Intervention de Karine Mauvilly
Ecole numérique : les promesses non tenues d'une utopie déjà ancienne
Faut-il voir dans l’envahissement de l’école par le numérique une nouveauté ou une forme déjà ancienne d’entrisme de la technologie dans l’univers scolaire ?
L’école numérique, c’est un ensemble de matériels et de pratiques qui ont déferlé sur l’école ces dernières années. Non seulement les tablettes du « Plan numérique pour l’école » lancé en 2015, mais aussi les tableaux blancs numériques arrivés un peu plus tôt, et surtout l’ENT, l’Espace Numérique de Travail. C’est aussi le B2i, un brevet internet de validation d’items de compétences, et l’usage du livret scolaire numérique qui garde en mémoire les données des élèves pour des années. C’est donc un ensemble très large qui englobe peu à peu la pratique enseignante et la vie des élèves.
Avec le Plan numérique pour l’école de 2015, il s’agissait de viser l’équipement de 100% des collégiens en tablettes ou PC portables d’ici 2018. Nous sommes en 2017 et l’objectif n’est pas atteint. Heureusement, il y a une sorte d’essoufflement. 600 collèges pilotes ont été équipés des premières tablettes en 2015. En 2016, 1500 collèges et 175 000 élèves étaient équipés, soit 25%. Et à la rentrée 2017, on estime que 200 000 élèves sont équipés. Ce ne sont pas des chiffres officiels, car le nouveau gouvernement communique moins sur ce sujet sachant que c’était le projet de la précédente ministre, Mme Vallaud Belkacem. Il semble que l’histoire des plans d’équipement de l’école, adoptés dans l’enthousiasme puis abandonnés, soit en train de se répéter... Au départ, un engouement pour une nouvelle technologie mène à un équipement massif, qui finit en création massive de déchets. J’aimerais vous présenter les étapes de cette technicisation de l’école, et vous montrer que ce n’est pas la première fois que l’école s’empare de la dernière technologie en date.
On pourrait remonter à 1658, avec Comenius, qui théorise l’intérêt des images comme support d’apprentissage, dans des livres illustrés, puis à Alfred Molteni, en 1878, fabricant de lanternes magiques - ancêtres du Power Point. En tant qu’industriel, Molteni ne se prive pas de formuler une théorie éducative affirmant que ses projections lumineuses vont aider les enseignants à transmettre leur savoir, et l’école de la IIIème République, séduite, acquiert un certain nombre de ces lanternes. Mais une nouvelle technologie arrive dans les années 1910 : le cinématographe. Quand le cinéma apparaît, un nouvel industriel monte au créneau de la forteresse scolaire : c’est Edison, fabricant de projecteurs. Il estime que le cinéma pourrait offrir « 100% d’efficacité » dans l’apprentissage, contre seulement « 2% d’efficacité des livres scolaires ». On ne sait pas trop d’où il tire ses chiffres, mais l’argument fait mouche. Aux Etats-Unis de nombreuses salles de classe sont équipées de projecteurs dans les années 1910-1920, puis la technologie décline : une fois sur deux le matériel ne fonctionne pas, les films éducatifs sont chers ou de mauvaise qualité, ou les enseignants ne sont pas formés.
Surtout, les années 1930 sont celles de la radio. Ce nouveau médium a lui aussi son champion dans l’univers scolaire, Benjamin Darrow, fondateur d’une Ohio School of The Air en 1929. Je le cite : « Le but central et dominant de l’éducation par la radio, est de faire rentrer le monde dans la salle de classe, de rendre universellement disponible les services des meilleurs professeurs ». C’est la définition exacte des MOOC. Les années 30 avaient déjà théorisé les MOOC. En 1937 toutefois, fin de la School of The Air, faute de financement public. On repère déjà trois mouvements d’enthousiasme, de montée en puissance puis d’abandon faute de financement, ou peut-être de résultat tangible : lanterne magique, cinématographe, radio. Ce qui met chaque fois à bas la technologie du moment, c’est l’arrivée d’un nouveau média, dont l’école s’empare comme d’une bouée de secours.
La Seconde Guerre mondiale laisse en héritage les labos de langue, utilisés par les militaires pour former rapidement les officiers à comprendre les messages captés en langue étrangère. Cette technologie militaire, comme l’Internet plus tard, est progressivement importée à l’école. Les années 60 apportent elles aussi leur nouveauté : le lancement de Spoutnik par les Soviétiques en 1957, qui suscite chez les Américains le National Defense Education Act en 1958, prévoyant une aide massive à l’enseignement audiovisuel. Comme la télévision a fait entre temps son apparition, c’est l’achat de téléviseurs pour les salles de classes qui est privilégié, mais aussi de machines à enseigner et de labos de langue. La machine à enseigner, à choix multiples, avait été mise au point dès la années 1930 par un certain Sidney Pressey qui souhaitait une « révolution industrielle dans l’éducation ». Il imaginait, je cite, que « le travail scolaire serait merveilleusement bien que simplement organisé, s’ajustant presque automatiquement aux différences individuelles et aux caractéristiques d’apprentissage » (Psychology and the New Education, 1933). C’est le même discours, mot pour mot, que l’on peut entendre aujourd’hui sur le numérique qui devrait bientôt s’adapter aux élèves et les accompagner dans leur apprentissage. Cela fait donc presque un siècle, depuis Edison, qu’il existe cette espérance en une efficacité à 100% de la machine, s’adaptant parfaitement à chaque enfant.
La télévision fait long feu comme média star. Elle ne résiste pas à l’arrivée de la nouveauté technique des années 1970 : l’informatique. Tout ce que je viens de décrire s’est plutôt passé aux Etats-Unis mais la France sort son « Plan Calcul » en 1966, un plan qui vise à développer une industrie informatique française. Ce sont les années gaulliennes et l’ère de la dissuasion nucléaire : il faut des ordinateurs très puissants pour mettre en œuvre cette technologie nucléaire. On lance le Plan calcul et en même temps on commence à mettre des ordinateurs dans les écoles. Il est intéressant de relire une circulaire de l’Education nationale envoyée aux enseignants le 21 mai 1970 : « L’informatique est un phénomène qui est en train de bouleverser profondément les pays industrialisés et le monde moderne en général. (…) L’enseignement secondaire tout entier dès la classe de 4ème ne peut rester à l’écart de cette révolution. Il doit préparer au monde de demain dans lequel ceux qui ignoreront tout de l’informatique seront infirmes. » Ce texte pourrait parfaitement être présent dans un rapport de l’OCDE des années 2010 ; il serait le même. Il s’agit de faire comprendre aux enseignants que s’ils ne s’adaptent pas, s’ils ne s’emparent pas du dernier moyen de communication, ils laisseront leurs élèves à la porte du futur. Les enseignants sont toujours responsabilisés, voire culpabilisés, suite à l’arrivée d’un nouvel outil, et il leur est vivement conseillé de s’en emparer au plus vite pour le bien des élèves – et de l’économie accessoirement.
D’autres plans suivent, signature de chaque gouvernement. L’opération « 10 000 micro-ordinateurs » en 1979, liée à l’arrivée des premiers micros en 1975, révèle dans son intitulé une fascination pour le chiffre et l’équipement. On en est toujours là 40 ans plus tard, avec les incantations « 100% de collégiens équipés ». Pourtant, on aurait pu choisir une autre voie, avec un débat intéressant dans les années 70 entre les partisans de l’informatique comme outil (utiliser un micro pour faire du travail scolaire) et les partisans de l’informatique comme objet d’apprentissage (apprendre à faire de l’informatique). On a du mal à comprendre ce débat aujourd’hui car on ne débat plus du numérique à l’école (sauf dans des endroits comme celui-ci !) mais l’idée était de se demander est-ce que l’on va utiliser l’informatique comme sujet d’étude, comme objet, en apprenant aux jeunes à programmer et monter/démonter un ordinateur, ou est-ce que l’on va l’utiliser comme un simple outil, c’est-à-dire l’ordinateur remplaçant peu à peu le papier. Ce débat a été malheureusement éludé, au profit exclusif de l’informatique comme outil – au service de l’industrie informatique naissante. Avec l’« Opération TO7 » en 1983, l’idée était de soutenir Thomson qui se lançait dans l’informatique et venait d’être nationalisée. Thomson va produire 30 000 ordinateurs TO7 dont 6 000 vont être achetés par l’Education nationale ; il y a un vrai soutien à l’économie à travers les élèves et on vise 100 000 ordinateurs dans les écoles pour 1988. En 1985 pourtant, Laurent Fabius présente le « Plan informatique pour tous » et vise un parc de 120 000 ordinateurs – il faut, déjà, accélérer. 1986, changement de gouvernement, abandon du plan. L’usine française Thomson est fermée et délocalisée en Corée... La France a acquis des milliers de TO7 qui se transforment en déchets électroniques. On assiste au premier gros fiasco des plans d’équipement de l’école en nouvelle technologie.
Au début des années 1990, petite pause suite à ce fiasco. On ne parle d’ailleurs plus d’informatique mais de NTIC, avant de se passionner pour l’Internet dans les années 2000, puis pour le numérique dans les années 2010. Sans doute les années 2020 seront-elles celles du digital... Le mot change mais l’idée reste la même : une croyance en une révolution possible de l’école par la technologie. Rapidement, le souvenir du fiasco s’estompe, Lionel Jospin relance le sujet de l’équipement en 1997, il veut prévenir « l’illectronisme » (sorte d’illettrisme électronique). La fin des années 2010 voit un déferlement de plans locaux, suite à une grosse offensive des vendeurs de matériels dans les départements : Ordi 35, Ordinda 13, Ordival (Val-de-Marne), etc. L’opération « PrimeTice » (2004) pousse l’usage des TBI dans les écoles primaires ; en 2007, Xavier Darcos impose l’obligation d’ici 2010 d’utiliser exclusivement le cahier de texte électronique (pour marquer les devoirs). 2010, c’est aussi l’année du rapport de Jean-Michel Fourgous Réussir l’école numérique, qui promet monts et merveilles grâce aux nouvelles technologies... Un extrait : « Les effets démontrés des TICE sur l’apprentissage des élèves sont nombreux. Possibilité d’interactivité, de renforcement positif, de dédramatisation de l’erreur aboutissant à un augmentation de la motivation, de l’envie d’apprendre, plus grande concentration, persévérance dans les efforts effectués, de la confiance en soi, de la participation en cours, de la collaboration entre élèves, compréhension plus importante et plus rapide, meilleure mémorisation, acquisition des savoirs en moins de temps, amélioration des résultats scolaires. » C’est fabuleux, car grâce aux TICE les élèves vont devenir parfaits, merveilleux ! On croit rêver car comment pouvait-il nous parler en 2010 des effets démontrés des nouvelles technologies alors qu’il n’y avait aucun recul : pas d’implantation dans les écoles et aucune étude.
L’OCDE a même dû faire un constat d’échec de l’efficacité du numérique scolaire, en 2015. Son rapport Connectés pour apprendre ? indique qu’un usage trop important des ordinateurs en classe est corrélé à des résultats plus faibles des élèves. Concrètement, plus un élève travaille sur écran, moins il comprend ce qui est écrit dessus... L’OCDE en conclut bizarrement qu’il faut aller plus loin dans la numérisation de l’école – car si les élèves ne se débrouillent pas assez bien avec le numérique, c’est selon cette organisation qu’on ne sait pas encore se servir de cet outil et que les enseignants ne sont pas assez formés. Je pourrais revenir point par point sur les avantages autoproclamés du numérique. Dans le livre Le Désastre de l’école numérique, nous essayons de distinguer ce qui relève du mythe. Par exemple, concernant la confiance en soi, les médecins et pédopsychiatres le confirmeraient aussi, les écrans ne sont pas favorables. Au-delà d’un certain nombre d’heures d’écrans, et en particulier chez les filles, une diminution de la confiance en soi et du moral est constatée. Une étude californienne montre que pour les étudiantes, la fréquentation des écrans jusqu’à 12 heures par jour va réduire grandement leur confiance en elle : parce qu’elles fréquentent la vie des autres via les réseaux sociaux, mais aussi parce que les écrans leur enlèvent du temps de sommeil, ce qui favorise l’anxiété et la dépression. Du côté de la mémorisation, il a été montré que prendre des notes à la main permet de mieux fixer les connaissances. Quand vous tapez une conférence ou un cours sur votre ordinateur, vous avez tendance à paraphraser ce que dit l’interlocuteur, alors qu’en notant à la main vous reformulez, vous mettez vos propres mots et le mécanisme d’apprentissage s’enclenche. Un enfant ayant écrit sur son cahier n’a parfois pas besoin de réviser, il sait déjà sa leçon. Un enfant qui écrit un résumé sur une tablette devra sans doute réviser davantage - s’il arrive à se connecter à la maison, ce qui n’est pas garanti…
Pour conclure, premièrement, il existe bien une utopie techno-pédagogique, la croyance en l’efficacité du matériel pour régler les problèmes éducatifs, et cette utopie n’est pas nouvelle. Elle date de la fin du 19èmesiècle. On peut essayer de la comprendre, de l’expliquer en dehors de l’emballement actuel : cette utopie permet aux gouvernants de proposer quelque chose de tangible pour l’école. Le « problème de l’école » est récurrent depuis 40 ans et proposer un plan d’équipement chiffré –10 000 micro-ordinateurs, 100 000, une tablette pour 100% des collégiens, etc. – permet de démontrer une certaine activité politique, loin de la passivité. Deuxièmement, notons que les promesses des technologies ont toujours été démenties ; que ce soit le cinéma, la radio ou la télévision, aucune n’a tenu ses promesses d’efficacité, et il n’y a pas de raison que les ordinateurs échappent à la règle. La preuve étant que si ces technologies avaient été efficaces, on ne les aurait pas abandonnées à chaque apparition d’un nouveau média. Aujourd’hui, il est presque certain que la tablette ne survivra pas, et qu’au prochain gadget connecté, on en fera un grand plan pour l’école. Ce sera sans doute un plan digital... Troisièmement, derrière ces technologies, il y a toujours l’ombre des fabricants : on avait Molteni avec sa lanterne magique, Edison avec ses rétroprojecteurs, aujourd’hui Satya Nadella, président de Microsoft, qui a rencontré l’ancien président de la République avant le lancement du Plan numérique pour l’école. La France compte 12 millions d’élèves, il n’y a aucune raison que les industriel de la Tech et les vendeurs d’e-éducation se détournent de ce marché. Il y a en revanche une grande responsabilité de notre système éducatif à céder ainsi ses élèves et ses données à des industriels au nom d’une soi-disant « modernité » qui ne fait que rejouer une vielle histoire.