TECHNOlogos 5èmes Assises des 15 et 16 septembre 2017 : "La numérisation de l'éducation"

Premier débat du vendredi matin

Avec Guillaume Carnino et Cédric Biagini

Retranscription

 

Public : les Datacenter sont les plus gros pollueurs du monde – à Aubervilliers, ils consomment plus d’énergie que les habitants. Comment les pénuries des énergies fossiles vont les impacter ? Est-ce que quelque chose pourrait-être mise à la place pour sauvegarder le réseau ?

Guillaume : le pétrole n’est pas un problème pour les Datacenter, car proportionnellement il n’en consomme pas tant que cela. Une bonne partie de l’énergie qui les alimente c’est le nucléaire pour la France, et aux Etats Unis c’est le charbon. En Virginie occidentale, beaucoup de Datacenter sont implantés pour structurer et assurer leur propre approvisionnement énergétique. Ils ont recours à une technique « les mines à déplacement de sommet ». Pour éviter d’extraire sous terre, on rase le sommet de la montagne en comblant la vallée d’à côté. On utilise des camions complètement automatisés – comme des drones – et qui vont aller chercher le charbon. On se croirait sur la lune, lorsque l’on voit cela – voir le documentaire « Internet, la pollution cachée ». Et c’est ce charbon-là qui alimente les Datacenter américains. En termes de pénurie, ce n’est pas pour tout de suite. Je crois qu’il y aura pas mal d’endroits invivables avant la pénurie de charbon. Est-ce que Internet est résilient ? Je pense que cela s’effondrera en même temps que le reste. Avant que cela ne s’effondre, on peut tout détruire allégrement.

 

Public : il y a aussi la question des métaux rares qui rentrent dans la construction des ordinateurs des Datacenter. Et là, la chute est déjà en cours.

François : c’est effectivement un enjeu majeur. Et Philippe Bihouix - qui devait être parmi nous - est le spécialiste de cette question, aurait pu vous répondre plus complètement. C’est un débat qui pourrait faire l’objet de prochaine Assises - la raréfaction des ressources naturelles.

 

Public : vous avez bien exposé la séparation entre consommation et production. Alain Gras a fait la même chose pour les systèmes électriques. Aujourd’hui le charbon, les hyper-barrages et le nucléaire, sont là pour faire tourner nos climatisations. On peut déjà adapter notre discours à ce système. C’est la même chose que pour les Datacenter.

Public : c’est un nouvel esprit qui est en train de naître, et peut-être existe-t-il depuis le début de la révolution industrielle. Avec cette nécessité de mobiliser en permanence – de mettre en mouvement -, il fallait trouver des sources d’énergie qui n’étaient ni le vent, ni le solaire, et qui sont aujourd’hui le pétrole, le charbon, le nucléaire, d’une part. A cela ajoutons l’internet qui s’est accéléré avec le méga-internet, non seulement grâce à l’ordinateur « quand je veux » -, mais aussi grâce aux smartphones, ou aux compteurs « intelligents » comme le Linky. Je ne sais pas si on est devant un changement de civilisation, mais cet esprit existait déjà lors de la révolution industrielle : la nécessité de domestiquer et d’être de plus en plus mobilisable. Ce n’est plus la civilisation du « meunier tu dors, ton moulin, ton moulin va trop fort ». Quand il n’y a pas de vent, le meunier il dort. Et depuis la révolution industrielle c’est fini.

Public : certains bâtissent beaucoup d’espoir sur le charbon, les meilleures études annoncent un pic pour 2025. C’est donc très proche. On a parlé plusieurs fois de constructivisme – cela remonte au pédagogue suisse Piaget. Une pédagogie qui a été utilisée par des chercheurs au MIT pour développer certains outils pédagogiques dans les années 80, dans un projet LOGO, comme la tortue LOGO – voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Logo_(langage) . Est-ce que c’est un précurseur de cette école ou bien ses idées ont-elles été détournées ?

Cédric : les deux questions vont dans le même sens. Rupture ou continuité ? Est-ce que le numérique est une rupture totale avec ce qui s’est fait précédemment, ou s’inscrit-il dans l’industrialisation du monde et dans des processus qui étaient déjà en cours dès le XIXème ou même avant la révolution scientifique ? La critique que l’on peut faire de la  question numérique que ce soit à Technologos, à L’Echappée ou à d’autres endroits, est une critique plus large du modèle industriel qui a pu se développer. Evidemment la question de l’énergie se pose bien avant le développement du numérique. Et il faut inscrire sa réflexion dans une perspective plus large, mais je pense qu’il y a des moments, des temps différents. Et qu’avec le développement des smartphones et au-delà de ça, la perspective d’une « algorithmisation » totale de l’économie, on entre dans une nouvelle phase.

Parce que des idées peuvent être en germe, comme celles de Piaget avec une certaine vision de l’humain, qui est bien antérieure aux années 90 et au développement des nouvelles technologies. Les prémisses de ce qui vont être l’informatique, le monde numérique, sont déjà là dès la fin de la seconde guerre mondiale. Les choses peuvent être posées à la fois du point de vue technique et scientifique, et aller ensuite crescendo avec la naissance du  microprocesseur, de l’interconnexion généralisée, ceci en tant que processus matériel et technique. Mais les prémisses sont aussi présentes en tant que discours politique et quasi moral - ce que j’ai appelé les techno-utopies -, et peut-être tout aussi présentes dans la manière d’appréhender les savoirs, le monde. Cela n’est pas récent et se construit sur des savoirs déjà préexistants. Le fait qu’à un moment les outils technologiques soient arrivés à un certain niveau de développement, que les esprits soient préparés et qu’un discours très puissant ait pénétré dans la population, font que les choses ont basculé. Il y a tout un faisceau de causes qui fait que cela va pouvoir fonctionner ou pas, et pas uniquement pour des questions liées au développement du numérique. Voir les travaux de Pierre Musso sur la question du réseau, et Philippe Breton qui avait travaillé sur l’histoire de l’informatique.

 

Public : j’ai été gêné par rapport à la description que vous avez fait de l’éducation. Vous avez rappelé la position de notre président, de la ministre de la culture - qui s’est impliquée à titre personnel dans une école Montessori,  Et quand vous critiquez une source parmi d’autres de savoir,  est-ce que ce n’était pas un projet de pédagogie comme celui Freinet - qui s’intéressait lui, à l’imprimerie ?.

Public : en école d’ingénieurs on est particulièrement touché par le numérique - avec l’utilisation de smartboard, tableau blanc interactif – et ma remarque porte sur la numérisation de l’école. Mais il y a un autre domaine investi lourdement par les industriels du numérique, c’est la santé. Les questions sont assez proches. Et la définition que vous avez donnée de l’étudiant comme apprenant acteur en auto apprentissage, aujourd’hui dans le monde de la santé on ne doit plus parler de patient mais « d’actient » - pour patient numérique acteur de sa propre santé. Il y a beaucoup de similitudes, de points communs, car on a le même processus de numérisation et on aurait intérêt à engager des recherches comparatives. Posons-nous la question de la numérisation du monde, par rapport à l’imaginaire et au projet de mathématisation du monde, qu’on retrouve présent très tôt dans notre civilisation avec Galilée : en quoi le changement est-il fondamental ? Est-ce que l’on a affaire à une extension, un renforcement, un perfectionnement de cette mathématisation ou quantification du monde ? Il me semble que ce qui a changé récemment c’est une mathématisation qui s’applique aussi à la subjectivité, aux relations sociales, aux émotions et aux affects. Un affect n’a droit de cité qu’à partir du moment où il est mathématisable, quantifiable, modélisable et où il devient une réalité spatialisable. La place des neurosciences devient de plus en plus importante dans toutes nos disciplines de sciences humaines.

Public : mon embarras est qu’à titre personnel, j’ai été parmi les personnes qui ont utilisé assez tôt l’ordinateur dans les années 80. Et je serais bien content si aujourd’hui j’étais formé ou formaté au B A BA des outils du numérique, car quand vous êtes confrontés à un problème d’ordinateur ou de smartphone … Il y avait hier dans l’Ile d’Oléron, une réunion des principaux collèges, et ils sont tous catastrophés par les élèves de 6ème qui présentent des signes d’instabilité toujours plus importants. Les éducateurs, les enseignants ne contrôlent plus rien. Est-ce dû à la numérisation, la civilisation de l’image ? N’est-il pas déjà trop tard ?

Public : lorsque l’on parle de l’hyperactivité des enfants, de la baisse de l’intelligence - le QI - qui est en chute libre en France, comme dans tous les pays occidentaux, il ne faut pas croire que c’est uniquement à cause des écrans. Par exemple, les observations faites par la recherche dans les sciences cognitives sur l’exposition toxique in utero démontrent une déstructuration du cerveau qui a lieu quand les enfants sont exposés à une variété de toxines dont on ne connait pas encore les effets pour la plus part. Philippe Grandjean dans Only one chance, parle du moment où le cerveau se structure in utero et dans les premières années de l’enfance. Et les résultats montrent une baisse de l’intelligence. Par exemple lorsque l’on retrouve des phtalates dans le placenta lors de l’accouchement, cela entraînent une baisse de 7 points de QI.

Public : pourquoi du côté écologiste, il n’y a quasiment rien sur le sujet. Il y quelques articles sur ce qui se passe là où l’on envoie des détritus, au loin, … Mais avec peu d’opposition, ou par des associations comme la vôtre, mais c’est sur un plan différent. Alors qu’au départ, les dégâts écologiques étaient une prévision annoncée, côté sanitaire et côté écologique. Peut-on expliquer ça par le fait des alliances politiques, comment expliquer cet aveuglement ?

François : une question importante. Et je rappellerai une des questions posée en 2017 lors des ateliers d’été de Technologos, « pourquoi les écologistes ne prennent pas davantage en compte ces questions de High Tech dans leurs réflexions ? »