À propos du mode de connaissance scientifique moderne
Texte de Jean-Marc Royer - Le voir en version pdf
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Avertissement. Il n’est nullement question ici d’un réquisitoire contre la recherche ou la rationalité, c’est sa déclinaison calculatrice qui est discutée.
Mesure du réel et développement de la pensée abstraite en occident
Il n’est possible d’avoir un aperçu du développement de la pensée abstraite en Occident que si l’on fait intervenir l’histoire longue, en remontant aux civilisations anciennes et en examinant le devenir de cette question jusqu’à nos jours, fut-ce de manière succincte.
Contrairement à d’autres cultures, extrême-orientales, amérindiennes ou sud-américaines, celles de l’Occident furent très tôt hantées par une abstraction rationnelle puis spéculative, qui doit sans doute être mise en relation avec l’émergence du proto-Etat pharaonique, des cités-états de Mésopotamie, puis de leurs devenirs spécifiques dans le bassin méditerranéen1. Si l’on en croit James C. Scott et Georg Simmel, c’est l’imposition par tête, puis l’économie monétaire, introduites dans la vie pratique par les proto-états qui ont joué un rôle précurseur dans cette évolution.
L’archéologie nous apprend d’ailleurs que la pratique et la question de la mesure du temps, de l’espace, de la valeur, y furent très tôt présentes2, puis que les antiquités grecque, romaine et arabe les ont longuement affinées.
D’autre part, si l’on peut dire que la vie restait encore majoritairement dominée par les rythmes journaliers et saisonniers depuis le Néolithique, les choses commencèrent à changer profondément durant le Moyen Âge, en Occident. Les premiers à rechercher plus de précision dans la mesure du temps quotidien furent les moines chrétiens, dont la vie tournait autour d'une scansion horaire rigoureuse. L’expansion du monachisme3 à partir du XIe siècle a grandement contribué à généraliser ce découpage abstrait du temps à travers la fixation des horaires quotidiens des prières, des repas et des travaux4. Ce faisant, ils ont aussi contribué, en pleine féodalité, à étendre ce que Pierre Musso a nommé « l’industriation des esprits »5.
Cela instituera progressivement un nouveau rapport « au temps de la vie », aussi bien dans les corps que dans les consciences6.
Par ailleurs, de nombreuses inventions auront des conséquences socio-économiques très importantes pour l’Occident : il s’agit des horloges mécaniques, des cartes marines, de la comptabilité en partie double, des lettres de change et de la banque7, pour ne citer que quelques-unes d’entre-elles. L’ampleur de ces innovations entre 1250 et 1350 n’aura d’égale que celle du second XIXe siècle. Et lorsqu’à cette époque Roger Bacon déclara : « les mathématiques sont la porte et la clef de la connaissance découverte par les saints au commencement du monde »8, ce fut trois siècles avant Galilée. Cette évolution médiévale peut être interprétée, entre autres, comme posant les bases d’une rupture avec les conceptions antédiluviennes de l’espace et du temps, ce qui « ouvrira les portes de la Renaissance »9, aussitôt accompagnée d’un bouleversement intellectuel inédit grâce aux travaux de Nicolas de Cues, Copernic, Tycho Brahé, Giordano Bruno, Galilée, Kepler, Descartes, Torricelli, bientôt suivis de ceux de Pascal, Newton et Leibniz pour ne citer que les noms les plus connus dans leurs domaines.
L’autre « rupture » viendrait, selon Max Weber, de la réforme protestante dont l’éthos et même l’éthique, serait ajustée à l’expansion du capital entrepreneurial et industriel. Quoi qu’il en soit, il est indubitable que Luther et Calvin auront, chacun à leur manière, déplacé le christianisme vers plus de rationalité, de responsabilité morale individuelle et de pragmatisme positiviste.
À travers la monnaie (représentation de la valeur), les horloges (une figuration conventionnelle de l’écoulement du temps) et les cartes (une représentation normée de l’espace), la schématisation et la pensée abstraite se sont largement développés puis imposés en Occident : la manière d’être et de raisonner en ont été largement bouleversés alors que les mêmes causes n’ont pas produit les mêmes effets en Chine par exemple10. Cette augmentation du degré d’abstraction de la pensée fut d’autant plus exaltée qu’elle permît d’accroître et d’étendre un pouvoir sur le monde et ses habitants. Les mesures abstraites de la valeur, de l’espace et du temps divisés devinrent le point de référence des échanges, de la pensée11 et commencèrent à structurer majoritairement l’Imaginaire (au sens analytique du terme) des populations.
Si la prolifération des horloges publiques a changé la façon de travailler, de vivre et de se comporter dans une organisation sociale de plus en plus complexe et structurée, la diffusion d'instruments de mesure du temps plus personnels – pendules domestiques, montres de poche – a eu des conséquences plus intimes et plus profondes : la montre devint « un compagnon et un mentor toujours visible et toujours audible »12. En rappelant sans cesse à son propriétaire « le temps utilisé, le temps passé, le temps gaspillé, le temps perdu », elle devint bientôt l’instrument de mesure de la productivité en même temps qu’un signe de distinction. Ainsi, l’intériorisation de la mesure de toute chose avec précision13 fut un des facteurs majeurs dans la structuration des imaginaires occidentaux par ce que nous nommons la rationalité calculatrice.
Il convient de ne pas confondre celle-ci avec « la raison calculante » que Heidegger rapporte à la position dominante, selon lui, du Discours de la Méthode et dont il fait une des pierres angulaires de la « métaphysique occidentale » au fondement de la « modernité » et à l’origine de tous nos maux. En fait, les travaux des philosophes, astronomes, mathématiciens, physiciens depuis Copernic jusqu’à Leibniz, auront été autrement plus décisifs dans la cristallisation intellectuelle de ladite « modernité » : ce sont eux qui ont posé les premières pierres du corpus axiomatique et théorique du mode de connaissance scientifique moderne. En outre, la structuration de l’imaginaire occidental ne fut pas qu’un phénomène intellectuel, loin de là : nous avons succinctement avancé qu’il avait des bases matérielles, sociales, économiques, politiques, historiquement repérables.
Quant à la place réelle de Descartes et de ses écrits, il faut signaler la très prudente attitude politique de celui-ci – pour ne pas dire plus, – laquelle est systématiquement passée sous silence : ainsi, en novembre 1633, apprenant que Galilée était condamné, il renonçait à publier le Traité du monde et de la lumière qui ne paraîtra qu'en 1664, c'est-à-dire après sa mort14. Mais surtout, donner une telle place au Discours de la Méthode en négligeant le poids de deux siècles de Renaissance européenne découle d’une vision élitiste et idéelle dans laquelle « les grands hommes » sont censés « êtres là » pour façonner le monde.
Enfin et surtout, la « raison calculante » heideggérienne15 ressort d’un phénomène conscient (la raison), alors que la structuration de l’Imaginaire occidental par la rationalité calculatrice, n’émane ni d’un seul philosophe (fût-il français de surcroît), ni exclusivement d’une histoire des idées ou de celle des Lumières16, et encore moins de la seule philosophie Grecque. Il s’agit d’un lent bouleversement anthropologique qui a mûri tout au long du dernier millénaire en Occident pour finalement devenir socialement majoritaire et déterminant à la fin du XIXe siècle, lors de la cristallisation du mode de connaissance scientifique, du capitalisme thermo-industriel et des Etats-nations modernes qui constituaient de facto ce que nous avons appelé la « triple alliance ». C’est d’ailleurs à partir de ce constat, et seulement à partir de ce moment-là, que l’on pourra parler de l’avènement d’une nouvelle civilisation17.
Parenthèse. Cet imaginaire – structuré par la rationalité calculatrice – est-il pour autant définitivement arrimé à notre subjectivité ? Cette question décisive ne peut trouver sa résolution dans le seul examen théorique. C’est dans l’étude d’un fait historique majeur que se niche la réponse : autrement dit, il s’agit de pointer les conditions d’une « destitution de cet imaginaire » lorsque cela est déjà advenu par le passé18.
Mais ce ne sont pas seulement des bouleversements anthropologiques, culturels et intellectuels en Occident dont il s’agit. Avec l’esclavage des africains à Sao-Tomé vers 1470 débute une production sucrière dont cette île deviendra le premier exportateur mondial au XVIe siècle, c'est-à-dire que débute à cette époque une thermo-industrie au sens plein du terme avec son cortège de prolétarisations « modernes »19.
C’est ainsi qu’il s’est progressivement instauré non seulement une vision mais aussi une « pratique du monde » qui ont permis le développement – inégal, évidemment – d’échanges et de connaissances ayant pour base les conventions intangibles du dénombrement et des calculs.
Cette histoire relève d’une spécificité occidentale dont Joseph Needham rappellera qu’en Chine, elle n’avait pas d’équivalent : malgré une astronomie et des techniques parfois plus développées qu’en Occident, il n’existait pas de perception mathématique du ciel ou du monde, la géométrie dans sa forme déductive n’y était pas connue, bref, la civilisation de l’empire du milieu n’a pas débouché sur l’invention d’un mode de connaissance scientifique20.
Des débuts du XVIe siècle à ceux du XIXe
Une lutte à fleurets mouchetés s’est établie entre les conceptions du monde héritées du christianisme ou de la scolastique médiévale d’une part, et les « idées nouvelles » dont la Renaissance allait se réclamer, d’autre part. Mais rappelons brièvement que cela s’est établi sur des réalités concrètes, dont l’imprimerie, le commerce des cités-États italiennes, des villes hanséatiques et ibériques, les colonisations, le pillage des Amériques, toutes choses qui ont contribué à l’accumulation primitive du capital21. Une mythologie naissante – bientôt assimilée à ladite « modernité » – en a fait une lutte titanesque de la raison contre la foi, de la vérité scientifique contre la vérité dogmatique, des lois de la nature contre les lois divines, de l’expérimentation contre la révélation etc. Peut-être des « combats de titans », mais dans le ciel des idées…
Le XIXe, un siècle mouvementé mais fondateur, à bien des égards
Pour imaginer et comprendre ce qui s’est passé durant ce siècle, ô combien troublé et fondateur, il serait important, si cela était possible, d’en écrire une « histoire totale » englobant celles de toutes les activités humaines. Il serait alors possible de se faire une idée de l’immense engouement populaire pour « les sciences et leurs réalisations »22 : en fait, depuis le milieu du siècle, des expositions universelles aux académies, en passant par les cabinets de curiosités, les journaux à grands tirages, les revues, les livres et même les foires et les cafés concerts où s’exposait « la fée électricité », le mode de connaissance scientifique moderne a été établi – en tandem avec l’industrie et grâce au soutien des appareils d’États – en nouveau dispensateur de vérités, c'est-à-dire comme la clé de voûte principale des rapports sociaux en train de s’établir.
La place du religieux, vacante ou largement contestée depuis la fin du XVIIIe siècle en Occident demandait à être comblée : on ne se sépare pas aussi facilement et aussi rapidement de ce qui structurait la vie, le monde, le passé, le présent, l’avenir et même l’au-delà depuis des millénaires. La chose était d’autant plus impérative que la décapitation du roi de droit divin fut inconsciemment vécue comme une triple transgression : Dieu, le Roi et le Père n’étaient plus. En témoignent à leur manière, la tentative d’instaurer un « culte de la raison », un « culte de l’être suprême », le fait qu’en 1804, le code Napoléon consacrera plusieurs centaines d’articles à la restauration laïque de « l’autorité du chef de famille »23 ou plus tard, les positivismes24. Par ailleurs, la prolétarisation massive des êtres jetés dans la misère25, stigmatisés en tant que « classes dangereuses », puis comme représentants d’un « danger de dégénérescence de la race blanche »26, nécessitait que l’on y trouve un remède, fut-ce en proposant un opium symbolique, comme l’a déclaré Marx.
Et, contrairement à ce que Freud a écrit, les oeuvres de Copernic et Darwin n’ont pas seulement constitué des « blessures narcissiques pour l’Humanité », mais bien un bouleversement anthropologique et civilisationnel27 autrement plus radical dont nous affrontons, depuis les débuts du XXe siècle, toutes les conséquences. Car il ne s’est pas uniquement agit des idées ou des représentations mais bien du renversement d’un monde au profit d’une autre structuration des rapports sociaux autour de la « valorisation de la valeur »28.
Au XIXe siècle, l’institution du progrès scientifique et technique infinis comme condition nécessaire au progrès social – une vision fondamentalement ethnocentrée, unilatérale et linéaire de l’Histoire – a instauré une véritable dévotion laïque, s’appuyant sur une nouvelle trinité – Sciences / Grande Industrie / Etat-Nation, que nous avons appelé la Triple alliance – avec pour viatiques l’instruction obligatoire et la réussite sociale ; cela a aussi instauré un véritable treuil ontologique permettant de légitimer la civilisation (du capital) qui s’est installée à la fin du XIXe siècle.
Autrement dit, le mode de connaissance scientifique moderne qui a cristallisé dans le second XIXe siècle, s’est précisément établi au moment où le socius était en manque d’une figure tutélaire et d’une référence à la vérité et au sens. De facto, il en fut donc chargé. Il a même trouvé des thuriféraires29 qui ont soutenu sa promotion à un rôle politique dirigeant dans toute « société moderne ».
Qu’entendre par l’expression « mode de connaissance scientifique moderne » ?
En quelques mots, il s’agit d’abord du processus de constitution d’une axiomatique cohérente et solide30 de Copernic à Newton en passant par Galilée, puis de l’instauration de la « preuve expérimentale » à la fin du XVIIIe siècle et enfin de la validation d’une proposition par les pairs lors de congrès internationaux ou dans les revues à comités de lecture créés durant la seconde moitié du XIXe siècle31. Parler de mode de connaissance scientifique moderne avant cette date ne ferait que brouiller les cartes. S’il s’avère, en effet, toujours possible de se transformer en archéologue de salon pour soutenir qu’il existait des éléments précurseurs des « sciences » à Babylone, en Grèce, en Inde ou dans les califats arabes, nous envisagerons ici un mode de connaissance dont la cristallisation ressort des trois fondements énoncés plus haut, parfaitement connus et datés.
Par ailleurs, le mode de connaissance scientifique moderne peut être spécifié par les points suivants :
- Primo, dans ce mode de connaissance, une logique formelle, réductionniste (la décomposition en éléments simples) et objectivante est à l’oeuvre. Il en découle deux conséquences : cette logique exclut le sensible et n’admet strictement aucune limite32
- Deuxio, ce mode connaissance est également défini par son objet, à savoir rendre compte du Réel (ou d’un champ délimité du Réel)
- Tertio, il rend compte de ce Réel par une relation abstraite et commensurable33, soit par exemple, S = πd2/4 ; U = R I ; v2 = 2 g h ; d = ½ ɣ t2 ; CH4 + 2 O2 → CO2 + 2 H2O ou E = m C2…
Première remarques critiques
D’une part, rendre compte du Réel de manière exhaustive, échappera toujours. D’autre part, la mesure est une convention qui vient masquer cette impossibilité. Enfin, cette mesure emprunte les chemins de « l’abstraction commensurable » (c'est dire que la vie en est une nouvelle fois exclue).
De facto, la logique formelle et le réductionnisme multidimensionnel impliquent une transgressivité intrinsèque de ce mode de connaissance, dans le sens où ils induisent une négation de la vie. En outre, il a permis l’exploration intime de la « matière ». Et puisqu’aucune borne de quelque nature que ce soit ne lui est assignable, la vie elle-même deviendra tôt ou tard l’objet de manipulations. Ceci spécifie un deuxième degré de transgressivité. Or, l’abstraction et la transgressivité – qui s’originent dans la rationalité calculatrice – font également partie de ce qui fonde la nouvelle civilisation (du capital) advenue à la fin du XIXe siècle.
À la fin de ce siècle, c’est sur cette transgressivité générique que le mouvement eugéniste s’est construit et légitimé34, ce qui l’a logiquement poussé à proposer une sélection des êtres humains sur le modèle de l’élevage animal. Il y a évidemment plus qu’une coïncidence dans le fait que les premiers bailleurs de fonds de l’eugénisme états-uniens furent les éleveurs de bétail – l’American Breeders Association en 1903 – et que des « expériences médicales » aient été réalisées sur le corps des Africains dans les camps de la mort allemands de Namibie, en 1904, sous la direction d’Eugen Fischer35 – inspirateur de Mein Kampf, professeur de Mengele et meilleur ami de Heidegger avant comme après guerre – qui a très étroitement collaboré durant trois décennies avec les eugénistes étatsuniens les plus connus de l’époque : Charles Davenport et Harry H. Laughlin.
Le noyau des doctrines totalitaires prônant un homme nouveau sur des bases abstraites et transgressives était déjà constitué au début du XXe siècle. C’est ce que nous avons appelé le « secret de famille de la civilisation capitaliste »36.
Dit en termes anthropologiques, l’Imaginaire structuré par la rationalité calculatrice et propulsé par la « Triple alliance », a eu pour conséquence inéluctable la transgression de l’interdit du meurtre, fondateur de toute vie sociale, de toute culture et de toute civilisation. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi, malgré le serment d’Hippocrate, les médecins allemands constituaient l’une des catégories sociales les plus acquises au nazisme37.
La Guerre de trente ans38 (1914-1945), une transgression d’une profondeur inédite 7
Cette civilisation n’a pas tardé à réaliser son essence. En effet, le dynamitage de toutes les retenues, de toutes les barrières, pour finir par celle des interdits fondateurs de toute civilisation, a atteint son apogée durant « la guerre de trente ans » (1914-1945).
En 1914, une réalité nouvelle s’est imposée au monde ; elle allait tout emporter sur son passage, y compris le monde de l’intellect39. Avec la logistique mise en oeuvre par les États, le mode de connaissance scientifique et la thermo-industrie devenaient les piliers d’une puissance militaire inédite au service d’une guerre industrielle, totale et mondiale.
Il faut le dire bien haut : le mot Guerre n’a plus aujourd’hui le même sens qu’il avait il y a seulement huit ans. […] il n’y a aucune commune mesure entre la dernière guerre et toutes celles qui l’ont précédée. Nous venons de faire pour la première fois l’expérience de ce qu’est la guerre scientifique. […] Le 22 avril 1915, vers cinq heures du soir, un épais nuage de vapeurs lourdes, d’un vert jaunâtre, sortait des tranchées allemandes entre Bixschoote et Langemark, et, poussé par la brise, arrivait sur les lignes alliées, suivi des contingents ennemis… Toute une division française fut atteinte… L’Allemagne venait d’inaugurer la guerre des gaz. 1922, Jules Isaac40.
Que de nouvelles armes et des armes de destruction massive sorties des laboratoires aient largement contribué à l’anéantissement des deux-tiers du patrimoine de la France du Nord, d’une partie de son écosystème encore classé en « zone rouge » et d’êtres humains par millions au-delà les frontières, cela fût vite refoulé pendant « les années folles », avant de resurgir à travers les folies totalitaires41.
Reste qu’après 1918, des juristes au service des puissances occidentales poursuivaient un travail de légalisation des bombardements des civils, c'est-à-dire un travail de légalisation des crimes de guerre, donc de la guerre totale42. Plus tard, en pleine seconde guerre mondiale mais dans le silence des bureaux d'études, les statisticiens, les mathématiciens calculaient efficacement les meilleurs moyens de tuer à moindre frais cinquante, cent mille civils de plus. Le physicien Freeman Dyson, qui fut analyste opérationnel au « Bomber Command » britannique se compare après guerre à certains bureaucrates nazis :
« Eux aussi étaient restés assis, à rédiger des mémorandums et à calculer la manière la plus efficace de tuer, d'assassiner des gens, exactement comme moi. Mais la grande différence, c'est qu'ils avaient été mis en prison ou pendus comme criminels de guerre pour ce qu'ils avaient fait, alors que moi, j'étais libre. […] Jusqu'à la fin, je suis resté assis dans mon bureau, occupé à calculer minutieusement les méthodes les plus économiques pour assassiner cent mille hommes de plus43. »
Tout sentiment d’humanité fût profondément refoulé, au profit de l’efficacité criminelle comme l’avoue si crûment le physicien. Sa constatation trouvera malheureusement des confirmations supplémentaires dans la mise au point et l’usage du napalm44 en 1943 et celle de la bombe A en 1945.
Même si la réalité des crimes est radicalement différente, un même fil relie Guernica, Londres, Hambourg, Auschwitz-Birkenau, Dresde, Tokyo, Hiroshima et Nagasaki : ce fut le naufrage d’une civilisation sous la férule d’une rationalité calculatrice systémique portée à l’extremum de sa puissance. À Los Alamos, certains scientifiques du projet Manhattan étaient des prix Nobels, ou des « chercheurs pointus » et renommés dans leurs domaines respectifs ; ils constituaient le gotha du mode de connaissance scientifique de cette époque, réunis par un même « idéal »45.
Dire que ce mode de connaissance scientifique moderne conduit inexorablement vers une exploration intime de la matière, c’est pointer une démarche radicalement différente de celle de toute technique46 passée, présente et à venir. En d’autres termes, malgré toutes les techniques nécessaires à leur invention, les OGM ou les téléphones portables n’existeraient pas sans le mode de connaissance scientifique qui a permis, entre autres, de dévoiler la structure moléculaire de la matière. Cette remarque fondamentale est valide pour la quasi-totalité des techniques aujourd’hui mises en oeuvre : peu d’entre elles pourraient exister sans les apports de ce mode de connaissance. De ce point de vue, le mot valise de « technoscience », purement descriptif, présente l’énorme inconvénient d’esquiver la critique de ce mode de connaissance et de se prêter à une institution de la technique en objet socialement autonome, ce qu’elle n’a en réalité jamais été47. Il s’agit là de deux points majeurs. Autrement dit, « l’arraisonnement de la nature par la technique », chère à Heidegger, n’est qu’une doxa de littéraire qui demeure à la surface des choses et a pour conséquence d’éluder le principal, c’est à dire la critique de ce qui est en réalité à la base des bouleversements bi-séculaires que nous subissons et qui feront de cette nouvelle civilisation, une des plus courtes que l’Humanité ait jamais connue.
« Dans le passé, l’homme avait la première place ; à l’avenir, c’est le système qui devra l’avoir ». 1912, Fréderic W. Taylor48.
« Le premier but, sinon le seul, du travail humain et de la pensée humaine est l'efficacité ; le calcul technique est à tous égards supérieur au jugement humain ; on ne peut se fier au jugement humain car il est entaché de laxisme, d'ambiguïté et d'une complexité inutile ; la subjectivité est un obstacle à la clarté de la pensée ; ce qui ne peut se mesurer ou bien n'existe pas, ou n'a aucune valeur ; les experts sont les mieux placés pour diriger et gérer les affaires des citoyens ». 1993, Neil Postman49.
Réel, Symbolique et Imaginaire, de quoi parle-t-on ?
Les définitions du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire s’originent de l’acception Lacanienne sans s’y conformer totalement. Le Réel, c’est ce qui est. Le Symbolique (les mots, pour simplifier) court après un Réel qui ressort d’une autre catégorie, qui lui est étrangère. Il y aura toujours un fossé entre ces deux instances50, mais par bonheur l’Imaginaire nous permet de bricoler une réalité plus amène. Une réalité, c'est-à-dire un Réel que l’on recouvre de nos projections. Il irrigue aussi le langage, lequel fait partie de ces conventions permettant de vivre ensemble51.
Mais l’Imaginaire occidental possédant cette particularité d’être structuré par la rationalité calculatrice, comme on l’a dit, ce n’est pas sans conséquences sur l’appréhension de la réalité, des échanges, de la manière de vivre etc. En effet, ce type de rationalité a la propriété d’évacuer le sensible au profit du dénombrement, de la classification, de l’abstraction et, – n’irrigant plus les mots de sa défunte « fantaisie individuelle » – il engendre un appauvrissement, un desséchement de la langue et des rapports humains parfois même jusqu’à leur mise en coupe réglée52. Ainsi en va-t-il dans les totalitarismes modernes (qu’ils soient démocratiques ou pas), ce que Victor Klemperer avait en son temps bien analysé53.
La chose est devenue encore plus problématique lorsque, coup sur coup, les Relativités puis la Physique des particules ont mis en cause la notion de « vérité scientifique », référée à des « lois » intangibles, qui servait de clé de voûte moderne aux représentations et aux rapports sociaux de la nouvelle civilisation (capitaliste). Même si aujourd’hui les plus prudents ajoutent de temps à autre qu’elle est contingente, qu’il ne s’agissait pas d’une « vérité » mais à peine d’une certitude temporaire, qu’elle est restreinte à un domaine et que le doute fait partie de la méthode, ladite « vérité scientifique » continue d’être soutenue contre vents et marées, fut-ce de manière adaptée, aux auditoires.
C’est dire qu’elle occupe encore la place d’une des dernières références assurant une intelligibilité à l’édifice social, tout en participant de facto à son délitement. En effet, l’institution d’une nouvelle vérité – que le XIXe siècle avait imposée au forceps – s’est inéluctablement accompagnée d’une destitution intrinsèque du sens et de la subjectivité, c'est-à-dire finalement d’une anomie intellectuelle, morale et politique. À vouloir s’y référer et même à s’y soumettre volontiers, de nouvelles disciplines nées au XIXe siècle se sont par la suite muées en dites « sciences humaines », de même qu’étaient créées il y a quelques années les « Humanités numériques ». À ce jour, la radicalité intrinsèquement oxymoriques de ces dénominations n’est toujours pas perçue comme telle.
En fait, depuis le paternalisme54 et l’hygiénisme, le contrôle et la gestion des masses de prolétaires dans les fabriques, le recensement et la gestion des populations par les États-Nations modernes, la division du travail fordo-tayloriste, « la gestion des ressources humaines », tous ces dénombrements qui enclavent nos réalités quotidiennes dans une économie envahissante ont évincé la question du sens et approfondit la prolétarisation de tout un chacun, c'est-à-dire le dessaisissement des êtres. D’autre part, cette rationalité calculatrice nous éloigne quotidiennement les uns des autres : dans la course à l’échalote, l’autre n’a plus qu’une existence antagonique, voire gênante ou abstraite. En outre, cette concurrence généralisée évacue à tous les niveaux d’échange les préoccupations morales, ce qui redouble évidemment l’exclusion du sens55.
Conclusion provisoire
Le sourd travail de sape d’une transgressivité paradigmatique qui n’est toujours pas reconnue comme telle, représente une disruption majeure dans l’histoire de l’Humanité et se décline à tous les niveaux des relations et des activités humaines : il faut repousser les frontières, crever les plafonds, toujours plus haut, toujours plus loin, aucun obstacle n’est acceptable puisque « tout ce qui peut être fait doit être fait » écrit un biologiste56, ancien membre du conseil national d’éthique. D’ailleurs, « on n’arrête pas la science », ni ledit progrès…
À présent, cette rationalité calculatrice « objective les choix » et dédouane les personnes de toute responsabilité57 – exactement comme l’instaure la division infinitésimale du travail – au point que l’horizon de sens fixé par les gestionnaires et les responsables politiques ne consiste plus qu’en une inflexion des courbes du chômage, de la croissance, des dépenses publiques, des victimes de la pandémie, etc. Tout cela fait de la structuration de l’imaginaire par la rationalité calculatrice et transgressive quelque chose de radicalement délétère. Ainsi, la vie de tout un chacun – objet d’un puissant calcul permanent – est en passe de devenir une abstraction, une donnée algorithmée dans un Data-center58.
Jean-Marc Royer, le 21 septembre 2023
Notes
1 Cf. James C. Scott, Homo Domesticus. Une histoire profonde des États, Paris, La découverte, 2019, Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, Flammarion, 2009 et les archéologues Marcel Otte, Jean-Paul Demoule, Laurent Olivier, Emmanuel Guy dont les conférences sont disponibles sur le site de l’INRAP.
2 Vraisemblablement dès la moitié du quatrième millénaire avant notre ère.
3 Dès le VIIIe siècle, les cadrans solaires et les cloches appelaient à la prière huit fois par jour. Un siècle après la fondation de Cîteaux, cet ordre compte plus de mille abbayes, plus de six mille granges réparties dans toute l’Europe et jusqu’en Palestine. Lire également Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Généalogie de l’entreprise, Paris, Fayard, 2017.
4 Les moines de l’abbaye de Cîteaux considéraient que tout retard ou autre perte de temps était une offense à Dieu. La rigueur des règles Cisterciennes est issue du constat que la grande richesse de plusieurs abbayes de l'époque faisait de leurs moines des nantis (et même parfois d'authentiques seigneurs féodaux) assez éloignés de la pauvreté évangélique nécessaire pour « chercher Dieu d'un coeur pur ».
5 Et en effet, les Cisterciens ont sans cesse amélioré leurs techniques agricoles, maraîchères et pastorales, lesquelles faisaient l’objet d’échanges lors de rencontres annuelles. Comme par ailleurs ils jouissaient de facilités que la grande majorité des paysans de l'époque n’avaient pas (main-d'oeuvre et capitaux pour réaliser les grands travaux de drainage et d'irrigation, liberté de circulation, possibilité d'avoir des dépôts de vente dans les grandes villes, de construire routes et fortifications, etc.), ils ont parallèlement acquit de grands savoirs agricoles et artisanaux qui furent à la source de leurs succès économiques ultérieurs. Des patrimoines fonciers énormes (terres, bois, pâturages, vignes, carrières, fabriques) vont être attribués aux abbayes qui disposeront de la main-d’oeuvre gratuite des frères convers. Les échanges d’expérience touchaient de nombreux domaines, dont l’agriculture, la viticulture, la sélection des espèces… Dès la fin du xie siècle, de véritables fermes modèles seront créées. L'élevage deviendra une source de produits alimentaires, mais aussi de fumure et de matières premières pour l'industrie du vêtement (laine, cuir) et des produits manufacturés (parchemins, corne) etc. Jean Gimpel, La Révolution industrielle du Moyen Âge, Paris, Seuil, 2016.
6 La chrétienté introduit aussi d’autres nouveautés radicales : l’Apocalypse et le jugement dernier qui constituent un moment de bouleversement précédant la fin des temps, contribueront à tourner le regard des croyants vers l’avenir. En outre, la mort, sous certaines conditions, ne signera plus une fin définitive ; c’est dire que son statut est lui aussi en train d’évoluer.
7 Et aussi de la boussole, de l’astrolabe, du compas de navigation et… des premiers canons. Lire Joëlle Burnouf, Isabelle Catteddu, Archéologie du Moyen-âge, Ouest-France/Inrap, 2015 ou bien les écouter sur le site de l’INRAP.
8 Roger Bacon (1214-1294), cité par Alfred W. Crosby, La mesure de la réalité, Paris, Allia, 2003, p. 78.
9 La Renaissance se caractérise également par la remise à l'honneur de la culture antique dans la littérature et les arts qui supplante progressivement la culture de l'Europe médiévale tardive (l'art gothique, l'idéal de la chevalerie et la philosophie scolastique, entre autres).
10 Prolégomènes du capitalisme naissant ici, rôle et place de la fonction mandarinale là-bas ? Malgré son titre paradoxal, lire à ce sujet Joseph Needham, La science chinoise et l’Occident, Paris, Seuil, 1973.
11 Cf. Lewis Mumford, Technique et civilisation, Paris, Le Seuil, 1976.
12 Cf. Lynn White Jr., Technologie médiévale et transformations sociales, Paris, Mouton et Cie, 1969.
13 Cf. David S. Landes, L'Heure qu'il est : les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne, Paris, Gallimard, 1987.
14 En fait, la place de Descartes ressort d’une construction idéologique du début du xixe siècle notamment grâce à la critique de Kant (1724-1804) ou à l’apologie de Victor Cousin (1792-1867). Samuel S. de Sacy, Descartes par lui-même, Paris, Seuil, 1964, p. 200.
15 Nous savons depuis la publication des « Cahiers noirs » que derrière cette dénonciation de « la raison calculante » se cache la dénonciation des juifs auxquels elle est évidemment attribuée.
16 Notons à ce propos que, sans nier leur importance intellectuelle, les Lumières sont constamment placées en première ligne de la critique alors que les révolutions états-unienne et française ont eu un écho et des suites politiques ou socio-économiques d’une toute autre ampleur historique et que, de plus, à la même époque, ladite « révolution industrielle » a entraîné des bouleversements dont la prolétarisation de millions de paysans ne fut pas le moindre phénomène. Mais sans doute cette répugnante matérialité des faits ne rentre-t-elle pas dans le cadre d’une fresque planétaire idéelle de vingt-cinq siècles dont le recteur de Fribourg s’est voulu le peintre définitif et insurpassable.
17 Une « civilisation capitaliste », c'est-à-dire une civilisation dont les rapports sociaux furent majoritairement structurés par la « valorisation de la Valeur » et dont l’imaginaire rationnel/calculateur et transgressif sera largement dominant.
18 Cf. l’annexe à la fin du texte. À ce sujet, comment ne pas penser à l’oeuvre de Cornélius Castoriadis, philosophe, économiste, psychanalyste.
19 Ledit « commerce triangulaire » – un euphémisme masquant un esclavage qui allait durer quatre siècles – fut un des crimes commis contre l’Humanité par le commerce occidental. Cela préfigurait la prolétarisation massive de toutes les paysanneries nécessaire à l’accumulation primitive du capital.
20 Joseph Needham, op. cit. D’autre part, le moindre comparatisme ethnographique effectué il y a encore un demi-siècle, attestait que d’autres populations, en Afrique ou en Asie, par exemple – bien qu’ayant subi une longue et violente colonisation – n’avaient pas pour autant entièrement « adopté » la structuration de l’Imaginaire propre aux occidentaux.
21 C’est sur ces réalités coloniales – en grande partie fondées sur des rapines et des crimes contre l’humanité – et en s’appuyant sur la redécouverte de la littérature, des arts et de la philosophie de l'Antiquité, grâce notamment à la civilisation arabo-musulmane, qu’une autre lecture des textes et une autre interprétation du monde se sont progressivement installés, avec l’Humanisme pour toile de fond.
22 Lire à ce sujet, les ouvrages de Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, François Jarrige, Thomas Le Roux…
23 D’ailleurs, le décès de Louis XVIII ou les destitutions de Charles X et Louis-Philippe sonneront comme un rappel du trauma pour une bourgeoisie en deuil et toute de noir vêtue jusqu’à la fin du siècle.
24 C’est ce qu’Émile Durkheim (1858-1917), avait traduit en ces termes : « Les anciens dieux vieillissent ou meurent, et d’autres ne sont pas encore nés ». Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 2003. p. 610.
25 Il faut avoir lu la description de la vie des ouvriers du textile dans plusieurs villes de France que Villermé trace avec minutie en 1836, pour l’Académie des sciences morales. René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, Paris, UGE, coll. 10/18, 1971.
26 Lire l’oeuvre d’André Pichot à ce propos.
27 Dont la prolétarisation des êtres et l’avènement des foules furent des caractères essentiels, comme indiqué plus haut.
28 Expression qui réfère aux ouvrages d’Anselm Jappe.
29 Parmi les plus connus, citons Auguste Comte, Ernest Renan, Marcellin Berthelot, Camille Flammarion…
30 L’imprimerie y aura joué un grand rôle en facilitant son « accumulation primitive ».
31 Les revues « Nature » et « Science » virent respectivement le jour en 1869 en 1880.
32 Cf. Le physicien François Lurçat, La Science suicidaire, Paris, François-Xavier de Guibert, 1999 et L’Autorité de la science, Paris, Cerf, 1995. Michel Henry, La Barbarie, Paris, PUF, 1987. Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, Paris, Seuil, 2003. Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limites, ERES, 2009 et La condition humaine n’est pas sans conditions, Denoël, 2010. Jean-Marc Royer, La science, creuset de l’inhumanité. Décoloniser l’imaginaire occidental, Paris, L’Harmattan 2012.
33 Écarter le sensible comme Galilée l’a proposé au début du xviie siècle, revient à désubstantialiser en permanence le Réel et à constituer de facto une transgression permanente de la vie. Autrement dit, quelque chose d’institué entraîne en permanence vers une négation de la vie.
34 Francis Galton, considéré comme le fondateur de l’eugénisme, fut membre de la Royal Society, reçu la Royal Medal en 1886, la médaille Darwin en 1902, la médaille d’argent Darwin-Wallace en 1908, fut fait Chevalier en 1909, reçu la médaille Copley en 1910… c’est dire la reconnaissance scientifique dont l’eugénisme fut l’objet dans son pays mais aussi au niveau international.
35 Eugen Fischer (1874-1967), médecin généticien, dirigea l’institut Kaiser Wilhelm d’anthropologie, d’hérédité humaine et d’eugénisme. En 1933, il fut promu recteur de l’université de Berlin et forma les médecins SS. Dès 1936, les « bâtards de Rhénanie » furent, soit envoyés en camp de concentration, soit stérilisés de force sous sa supervision, ce qui allait préparer l’Aktion T4, à savoir l’extermination et la crémation de centaines de milliers de personnes dans six hôpitaux, entre 1939 et 1941.
36 L’eugénisme n’était pas seulement le fruit de quelques cerveaux dérangés, ce fut réellement un mouvement de masse dans certains pays réformés, anglo-saxons ou nordiques et ce qui n’est généralement pas connu, c’est que ces lois eugénistes n’ont été abrogées que dans les années 1970 au Danemark, en Finlande, en Suède et en Norvège. Patrick Zylberman, « Eugénique à la scandinave : le débat des historiens », Médecine science, Volume 20, numéro 10, octobre 2004.
37 Jean-Marc Royer, op. cit., lire l’annexe intitulée « De l’eugénisme au nazisme (1868-1939) ».
38 Concept emprunté aux historiens Eric Hobsbawm et Enzo Traverso. Une profonde déconfiture intellectuelle est issue de « la guerre de trente ans » ; elle fut aggravée par l’idéologie stalinienne dominante à ce moment-là, les guerres coloniales qui perduraient, l’importation des idéaux consuméristes qui débarquèrent avec les plans Marshall etc. La contre-révolution internationale qui a débuté sous l’égide du néolibéralisme au début des années 1970 et l’externalisation du capital en Asie qui s’en est suivie ont pérennisé cette « défaite de la pensée ».
39 Le 4 octobre 1914 paru « L’Appel des intellectuels allemands aux nations civilisées », signé par des Prix Nobel, des scientifiques de premier plan dont Max Planck, Fritz Haber, Phillipp Lenard, Walter Nernst, Wilhelm Ostwald, des philosophes, des artistes, des médecins, auquel répond en 1916, le livre Un demi-siècle de civilisation française, signé par les scientifiques de renom, Paul Painlevé, George Lemoine, Emile Picard, Lucien Poincaré, Charles Richet, des philosophes…
40 Jules Isaac, extrait d’un texte rédigé en 1922, paru en 1923 dans La Revue de Paris, publié en volume en 1936 chez Rieder et de nouveau en 1989 chez Calmann. Cité par la revue Alliage N°52 http://www.tribunes.com/tribune/alliage/52/Isaac_52.htm
41 La zone rouge est le nom donné en France à environ 120 000 hectares de champs de bataille où, à cause de dégâts physiques majeurs sur le milieu pendant la Première Guerre mondiale et en raison de la présence de milliers de cadavres et de millions de munitions non explosées, certaines activités ont été provisoirement ou définitivement interdites par la loi.
42 Après 1918, des juristes au service des puissances occidentales poursuivent un travail de légalisation des bombardements des civils, c'est-à-dire un travail de légalisation des crimes de guerre. Peu à peu, la distinction entre civils et combattants en temps de guerre est levée. C'est l’ensemble de la nation qui est considérée comme ennemi avec l’argumentation suivante : il faut abattre le moral des populations afin que la demande de paix soit la plus rapide possible, ou que la vie des soldats soit épargnée, une novlangue qui sera utilisée en août 1945 pour justifier l’injustifiable. La notion de guerre totale, (il ne doit plus exister un seul espace de paix pour l’ensemble des citoyens), sort peu à peu victorieuse, « pour sauvegarder la paix ». Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes, Arènes, 2007 et Maintenant tu es mort ; histoire des bombes, Serpent à plumes, 2002.
43 Cité par Yves Chemla, in Etudes postcoloniales, Ozoir la Ferrières, 17 avril 2004.
44 Dans la nuit du 9 mars 1945 Tokyo est transformé en brasier par l'emploi de la rosée gélifiée du napalm : il y aura plus de cent mille morts ! Bientôt le Japon est à genoux, mais l'anéantissement par le napalm devient en quelques semaines une fin en soi, pour vérifier la portée de cette arme : le monde vivant était alors devenu un « laboratoire-monde » d’expériences in vivo.
45 Quelqu’un pourrait-il prétendre qu’ils étaient mentalement malades comme d’autres ont prétendu pour toute explication du nazisme qu’Hitler était un fou ? Existe-t-il une légitimité à dissocier ces scientifiques de « la science en train de se faire » ? Evidemment non. L’autre question qui vaille d'être posée est la suivante : la guerre est-elle potentiellement devenue, oui ou non, un crime contre l'humanité au xxe siècle ? Fuir la réponse, c'est accepter sa future conversion comme fonctionnaire du crime et planificateur de la destruction en cas de conflit. Que l’on songe à la dissuasion propre à la guerre froide : « une espérance » fondée sur le massacre possible de centaines de millions de personnes à chaque instant, sans parler de la destruction de la biosphère… Belle espérance pour l’Humanité.
46 Ce que nous appelons technique, sans spécification complémentaire, n’est fondamentalement rien d’autre que les rapports que les êtres entretiennent avec leurs environnements pour vivre. Terme qu’il convient de ne pas confondre, - ce qui est trop souvent le cas - avec les technologies (électrique, hydraulique, pneumatique…) qui mettent en jeu plusieurs techniques.
47 Evitons les malentendus : que l’usage des outils et des techniques aient en retour modifié la physiologie, les conditions de vie, la conscience et le mode d’être de toutes les générations jusqu’à ce jour ne fait évidemment pas de doute.
48 F. W. Taylor, Principes d'organisation scientifique des usines, Paris, H. Dunod et E. Pinat, 1912. Taylor est né dans une famille de culture Quaker depuis le May Flower…
49 Neil Postman, Technopoly: The Surrender of Culture to Technology, New-York, Vintage, 1993, p. 51. Dans cette citation, il suffit de remplacer le mot « expert » par « algorithme programmé » pour l’actualiser…
50 Corollaire : de la relation entre Réel, Symbolique et Imaginaire dans laquelle les êtres humains sont pris, qu’on le veuille ou non, nous pouvons inférer que la « vérité est un impossible ». C’est pourquoi Lacan disait que les « non dupes, errent ». Reste que la civilisation actuelle a considérablement approfondi cette errance, cette béance originaire, à son profit mortifère.
51 Même s’il subsiste quelques difficultés, comme on peut s’en douter : chacun d’entre nous sur cette Terre ne perçoit pas la réalité exactement de la même manière, même lorsque deux personnes partagent la même culture et le même idiome. En effet, le langage est indissociablement lié à l’inconscient de chacun, il a quelque chose à voir avec notre histoire personnelle, même si nous partageons une structuration identique de nos imaginaires.
52 Par exemple, de manière mondiale et centralisée, par les Algorithmes des entreprises états-uniennes., les Gafam.
53 Cf. Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, (1947) 1996. Lire également à ce propos, Robert Merle, La Mort est mon métier, Paris, Gallimard, (1952, 1961, 1972), 1978.
54 Jusqu’aux débuts du xxe siècle, le paternalisme créa des cités ouvrières où le travail, l’école, l’église, les lieux de soins et l´habitat étaient conçus d´un seul tenant. On aurait tort de croire que cette mode est révolue : les startups financent différentes activités à leurs employés, tout en les réquisitionnant le soir et le dimanche par le moyen d´une connectivité ininterrompue.
55 Lire le bel article de Sandra Lucbert intitulé « Procès France Télécom : quelle forme peut prendre une guerre ? », paru le 18 juillet 2019.
56 Henri Atlan in La science est-elle inhumaine, Paris, Bayard, 2002.
57 Comme ce fut le cas au printemps 2020 dans le domaine médical, on se réfère sans état d’âme, à une « liste de critères » élaborée par les agences régionales de santé, à des modélisations mathématiques de l’expansion pandémique et à des calculs statistiques sur l’espérance de vie pour « libérer un lit de réanimation » et mettre une personne âgée dans un sac plastique. Pour justifier cet eugénisme, des professionnels de santé n’hésitaient pas, en août 2021, à caractériser leur pratique aux Antilles comme « une médecine de guerre ». Journal de 12h30 sur France Culture, août 2021.
58 D’ailleurs, pour le plus grand bonheur des gafam, les malentendus et les délires complotistes se propagent, ce qui, avec les menées néolibérales, représente le ferment de désagrégation sociale le plus massif et le plus virulent depuis « la guerre de trente ans » (1914-1945).
Annexe
LA DISPARITION « Lorsque la vie élémentaire du pays n’est plus assurée… et qu’il est au bord de la paralysie », lorsque la quasi-totalité d’une société est arrêtée, qu’elle ne peut plus fonctionner comme avant, alors l’Imaginaire de tout un chacun qui, d’ordinaire, étaye son fonctionnement, s’effondre car il n’a plus aucune efficience dans une société bloquée ; il en devient même une ineptie. Telle est la seule manière d’expliquer le soubassement de cet enthousiasme communicatif, créatif et festif qui s’est répandu à grande vitesse dans l’ensemble du corps social et qui a longtemps survécu. Le renversement de l’ancien imaginaire – structuré par la rationalité calculatrice – a retenti comme un formidable « coup de tonnerre social » qui s’est rapidement propagé. Sa diffusion a pris les proportions d’un fait social total qui a labouré en profondeur les inconscients, au-delà des frontières du pays et pour des décennies. Ce sont les tréfonds de cet ordre qui ont alors vacillé, ce que beaucoup sont encore dans l’incapacité de voir, de comprendre ou d’accepter et qui constitue une question politique, théorique et anthropologique majeure encore sous estimée.
Le sourd travail du refoulement
Au fond, ce qu’il s’agit d’éradiquer des consciences depuis plus d’un demi-siècle, c’est qu’il pourrait se reproduire ce genre de destitution massive de l’imaginaire si les rouages politiques, économiques et idéologiques habituels étaient à nouveau et délibérément bloqués. Et c’est la raison pour laquelle la place et la définition de l’imaginaire s’avèrent centrales dans la critique des désastres annoncés. Non que cela soit suffisant, mais c’en est le point de passage obligé et la plupart du temps passé sous silence.
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