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Günther Anders

Né Günther Stern, Günther Anders (1902-1992) est un philosophe allemand connu principalement pour sa critique du recours à l'énergie nucléaire, suite au bombardement d'Hiroshima. D'une manière plus générale, il interroge l'ensemble de la modernité.


 

Repères biographiques

Pendant la Première Guerre mondiale, alors qu'il n'a que quinze ans, Anders est enrôlé de force dans une association scolaire paramilitaire. Il est alors témoin de traitements humiliants infligés aux populations civiles. En France, il rencontre des soldats estropiés et est lui-même violenté par les membres de son propre groupe au motif qu'il est juif. A 22 ans, il obtient son doctorat de philosophie sous la direction de Edmund Husserl. L'année suivante, il participe aux séminaires de Martin Heidegger en compagnie de Hans Jonas et de Hannah Arendt. Pour autant, il prendra ses distances vis-à-vis du monde académique et de la philosophie comme discours oublieux du monde vivant et de ses conditions d'existence. En 1929, il épouse Arendt à Berlin, tente d'obtenir une habilitation à l'Université de Francfort mais échoue à cause de réserves émises alors par Theodor Adorno. En 1933, sous la pression du nazisme, le couple émigre à Paris où Anders retrouve Walter Benjamin, son cousin, et fait la connaissance de l'écrivain Stefan Zweig. Trois ans plus tard, il émigre aux États-Unis, s'installe en Californie où son père, le psychologue William Stern, a obtenu une chaire de professeur. Divorcé d'Arendt en 1937, il se remarie peu après. Il exerce alors divers petits métiers, essaye sans succès d'écrire des scripts pour Hollywood, travaille en usine et est finalement embauché comme accessoiriste, en résidant pendant quelque temps dans la maison d'Herbert Marcuse. En 1944, comme d'autres, il découvre l'existence des camps de concentration, ce qui le marquera profondément et durablement. Il le sera tout autant l'année suivante, après l'explosion de la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki. En 1950, il regagne l'Europe mais refuse de retourner en Allemagne. Ayant décliné un poste de professeur à l'université de Halle, sur la proposition de Ernst Bloch, il s'installe à Vienne. En 1956 paraît à Munich son ouvrage principal, Die Antiquiertheit des Menshen (qui ne sera traduit en France qu'en 2002 sous le titre L'Obsolescence de l'homme, avec pour sous-titre Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle). En 1959, Anders amorce une correspondance avec Claude Eatherly, le pilote de l'avion météorologique qui a participé au bombardement d'Hiroshima et qui a exprimé par la suite son sentiment de culpabilité pour avoir participé à cette opération. Il refuse à nouveau un poste universitaire, proposé par l'Université libre de Berlin. En 1968, il est membre de jury du "tribunal Russell" (également appelé "tribunal international des crimes de guerre"), tribunal d'opinion fondé en 1966 par Bertrand Russell et Jean-Paul Sartre, suite à la publication du livre de Russell, Crimes de guerre au Vietnam.

L'obsolescence de l'homme

Selon Anders, l'époque est marquée par le fait qu'il y a non seulement de plus en plus de machines mais que celles-ci, gagnant en taille, en complexité et en vitesse, font de plus en plus système, imposent leurs lois aux hommes, les rendant du coup "obsolètes". Mais à la différence d'un Ellul, qui en arrive à cette même conclusion à la même époque en partant d'un constat (la technique change de statut au XXe siècle du fait que les machines sont toujours plus automatisées), Anders, aborde la situation par une approche moins sociologique, plus philosophique, centrée sur ce qui arrive à "l'homme moderne".

Celui-ci ne s'élève que partiellement à l'image de Prométhée, ce fameux personnage mythique qui fut puni par Zeus pour avoir dérobé le feu des dieux. Comme lui, en raison de sa prétention démesurée (hybris) qui le mène à vouloir faire usage d'une puissance divine, il a entrepris de repousser les limites que lui assignait la nature et de construire un monde surhumain. Mais si l'usage qu'il a fait de la technique est effectivement impressionnant, ses créations finissent par le dépasser : il en perd la maîtrise.

Anders développe dans son livre deux idées fortes et étroitement liées : le décalage prométhéen et la honte prométhéenne.

Le décalage prométhéen correspond au décalage entre les accomplissements techniques de l'homme et ses capacités (notamment le sens de la mesure et de la responsabilité). Tout au plus est-il capable d'évaluer les risques d'un phénomène particulier et de prendre diverses précautions pour le limiter mais il est foncièrement incapable de considérer le phénomène technicien dans son ensemble. A l’opposé de l'utopiste, qui imagine un monde qu'il ne peut réaliser, l'homo technicus produit un monde qu'il n'est pas capable d'imaginer. Cette incapacité d'appréhender les implications de ce qu'il fait, cet écart entre ses productions (prodigieuses) et ses capacités morales font de lui un "analphabète de la peur". Son irresponsabilité elle-même ne relève pas de la faute morale (car pour qu'il y ait faute, il faut qu'il y ait conscience ou possibilité de conscience de la faute) mais d'un défaut d'imagination et de sensibilité, dans la mesure où l'ordre technicien impose ses critères (en premier lieu l'efficacité) et se substitue à toutes les valeurs qui avaient cours jusqu'à présent. Elle résulte donc du fait que l'on succombe (que l'on soit général ou sergent, chef d'état ou simple quidam) à la croyance en la capacité de la technique à résoudre les problèmes de l'existence. En d'autres termes, on a beau savoir quelles conséquences entraînerait une guerre atomique, notre savoir équivaut à ce qu'on n'en retire aucun enseignement : ce n'est pas à lui que l'on se réfère en dernier ressort mais à sa croyance.  Du fait de sa complexité et de son gigantisme, l'univers technicien est devenu proprement incompréhensible : il "dépasse l'entendement".

La honte prométhéenne est le sentiment que l'homme éprouve lorsqu'il se compare à ses productions, ne supportant pas au fond l'idée que, contrairement à elles, il ne relève pas du processus de fabrication rationalisé qui leur a donné naissance. Cette honte ne s'exprime pas seulement dans les tentatives d'avant-garde pour remplacer le vieil homme par le nouveau, mais également dans les situations les plus quotidiennes. Elle constitue la honte de son origine, la honte de devoir son être à la nature, à quelque chose qui ne relève pas d'un processus technique. On a « honte d'être devenu plutôt que d'avoir été fabriqué » résume Anders. La honte prométhéenne compense la fierté prométhéenne. Mais, comme elle, elle procède de la revendication à la liberté absolue : la fierté exprime une volonté de s'approprier intégralement les conditions de son existence, la honte relève de la conscience que quelque chose, en définitive, fait obstacle à cette entreprise de maîtrise intégrale. La mutation de l'humanité correspond donc à une volonté inconsciente de supprimer tout obstacle naturel par des moyens techniques, ceci afin de mettre un terme à la honte de se savoir un "produit de la nature".

Les positions d'Anders rejoignent étroitement celles développées par Jacques Ellul en France au même moment (La Technique ou l'enjeu du siècle est publié en 1954, deux ans seulement avant L'Obsolescence de l'homme).