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Urbain déchaîné

Je ne tiens pas à mon mode de vie. Je sais bien qu’il n’est pas durable, et pour la plus grande part je n’en profite même pas, de cette ville-vitrine.

Pour autant, il y a des propositions de la quitter qui paraissent raisonnables, attractives mêmes, auxquelles je ne m’attacherai pas non plus : rompre, se dépayser, repartir de rien[1].

Qu’ai-je alors ? Mon imperfection, ma compromission, mon hésitation… la douloureuse conscience à la fois de mon inachèvement d’enfant dépendant qui n’atteindrait jamais la maturité, et de la rigidité acquise et renforcée par les ans, d’habitudes transmises par ceux qui me précèdent, et dont je n’arriverais pas à me défaire complétement ?

Ce monde me contient, et je l’aime pour ça, n’en désirant pas un autre sans cette condition. Nul volontarisme ne fera le passage entre les deux. Peut-on être irrécupérable, foutu, déformé à ce point ? En témoigner et le faire comprendre, ému de ses bienfaits et méfaits inextricablement liés, dont le regret est à la fois signe de faiblesse, et d’attachement à la vie qu’il y a, qu’il y eut.

Sommes-nous Pénélopes essayant de défaire la nuit un peu plus que ce que nous faisons le jour ? Au dernier fil de l’aube, affrétant un bateau pour aller au-devant d’Ulysses par nos propres Odyssées ? Non celles du retour au pays natal, oppresseur dévasté, mais d’une fuite pour nous en garder autant que ceux qui veulent y revenir ?

Après la fin de l’Histoire, où la force a vaincu tout le monde[2], il y a en effet l’errance de ceux qui cherchent à en sortir. Doivent-ils nécessairement être isolés, héros tragiques ? N’ont-ils pas besoin de cueilleuses d’histoires multiples[3] ? Pénélopes font perruque de leurs pelotes pour tisser baluchons à cet effet.

Il ne faut pas hâter[4] les cavaliers de l’Apocalypse quand on sait qu’ils feront taire aussi les musiciens des rues[5].

Certes on se trompe, particulièrement d’aimer se raconter des histoires… Même avec les démarches collectives de compostage, jardinage, débats en ville, au travail : ne vaudrait-il pas mieux quitter ces lieux ? Nous y avons grandi, les connaissons avec autant de clarté et d’obscurité que nous-mêmes. S’il y a un endroit où nous devrions être capables d’agir, c’est celui-ci. Ces capacités sont limitées, mais les transporter ailleurs les décupleraient-elles ? Ou les perdraient-elles, avec ce que nous sommes ?

La délocalisation nous demande de nous changer nous-mêmes radicalement. Un décentrement peut y aider, mais se délocaliser est un arrachement, à rebours de l’attachement qu’il faut pour s’humaniser. En finir avec le genre urbain, c’est faire table rase, même avec la distance de l’ironie. Dans l’urgence du moment, une déstabilisation accrue est-elle bonne ?

Il faut des humains différents pour une société différente, une autre cosmologie. L’amour de soi et le penchant à l’auto-conservation peuvent apparaître comme autant d’obstacles à ces changements nécessaires, mais aussi comme un instinct salutaire sur les plans biologique et culturel. Les contradictions soulevées ne seront pas résolues au niveau individuel. D’ailleurs nous ne nous résumons pas à des champs de bataille.

De même que nous ne sommes pas en démocratie[6], nous ne sommes pas vraiment en ville. Plutôt dans un amas informe, digne des crayonnages de la mégère dans la fantasy Coraline[7]. La question de taille vient en second, même si elle y a partie intimement liée. Les villes du moyen-âge affranchissaient des seigneurs[8], elles.

A viser l’individu dans ses choix intimes de vie, qui la plupart du temps n’en sont pas en réalité mais le structurent néanmoins, on le culpabilise en l’isolant : lui n’est pas la hauteur du sursaut requis. Cet individu ne pourra faire face à l’immense tâche que collectivement. Il semble qu’on lui enjoint de changer ce qui le constitue en s’objectivant lui-même. En réalité, il constitue avec d’autres ce qui peut et doit être changé.

Qu’il se tourne donc vers ses commensaux et leur demande :

« -Que pensez-vous que nous formons ensemble ? Est-ce attaqué et à défendre, ou ravivé et grandissant sous la critique ? Nous nous rendons compte de l’existence de cela par ses aspects problématiques. Cela mérite d’être ouvragé consciemment ; c’est cette masse aveugle que nous formons sans le concevoir qui nous étouffe. »

Et la massue métropolitaine pourra fondre ?

Mathilde Cocherel - Mai 2021

 

Commentaire d'Héléna :

Je suis en train de me demander pourquoi je n'ai pas cet engouement pour la campagne des autres, pourquoi je ne ressens pas cette fuite, ce refuge dans un “ailleurs”.
Je crois, pour compléter ton texte Mathilde, que je ne sais pas renoncer. J'ai du mal à me dire que je vais aller m'occuper de moi dans de meilleures conditions alors que la plupart des métropolitains n'ont pas le choix de rester. Et puis la nature c'est la vie, mais rencontrer/se cogner à tous ces gens c'est aussi la vie pour beaucoup.
J'ai encore des choses à donner/accomplir/pousser dans la démarche collective "serrée" des villes.
J'aime voir ces touffes d'herbes qui sortent des trottoirs, j'aime voir ces reprises de vies “folles” (c-a-d pas normé comme l'urbain) qui s'échappe, il me fait plaisir, il me fait croire en l'humain et l'humanité

 

Notes

1) https://geographiesenmouvement.com/2021/03/12/guillaume-faburel-il-faut-en-finir-avec-le-genre-metropolitain/

2) Simone Weil, L'iIliade ou le poème de la force

3) https://www.terrestres.org/2018/10/14/la-theorie-de-la-fiction-panier/

4) Pierre Henri Castel, Le mal qui vient

5) Cécile Renouard, Théologie de l'effondrement, théologie de l’espérance
L’Apocalypse à l’ère de l’Anthropocène, conférence prononcée à l’institut momentum le 22/11/2019

6) Francis Dupuis-Déri, Démocratie : Histoire politique d'un mot aux Etats-Unis et en France

7) Neil Gaiman, Coraline

8) TomJo & Pièces et main d’oeuvre, Bleue comme une orange. Chap 6 : Quand les bourgeois flamands inventaient la commune