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Lewis Mumford

L'Américain Lewis Mumford (1895 - 1990) a fait des études de sociologie, d'urbanisme et de littérature. Durant sa jeunesse, les Etats-Unis s’affirment comme la principale puissance industrielle du monde, la nation est alors portée par une foi sans partage dans la Technique et ses réalisations. Mumford partage d’abord cet enthousiasme, il fréquente d’ailleurs l’enseignement technique et c’est seulement en 1911 qu’il décide finalement de ne pas devenir ingénieur. Il restera toujours un amateur intéressé, fréquentant avec curiosité les musées techniques, lisant avec avidité les écrits des technologues et des vulgarisateurs. C'est essentiellement comme autodidacte qu'il a acquis les connaissances encyclopédiques qui sont à la base de ses livres sur la technologie. Mumford sera par ailleurs toute sa vie dans une position de marginalité à l’intérieur du champ universitaire. Il n’avait pas de poste prestigieux, il gagnait sa vie – modestement - comme chercheur indépendant, tirant ses ressources de ses conférences et de ses écrits. Cette position lui permit de choisir librement ses sujets de recherches, sans jamais avoir à subir la pression d’une institution.

Lewis Mumford demeure mal connu en France alors même qu’il incarne un aspect essentiel de la tradition radicale états-unienne et qu’il fut l’un des critiques les plus pénétrants du déferlement technologique contemporain. Après divers travaux consacrés à la littérature, son premier grand texte sur la Technique est Technics and civilization (1934), il s’agit d’une vaste étude de l'évolution historique des rapports de la culture technique avec la civilisation matérielle. Mumford y introduit la notion d'âge éotechnique (l'« aube » de la Technique, marquée par le complexe énergétique de l’eau et du bois, avant la « révolution industrielle ») et, pour l'époque contemporaine, opère un découpage inspiré des théories du biologiste et urbaniste écossais Patrick Geddes dont il se veut le disciple : l'époque paléotechnique (« la cité carbonifère ») précède l'époque néotechnique (celle de l'énergie électrique).

Dans cet ouvrage pionnier, et en réponse aux tenants du mouvement moderne de l’entre-deux Guerres qui exaltent l'esthétique machiniste, Mumford plaide pour une maîtrise des techniques et une réorganisation du système capitaliste. L’ouvrage fut pionnier car Mumford prenait ses distances avec les récits louangeurs et héroïques habituels dans le champ de l’histoire des techniques, il analysait de façon pionnière comment la Technique interagit avec les mutations sociales et culturelles. Dans la seconde partie du livre, plus philosophique, il attaque le mécanisation et le matérialisme qui l’accompagne à l’ère paléotechnique. Depuis 1750, « en avançant trop vite et trop imprudemment dans le domaine des perfectionnements mécaniques, nous n’avons pas réussi à assimiler la machine et à l’adapter aux capacités et aux besoins humains. » Il critique aussi toute passivité à l’égard du déploiement de la Technique, pour lui l’enjeu est d’orienter la trajectoire technologique en cours : « Pour reconquérir la machine et la soumettre à des fins humaines il faut d’abord la comprendre et l’assimiler », affirme-t-il. Cet ouvrage est profondément ambivalent, à la fois critique et optimiste, Mumford considère qu’« aujourd’hui, [la] foi indiscutée en la machine a été sérieusement ébranlée » et que le moment est venu de réorienter le changement technologique dans un sens plus démocratique et humain.

C’est à l’occasion de la seconde Guerre Mondiale que Mumford évolue vers une position plus désespérée et pessimiste. La mort de son fils parti combattre en Europe, les ravages de la guerre industrielle moderne, l’explosion des bombes nucléaires d’Hiroshima et Nagasaki, tout cela le pousse vers un pessimisme de plus en plus marqué. Après la guerre il choisit d’ailleurs l’exil intérieur et s’installe dans un petit village pour échapper à la culture urbaine triomphante. A la fin des années 1940, Mumford en vient à considérer le déploiement de la technologie industrielle comme l’un des principaux obstacles à toute aspiration à l’émancipation des individus et à l’avènement d’une communauté démocratique autonome qu’il appelle de ses vœux. C’est dans son ouvrage consacré au « Mythe de la machine », sorte de vaste réinterprétation et réécriture du livre « Technique et civilisation » dans le nouveau contexte de l’après-guerre, qu’il expose ses nouvelles positions. Dans le Mythe de la machine (1970), Mumford exprime le tragique qui accompagne le déploiement de la civilisation industrielle où les promesses de la Technique moderne ont été trahies par une « méga-machine » autoritaire. Certains, dans les cercles universitaires se sont empressés d’interpréter le livre comme la manifestation d’une « nostalgie pastorale » naïve, voire réactionnaire, il fut plutôt l’œuvre de l’un des plus grands théoriciens d’une république égalitaire utopique et décentralisée.

Contrairement à Jacques Ellul, dont les principaux textes sur la Technique sont d’ailleurs publiés en anglais dans les années 1950 et 1960, Mumford ne crut jamais que la Technique était autonome et omnipotente. Il pensait que les sociétés humaines pourraient reprendre le contrôle sur le déferlement technique, rediriger les trajectoires, en bref qu’elles continuaient d’avoir le choix. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Mumford s’efforce longuement de définir ce qu’il appelle « les deux technologies » : « Presque dès les débuts de la civilisation, nous pouvons le constater maintenant, deux technologies disparates ont existé côte-à-côte : l’une 'démocratique' et dispersée, l’autre totalitaire et centralisée », le choix entre les deux est le produit d’un rapport de force et de combats à mener. Finalement, même si l’ouvrage de Mumford est traversé d’une profonde inquiétude, il s’achève par l’exposé d’un espoir qui doit encore être le nôtre :

« Suivant les principes imposés par la société technocratique il n’existe aucun espoir pour l’humanité sinon d’« être pour » ces plans d’accélération du progrès technologique, même si les organes vitaux de l’homme doivent tous être cannibalisés pour prolonger l’existence dépourvue de signification de la mégamachine. Mais c’est à nous de jouer, à nous qui avons rejeté le mythe de la machine ; en effet, les portes de la prison technocratique s’ouvriront automatiquement, en dépit de leurs vieux gonds rouillés, dès que nous aurons choisi d’en sortir ».

 

Bibliographie :

Technique et Civilisation, 1934

Le mythe de la machine, vol. 1 : La technologie et le Développement humain, 1973

Le mythe de la machine, vol. 2 : Le pentagone de la puissance, 1973