que les questions d’éducation et d’enseignement sont trop sérieux pour être laissé aux seuls experts du numérique dont les visions du monde sont modelées par leur fascination pour la technologie
Les enjeux du numérique éducatif sont multiples, mais on peut en distinguer cinq principaux sur lesquels reviendront les différentes interventions
- Sanitaire : impact sanitaire et psychologiques, quid du développement cognitif des enfants à l’ère des écrans omniprésent, quid des études et alertes médicales sur la dangerosité de l’exposition aux écrans et aux ondes ;
- Sociaux : redéfinition du métier enseignant, contrôle accru sur les personnels, derrière ces outils il y a aussi de nouvelles formes de gestions et de management des personnels,
- Pédagogique : le numérique serait la condition d’une nouvelle pédagogie révolutionnaire et émancipatrice, quelle pédagogie inversée ? du Mooc aux réseaux sociaux et outil de contrôle des élèves ?
- Ecologique : on l’oublie trop mais ces outils présentés comme « disruptifs » ou « innovants » sont surtout de nouveaux instruments de prédation du monde, de ses ressources et de ses milieux. Leur cycle de vie, leur production et utilisation soulèvent de nombreux enjeux, peut-on encore débattre des vertus pédagogiques de tels ou tels outils sans penser les infrastructures matérielles dans lesquelles il s’inscrit.
- Economique : Le coût de ces équipements est élevé pour une école sans cesse décrite comme étant en crise, il est fréquent de critiquer les enseignants invitant les parents à dépenser quelques dizaines d’euros pour des livres alors que tout le monde trouve normal d’en dépenser des centaines pour des ordinateurs.
Ces deux jours ne sont donc pas une rencontre académique et officielle comme il y en a tant, il s’agit de questionner, d’informer, d’entendre les sceptiques au lieu de les rejeter a priori dans le camp de la réaction ou de les discréditer trop facilement.