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Bernard Charbonneau

L’œuvre de Bernard Charbonneau (1910-1996) est étroitement liée à celle de Jacques Ellul, qu’il connaît au lycée à Bordeaux et dont il sera l’ami proche durant soixante-cinq ans. Dès 1935, les deux hommes co-signent un texte fondateur : les Directives pour un manifeste personnaliste, qui, en 83 thèses, pose les jalons de ce que seront leurs analyses par la suite. Tous les grands thèmes y sont en effet esquissés : la massification de la société ; la critique de l’État en tant que gigantesque machinerie ; la promotion non pas de la décentralisation mais de la déconcentration du pouvoir (fédéralisme) ; l’idée que le combat contre le capitalisme est un combat d’arrière-garde dans la mesure où le communisme n’est qu’un capitalisme d’État. Et en premier lieu, la dénonciation du productivisme et de ce qui en est l’organe : la Technique.

En 1937, Charbonneau écrit Le sentiment de la nature, force révolutionnaire, un texte que l'on peut considérer comme un fondement de l'écologie politique et qui devrait être réédité en 2013. Il y désigne le développement du progrès technique comme responsable à la fois de la dégradation de l’environnement et celle de l’être humain, tant dans son intégrité physique que psychique.

Après la Seconde Guerre Mondiale, Ellul et Charbonneau entreprennent chacun la rédaction d'un ouvrage volumineux. En 1954 le premier fait éditer La Technique ou l’enjeu du siècle mais le second devra attendre 1987 avant  que ne soit publié le sien, intitulé L’État. Dans ce livre, il s'attache à décrire  l'appareil étatique comme une gigantesque machine, diluant la responsabilité de l'individu dès lors que celui-ci lui confère une quelconque importance. Du fait même de sa massification, l’État est anti-démocratique. A l’échelle d’une nation comptant des millions d’habitants, la démocratie ne peut pas être autre chose qu'une vaste illusion. L'État ne peut fonctionner en effet que de façon pyramidale et bureaucratique, ce qui oblige à considérer les individus comme de simples agents, des êtres dévoués auxquels on demande de garder pour eux leurs jugements personnels, des unités interchangeables, autant dire des abstractions.

En 1969, en pleine période de Trente Glorieuses, Charbonneau montre dans Le jardin de Babylone comment, après avoir ravagé la nature, la société industrielle finit de l’anéantir en « aménageant le territoire ».  Il ne se contente pas d'écrire des livres. En 1973, au sein de l’association Ecoropa, il initie un combat contre un projet d’aménagement touristique de la Côte Aquitaine à l’initiative de l’État (par l’intermédiaire de la MIACA, Mission d'Aménagement de la Côte Aquitaine). Il met en avant les dégâts que ferait encourir un tel projet pour les écosystèmes naturels. Trois ans plus tard, la mission consentira à une étude sur les risques écologiques et les réalisations seront finalement plus réduites que ce que ne prévoyaient les concepteurs.

L'analyse charbonnienne dénonce les ravages de l’agriculture intensive et de l’industrie, dévoreuses de ressources naturelles et polluantes, mais elle dépasse le cadre strict de la question écologique. Elle s’étend en effet à tous les aspects de la société moderne fondée sur le principe de la croissance et du développement, qu'il soit décrété "durable" ou pas : la bureaucratie, l’idéologie du travail, la parcellisation des tâches, les médias, l'élévation de la performance et de la concurrence au rang de valeurs. Inlassablement, Charbonneau souligne que la défense de la nature et celle de la liberté sont des questions indissociablement liées : par le fait même de polluer la nature, l’homme  réduit considérablement les marges de sa liberté. Insistant sur le fait qu’aucune action militante ne peut aboutir si l'on ne considère pas les interactions du phénomène technique et du phénomène étatique, c'est sans ménagement qu'il reproche aux écologistes de faire l’économie de cette réflexion. L’État, en effet, quelle que soit la coloration politique de ses gestionnaires, constitue le premier agent de l’idéologie technicienne à travers la mise en place de ses multiples plans et grands projets. Le secteur nucléaire, par exemple, n’existerait tout simplement pas sans la coexistence de la concentration économique (celle des capitaux des grands groupes industriels) et la concentration politique que représente l’État, lequel, seul, est habilité à donner son aval à l’utilisation de ces capitaux, sans même avoir à consulter les citoyens (car, en raison de sa masse même, cela lui est… techniquement impossible).

Charbonneau considère son époque comme étroitement matérialiste, utilitariste, cultivant un pragmatisme sans conscience ni esprit : « On est athée comme on était autrefois chrétien  : de naissance », résume-t-il dans Prométhée réenchaîné. Bien qu'agnostique, il estime que l’on ne peut se retirer de l’impasse technicienne qu’en accordant au monde une signification d'ordre  spirituel. 

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