L’entrée des grands groupes numériques à l’école
Par Christophe Cailleaux
Retranscription
Je suis enseignant et professeur principal dans une ville située dans la banlieue de Dijon. Et je vous remercie d’avoir pu décaler à aujourd’hui mon intervention qui était prévue hier.
L’idéologie dominante du numérique est à la fois écrasante et transparente, alors que toute critique de la technologie du numérique apparait immédiatement idéologique et donc dangereuse.
Je n’ai pas d’expertise dans le numérique, mais je suis un enseignant préoccupé par l’entrée de ces grands groupes dans l’école et cette inquiétude j’ai voulu la faire partager. D’abord au SNES dans un groupe de réflexion sur le numérique, et par l’écriture avec Amélie Hart-Hutasse, de plusieurs articles parus notamment sur Médiapart. Dans le titre le terme « entrée » ne convient pas tout à fait, car depuis longtemps les grands groupes sont très largement à l’intérieur de la maison - l’éducation nationale – et la porte leur a été grande ouverte et l’est toujours. « Grands groupes numériques » pose aussi problème, car plus je réfléchis et plus je me rends compte qu’il n’y a pas que les GAFAM, il y a toute une myriade de petits groupes, une sorte de nébuleuse de start-up de la edtech, qui les accompagnent, qui font peut-être un travail de sape, d’avant-garde. En fait, ils travaillent en articulation avec les GAFAM. C’est un mode complexe, qui a des intérêts communs à défendre, avec aussi de la compétition interne. Mais je pense que globalement on est face à une volonté de « marchandiser » l’éducation. Ils ont une stratégie de marchandisation de l’éducation et ils bénéficient de très nombreux relais – ce qui est très inquiétant car lorsque cela se confine à certains acteurs très puissants, on peut identifier les choses facilement. Mais le discours devient de plus en plus confus, avec un mélange des genres entre le public et le privé, à savoir ce qui devrait être de l’ordre du profit et de la marchandise et ce qui devrait être de l’ordre du bien public.
J’ai voulu vous faire partager mon quotidien paranoïaque – diront certains –, de complotiste ou de rage éradicatrice – comme disait un journaliste du journal Le Monde avec lequel j’échange. J’imagine que j’en veux beaucoup aux GAFAM. Même si vous êtes technocritique, vous êtes confrontés à la réalité d’internet. Et pour analyser ce que font ces géants et les start-up il faut utiliser le numérique, l’étudier. Et aujourd’hui je vais l’utiliser pour faire ma démonstration ; il y a bien là une contradiction mais je l’assume assez facilement.
Décryptage d’une page web de communication du monde du numérique
J’ai découvert cette page où sont rassemblés les éléments de cette nébuleuse : comment elle s’articule et quel est leur langage. On a des anglicismes comme Maddy talk - typique du numérique voire une imitation du management, une obligation pour être crédible. On se demande ce que c’est, on ne sait plus trop à quoi on a affaire : est-ce un colloque, un lieu, quelque chose de pérenne ou de ponctuel ? On a aussi derrière la volonté de construire une incertitude, de construire des marques. On retrouve la citation comme Demain se construit aujourd’hui, une pensée assez profonde, peut-être innovante, pas totalement fausse, mais qui ne signifie pas grand-chose. On a un # symbole du réseau social, de l’horizontalité, ce qui fait rêver et qui masque beaucoup de verticalité. On a la date, le lieu - on est invité chez Google. L’ensemble de ces informations est sur une seule page internet que l’on déroule et l’on voit les sponsors ou partenaires, les entreprises qui manœuvrent dans le cadre du numérique éducatif. Un speech avec un vocabulaire bien particulier – une logique - se met en place, et qu’on retrouve dans la communication de tous ces groupes du numérique. On lit En France, 7 millions d’élèves viennent chaque jour prendre les places sur les bancs de l’école. Cela renvoie à une image vieillie de l’école, à un tableau vert avec plein de signes incompréhensibles - des maths de terminal S - mais en présence d’un enfant de 6 ans. Et là on voit cet enfant déprimé – car un enseignement public, non innovant, donc moche, comme un univers de Victor Hugo, Mélancoli. On lit Baignés dans le numérique, ils font face à un enseignement qui a vécu et ne semble plus tout à fait répondre à leurs besoins. A quoi ressemblera l’école du futur ?. Les concepteurs de l’image ont le mérite de poser une question tout en apportant leur réponse : Place aux nouveaux formats et surtout à l’éducation pour tous. Ce qui laisse sous-entendre que ce n’était pas le cas avant ! Mais heureusement les grands groupes du privé vont nous apporter l’éducation pour tous. Il y a ensuite un vocabulaire ridicule : Comment nous nous divertiront de demain grâce à l’innovation et aux nouvelles technologies. S’amuser demain ? Echanger sur le monde de demain avec des entrepreneurs, des médias, des experts et des acteurs de l’innovation. Mais qui va intervenir et où je peux être dans toute cette énumération ? On voit aussi sur l’image Zagatub qui est le Programme innovant de Butagaz ayant pour objectif de mettre en avant des produits et des services de jeunes entreprises spécialisées dans le confort. Nous avons innover en annonçant le lancement du garage de Bob, le premier laboratoire de bétatest – le premier laboratoire de services autour du confort à la maison. On voit tout de suite le rapport qu’il y a avec l’éducation. Bob sera-t-il le futur professeur ?
Ensuite des intervenants sont annoncés comme :
- Une journaliste de Maddynest - un journal de référence spécialisé dans les start-up françaises -, qui écrit aussi dans un grand quotidien des articles peu en rapport avec l’éducation, mais qui aurait une expertise dans les start-up !
- Une fondatrice d’une entreprise, portée par l’innovation et le triptyque, entrepreneur, consommateur, client.
Après avoir fait un tour de la planète en rencontrant les enseignants les plus innovants - un Head Tech World Tour -, elles ont rapporté « C’est ça la vraie éducation ; il faut faire comme cela » bénéficiant dans les médias d’un vrai plan de communication et des appuis institutionnels. Ensuite elles ont créé un Learn Space où des experts s’occuperont de la valeur pédagogique des produits ainsi que des tests à réaliser en classe. On est toujours dans une démarche d’entrepreneur du monde du privé.
Le troisième intervenant est le dirigeant d’une société ClassRoom qui a développé un ENT. C’est un environnement qui permet de mettre en relation les parents avec les enseignants, et est destiné aux écoles du primaire. Il a été testé dans le cadre d’une convention d’expérimentation auprès des élèves et passée avec le ministère de l’éducation et s’appuyant sur des relais institutionnels. Un produit qui considère les élèves comme des « consommateurs ». On peut lire dans un article : C’est un outil gratuit, simple et léger et a déjà séduit près de 600 classes. Mais on découvre dans la stratégie affichée de l’entreprise : des options payantes, une recherche de fonds 2,5 M€ pour permettre le développement du produit. Avec cette présentation, on est devant une démarche de produit face à un marché. C’est un « petit entrepreneur » mais qui établit des rapprochements et des connexions avec des grands comme Google, …
Quels sont les liens entre le public, l’institution - qui devrait défendre un bien publique - et des entreprises privés ? On voit des enseignants qui font la promotion de ces outils dans les réseaux sociaux. Ceci montre un changement, une dépossession de leur savoir-faire. On retrouve quelle que soit la taille de l’entreprise le même discours niaiseux « on va changer l’éducation, grâce à nous » ! Grâce au numérique les élèves vont être dans la coopération, et d’autres valeurs positives qui sont mises en avant et qui sont utilisées comme argument marketing. Ils vont loin dans leur dynamique. Par exemple l’AFDEL – un organisme patronal du numérique éducatif ayant été consulté en 2015 par le ministère - met en avant Le numérique secteur d’avenir et qui recrute, peut et doit être mis au service de la lutte contre les inégalités et l’intégration sociale des jeunes. Ces entreprises qui ne participent jamais aux biens communs, vont prétendre que grâce au numérique, grâce à leurs solutions, on va lutter contre les inégalités : une gigantesque imposture ! Tout en défendant leurs intérêts, ils sont en guerre contre l’éducation nationale.
Dans le NewYork Times est paru dernièrement un article : Comment Google a pris le contrôle dans les salles de classes aux Etats-Unis - en France c’est plutôt Microsoft qui agit et qui a beaucoup de relais dans les ministères. Cet article montre comment Google a réussi à vendre énormément d’ordinateurs dans les salles de classes, soit près de 8 millions, avec un bénéfice de 30 dollars par unité. Ce n’est pas étonnant mais il faut rappeler que c’est pour faire de « l’argent » que ces entreprises sont « rentrées » dans l’éducation. En France aussi, ils ont compris qu’il y a un marché : Microsoft mais aussi des start-up. Ils ont tous ce discours, « qu’il y a des milliards de profit à réaliser … »
Mais ce qui me préoccupe, c’est surtout les nombreux relais dont ils disposent. Certains médias ont un plan de communication et font du publi-reportage pour des entreprises privés du numérique. En règle générale c’est pour des start-up, donc cela se voit moins que des entreprises du GAFAM. Par exemple pour une entreprise Open Class Room, qui se positionne autant dans le secondaire que le supérieur. Cette entreprise a été créée à la suite d’un site monté par des étudiants Le site du zéro où on avait accès à des produits libres gratuits. Et certains de ces étudiants ont continué en créant l’entreprise, dont une partie des produits proposés restent gratuits, mais le reste est payant. Un plan de communication est relayé par des médias, où ils expliquent qu’ils vont remplacer l’université : Avec APB – système d’inscription dans l’enseignement supérieur - il n’y a plus de place dans les amphis, c’est une catastrophe. Avec notre solution, vous avez des cours quand et où vous voulez, avec la possibilité d’appuyer sur pause.
Dans Le Monde Campus, Emmanuel Davidenkoff écrit : Le tsunami numérique montre que le numérique n’est plus de l’ordre du politique mais du naturel. Il y a une fatalité, on ne peut pas y échapper. Et ceux qui voudraient y échapper sont les rétrogrades qui vont se faire laminer comme Kodak qui n’a pas pris le virage du numérique. L’éducation nationale va disparaître. Plus loin : Un ahurissant obscurantisme, incapacité à penser différemment, une effrayante vision de l’école, et il pointe du doigt les responsables dont les syndicats. C’est un discours qui est caricatural.
Il y a des accords avec les collectivités locales de ventes de produits de licence Microsoft, avec achat et imposition aux élèves et professeurs sans aucune possibilité de négocier dans les établissements. C’est une cinquantaine d’établissements qui doivent passer au tout numérique ; plus de manuel et cette fois encore les enseignants n’ont pas été consultés. Avec des discriminations sociales qui ressurgissent car lorsque l’on passe au tout numérique il faut que chaque élève apporte son propre matériel. Il y aura effectivement des aides, mais le reste à payer par les parents reste important. Vous aurez une tablette pour 120 euros, ce qui est moins cher que les manuels. Mais à ce prix-là la tablette est de maigre qualité, avec peu de mémoire. C’est l’obsolescence programmée, car dans un an la tablette ne fonctionnera plus. Et sur cette page web, tout est mélangé les sponsors, les institutions éducationnelles comme l’académie de Versailles, Dassault systèmes, … On a de plus en plus une confusion totale en termes d’image.
Pour conclure : un représentant du ministère expliquait qu’il fallait ouvrir les portes aux GAFAM. D’autres disent que c’est trop OPEN mais qu’il faut continuer à les accompagner. On ne sait pas trop ce que cela signifie. Les institutions participent pleinement à cette marchandisation de l’école et sont un relais de sa transformation vers une école pleinement capitalistique. Jusqu’à présent il y a un peu de résistance de l’école publique. Mais la volonté de ses institutions est qu’elle soit pleinement soumise à la marchandise.