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Hannah Arendt

Allemande de naissance puis naturalisée américaine, Hannah Arendt (1906-1975) a mené une réflexion qui est aujourd'hui très largement reconnue dans les milieux de la philosophie et des sciences sociales. Compte tenu de sa formation, on la désigne comme philosophe bien qu'elle récusait ce titre et se considérait comme "professeur de théorie politique". Son oeuvre ne forme pas un système mais traite de problématiques variées (la révolution, le totalitarisme, la culture, la liberté, la faculté de penser...) qui, toutes, visent à questionner la notion de modernité. Quant au thème de la technique, bien que n'ayant pas été traité régulièrement et de façon explicite par Arendt, il traverse l'ensemble de son œuvre.

Repères biographiques

"Juive laïque" par ses origines familiales, Arendt a 18 ans quand elle amorce des études de philosophie, de théologie et de philologie. Ce qui l'amène à suivre les cours de Martin Heidegger, Edmund Husserl et Karl Jaspers. Sa rencontre avec Heidegger constitue un événement majeur, tant sur le registre intellectuel qu'au plan sentimental. Au point que certains commentateurs estiment que la passion a pu façonner la pensée. En 1929, Arendt épouse Günther Anders avec qui, fuyant le nazisme, elle s'exile en France quatre ans plus tard. Divorcée en 1937, elle se remarie trois ans plus tard avec un ancien spartakiste. Internée par les Français en raison de sa judaïté, elle parvient à joindre les États-Unis l'année suivante. Totalement démunie matériellement, elle exerce un temps les activités d'aide à domicile avant de gagner New York, où elle collabore à différents journaux. Après la Guerre, elle retourne en Allemagne, s'investit dans une association d'aide aux rescapés juifs tout en témoignant en faveur d'Heidegger lors de son procès, suite à son engagement passé dans le parti nazi. Naturalisée américaine en 1951, elle publie son premier grand livre : Les Origines du totalitarisme, et entame une carrière dans différentes universités. Condition de l'homme moderne paraît en 1958, La crise de la Culture en 1961. Cette même année, elle couvre à Jerusalem le procès du nazi Eichmann Ses articles nourrissent une importante polémique mais, en 1963, elle devient titulaire à l'université de Chicago puis, quatre ans plus tard, à la New School for Social Research de New York, où elle enseigne jusqu'à sa mort.

Travail, œuvre et action

La distinction qu'Arendt opère entre "travail", "œuvre" et "action" et la façon dont elle les hiérarchise constitue l'axe majeur de sa réflexion. Le travail correspond selon elle à l'activité visant à assurer la conservation de la vie, par la production des biens qui subviennent aux besoins vitaux. En cela, il renvoie à la fois à la nécessité et à la production de ce qui est rapidement consommé et doit être constamment renouvelé. Voué à la satisfaction des besoins biologiques, il constitue l'activité la moins la moins libératrice, celle qui nous rapproche le plus de l'animal. Pour Arendt, il devrait rester dans le domaine privé sous peine que la vie ne se transforme en quête d'abondance sans fin, subordonnée à la production et consommation. L’œuvre désigne la production d'objets destinés non plus à la consommation mais à l'usage : bâtiments, institutions, œuvres d'art... Elle participe à la réalisation d'un « monde commun » et durable. À la différence du travail, elle renvoie à la « non-naturalité » de l'être humain. En œuvrant, celui-ci crée un monde distinct du monde naturel. Néanmoins, en tant qu'elle est finalisée, l'oeuvre se rapporte encore à une certaine nécessité et n'est donc pas totalement libératrice. Elle aussi doit s'opérer au sein de la sphère privée avant d'être exposée publiquement. L'action se situe au sommet de la hiérarchie de la tripartition. Elle représente le moyen pour l'humain d'affirmer sa singularité et d'actualiser sa liberté.  Par l'action, l'individu révèle son identité aux autres en interagissant avec eux, ce que ne permettent ni le travail ni l’œuvre, au sein desquels nous avons à remplir des fonctions: nous pouvons y manifester nos talents, non la singularité de notre identité. Par le travail et l’œuvre, nous pouvons divulguer ce que l'on est ; par l'action qui on est.

On peut contester le caractère prescriptif et normatif de cette approche, le fait que tout soit indexé à une conception arrêtée de la liberté. Arendt est plus convainquante lorsqu'elle cesse d'être philosophe et qu'elle décrit la façon dont la modernité, de facto, inverse totalement sa hiérarchisation de la vita activa. Le travail - l'activité selon elle la plus vile qui soit, celle qui est totalement soumise à la nécessité - est promue au rang de valeur suprème. L'oeuvre, également, est survalorisée. Arendt le perçoit notamment à travers le phénomène de massification de la culture et la transformation de l'objet d'art en objet de consommation. Elle observe également que l'action politique tend de plus en plus à être absorbée par l'activité économique. Elle montre comment le travail de production et la bureaucratie, l'un et l'autre mécanisés, finissent par façonner l'action politique. Et comment, finalement, les impératifs liés au court terme écrasent toute considération sur le long terme.

La réalité d'aujourd'hui valide ses conclusions, même si celles-ci ne sont pas originales (lire par exemple les Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale de Simone Weil, qui datent de 1934); même si elles sont bâties sur des postulats philosophiques discutables ; et même si elles n'intègrent pas, par exemple, les analyses autrement plus pertinentes (bien qu'anciennes) de Marx sur le rapport infrastructures / superstructures. En revanche, l'impact de l'appareil technique sur l'éthique chez Arendt est riche en enseignements.

Technique et déresponsabilisation de l'individu

Dans Les origines du capitalisme, elle met sur le même plan stalinisme et nazisme, afin de systématiser le nouveau concept de « totalitarisme ». Mais aujourd'hui, la plupart de ses analyses sont contestées. Comme le dit l'historien Ian Kershaw, "elle ne parvient pas à élaborer une théorie claire des systèmes totalitaires" car '"elle  juge le passé et le présent à partir d'une conception irréductible de la liberté qui l'honore mais ne l'immunise pas forcément contre les erreurs d'analyse".

Pour autant, quand Arendt couvre le procès Eichmann pour le journal The New Yorker, à Jerusalem en 1961, son intution est vive. A travers ce cas, elle s'attache à analyser ce qui a pu rendre les camps d'extermination possibles. La compilation de ses articles paraît deux ans plus tard sous le titre Eichmann à Jerusalem, avec un sous-titre délibérément polémique : Étude sur la banalité du mal. Un scandale naît entre autres de son analyse du comportement des déportés envers leurs bourreaux. On l'accuse de leur reprocher de s'être montré passifs. En fait, Arendt dénonce au contraire le comportement du procureur qui, plusieurs fois pendant le procès, demande aux témoins survivants des camps pourquoi ils ne se sont pas révoltés. Dénonçant "l'ignominie et la bêtise" d'une telle question, elle affirme que "l'efficacité" du système nazi résidait dans son aptitude à anihiler la volonté des individus.

Certes, l'approche d'Arendt n'est pas tout à fait originale. Au XIXe siècle, par exemple  Marx s'est attaché à démontrer que le capitalisme n'a rien d'immoral (il ne provient pas du fait que la société serait livrée à des hommes malveillants) mais amoral (la "Main invisible" équivaut à évacuer toute considération morale et  toute  notion de responsabilité). Le principal intérêt de l'analyse d'Arendt est de montrer que le nazisme, malgré l'ampleur de l'horreur qu'il a produit, n'est pas apparu dans n'importe quel contexte historique mais à une époque encore plus amoralisante, déresponsabilisante et conformisante, du fait même de la massification de la société. Et du fait que la technicisation apparaît aux hommes comme le moyen de gérer cette massification. Arendt désigne le camp de concentration comme une carricature d'un monde qui se conforme de plus en plus à l'iimpératif d'efficacité quand d'autres, bien plus nombreux, tiennent à le réduire à une simple histoire de haine.

Technique et liberté

Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C'est l'avènement de l'automation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait simplement qu'on s'est servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans pouvoir y parvenir.

”La différence décisive entre les outils et les machines trouve peut-être sa meilleure illustration dans la discussion apparemment sans fin sur le point de savoir si l’homme doit « s’adapter » à la machine ou la machine s’adapter à la nature » de l’homme. Nous avons déjà expliqué pourquoi pareille discussion ne peut être que stérile : si la condition humaine consiste en ce que l’homme est un être conditionné pour qui toute chose, donnée ou fabriquée, devient immédiatement condition de son existence ultérieure, l’homme s’est "adapté" à un milieu de machines dès le moment où il les a inventées. Elles sont certainement devenues une condition de notre existence aussi inaliénable que les outils aux époques précédentes. L’intérêt de la discussion à notre point de vue tient donc plutôt au fait que cette question d’adaptation puisse même se poser. On ne s’était jamais demandé si l’homme était adapté ou avait besoin de s’adapter aux outils dont il se servait : autant vouloir l’adapter à ses mains. Le cas des machines est tout différent. Tandis que les outils d’artisanat à toutes les phases du processus de l’oeuvre restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur les serve et qu’il adapte le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique. Cela ne veut pas dire que les hommes en tant que tels s’adaptent ou s’asservissent à leurs machines ; mais cela signifie bien que pendant toute la durée du travail à la machine, le processus mécanique remplace le rythme du corps humain. L’outil le plus raffiné reste au service de la main qu’il ne peut ni guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace tout à fait”.