Histoire populaire des sciences
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Partout, la science s'est historiquement enrichie de pratiques, de techniques, de méthodes et de connaissances « non scientifiques ». Classifications d’animaux et de plantes par des tribus « primitives », cartographies des courants océaniques par des baleiniers, pouvoirs médicamenteux des pharmacopées chinoise ou amérindienne, importation de la pratique de l'inoculation contre la variole en Amérique du Nord par des esclaves africains, etc. L’édification de la science n’a pas suivi une méthodologie unique et savante, déconnectée des habitudes des gens ordinaires, mais une trajectoire historique plurielle et collective1.
Comprendre la complexité historique des sciences, comprendre cette histoire « populaire », permet de sortir d’une vision naturalisée de l’organisation techno-scientifique contemporaine, pour renouer avec - ou imaginer - d’autres formes d’organisation sociale de la production du savoir.
Nous introduirons dans un premier temps l’approche « populaire » de l’histoire de manière générale. Nous analyserons dans un second temps la compréhension et le cadrage actuel de la pratique scientifique, comme objet de recherche des sciences sociales. Nous détaillerons ensuite, à la lumière de cette nouvelle problématisation des sciences, l’ « histoire populaire des sciences » dans ses particularités. Enfin, après avoir mis en évidence l’influence de la sphère sociale dans l’activité scientifique, nous tâcherons d’expliquer, hors du récit positiviste d’une « méthode » scientifique toute puissante, les raisons de la stabilité et de la reproductibilité des sciences.
Qu’est-ce que l’« histoire populaire » ?
Le terme fait référence à une certaine pratique de l'histoire, une histoire « par en bas », centrée sur l’action commune et impersonnelle des gens ordinaires. L’histoire populaire s’est construite en opposition à l’histoire encomiastique (du latin encomium, « éloge »), qui réduit la dynamique historique aux actions successives de « grands-hommes ». Le terme d’ « histoire populaire » fait référence au titre de l’ouvrage classique de l’historien Howard Zinn, consacré à l'histoire sociale des États-Unis2.
La vision encomiastique est une déformation liée aux biais d’écriture des sources historiques, souvent produite par et pour la classe dirigeante ou ses administrateurs, qui nous raconte leur histoire. Ce biais n’épargne pas l'activité scientifique : les sciences seraient le produit de l’action pure de rares génies talentueux, de Copernic à Newton, et de leurs « grandes découvertes ».
Le simplisme de ce récit encomiastique est depuis longtemps abandonné par les historiens des sciences3. En revanche, ce discours s’est enkysté dans la culture scientifique pour au moins quatre raisons :
- L’histoire des disciplines scientifiques fut souvent, par le passé, écrite non par des historiens mais directement par les scientifiques concernés ; qui ont, par naïveté ou intérêt corporatiste, propagé une vision magnifiée des pratiques de leurs prédécesseurs.
- Réduire l’histoire à des individus facilite son apprentissage. Une certaine paresse intellectuelle fait omettre la complexité historique au profit d’une analyse psychologique des « grandes figures ».
- La première préoccupation du scientifique, contrairement à celle de l’historien, n’est pas l’exhaustivité historique, mais l’efficacité du contenu scientifique. Il en résulte une vision étroite et amnésique de l’histoire, ne retenant que les réussites scientifiques en négligeant les impasses de la recherche ; ce qui en donne une perception biaisée vers le positif.
- Individualiser l’origine des progrès scientifiques permet de légitimer le régime d’appropriation du savoir contemporain, soit la propriété intellectuelle.
Qu’est-ce que « la science » ?
Le discours classique sur les sciences, influencé historiquement par l’épistémologie, est normatif : il vise d'abord à dire ce que doit être la « bonne » science. Les études sur les sciences ont, quant à elles, produit un discours descriptif, empiriquement fondé, de l'activité scientifique telle qu'elle se fait4.
Ainsi, la question n’est plus tant de savoir comment, dans un univers purifié, peuplé de concepts univoques et de règles abstraites, les propositions des scientifiques en viennent à être épistémologiquement vraies, mais de repérer :
- Comment leur légitimité, d’abord controversée, est « négociée » dans la communauté savante pour produire du consensus (c’était le projet de la sociologie de la connaissance, ou « programme fort » en sociologie des sciences, à travers le travail de chercheurs comme Barry Barnes, David Bloor, et Harry Collins)5-6,
- de décrire, à l’échelle microsociologique, comment des énoncés, des objets et des pratiques scientifiques se produisent, s'imposent et se déploient matériellement, spatialement et historiquement, à travers des agencements techniques et sociaux : c’est le sens de la notion de réseau sociotechnique étudié par la sociologie de la traduction7 – ou sociologie de l’acteur-réseau – inauguré par les travaux de Michel Callon et Bruno Latour8.
La sociologie des sciences fut essentielle dans la reconfiguration des méthodes de recherche en histoire des sciences. Les analyses historiques se sont alors intéressées à la dimension spatiale du déploiement de l'activité scientifique en formulant une géographie historique des dynamiques scientifiques.
On peut dire que la science est un régime de production et d’appropriation des savoirs. On ne parle pas de « moyen de production » du savoir, car la science n’est pas un « objet », circonscrit et stable dans le temps. Les sciences sont faites d’un ensemble très vaste de relations qui traduisent des enjeux, des valeurs et des normes. Elles se matérialisent dans des institutions, dans des modes de gestion politique. Elles se structurent dans des hiérarchies disciplinaires. Elles sont applications, pragmatiques et opérationnelles. Elles s’insèrent dans des réseaux pluriels de sociabilités et de techniques, articulés de manière variable dans le temps et l’espace. L’activité scientifique n’a pas lieu dans une tour d’ivoire mais participe à modeler l'existence individuelle et collective des sociétés humaines, qui modèlent à leur tour l’activité scientifique.
« L’idée de régime postule l’interdépendance des activités humaines et l’existence d'effets systémiques qui saisissent toujours les sciences et les font advenir dans l’histoire »9 écrit l’historien des sciences Dominique Pestre, directeur d'études au centre Alexandre Koyré (EHESS). La science n’existe donc pas indépendamment de l’espace social où elle prend forme.
L’idéalisme de la vision linéariste des sciences, issue du positivisme, comme accumulation continue de théories convergeant vers la vérité, fut mise à mal par l’historien Thomas Kuhn10. Dans son célèbre ouvrage « La Structure des révolutions scientifiques », il a montré la discontinuité du progrès scientifique, les dynamiques de rupture et d’abandon de cadres théoriques. Les paradigmes scientifiques successifs se caractérisent par :
- Leur contingence ; en philosophie des sciences, on parle de sous-détermination des théories par les faits : notre conceptualisation du réel pourrait s'agencer différemment. Des mêmes phénomènes sont susceptibles de plusieurs interprétations concurrentes.
- Leur incommensurabilité ; les théories rivales ne peuvent être frontalement comparées quant à leurs classes de contenu ou traduites terme à terme du fait de différences qualitatives trop profondes : « on ne compare pas des pommes avec des oranges ».
Ces remarques heurtent frontalement l’idée d’une falsifiabilité des théories pour régler le dissensus (Popper)11. Les paradigmes ne s’accumulent, ni ne s’éliminent entre eux. La connaissance est un océan toujours plus vaste d’alternatives mutuellement incompatibles.
Trancher entre des paradigmes incommensurables implique ainsi de sortir d’une stricte rationalité scientifique, entraînant l’ouverture de la connaissance au monde social. Cela étant, le consensus n’est pas synonyme d’arbitraire. Du fait de l’existence d’un droit d’entrée dans le champ scientifique, nous dit Bourdieu, « le révolutionnaire [en science] est nécessairement quelqu'un qui a du capital […], c'est à dire une grande maîtrise des ressources collectives accumulées, et qui, de ce fait, conserve nécessairement ce qu'il dépasse »12. On voit émerger une certaine tradition scientifique.
Il faut aller plus loin, car le problème ne se réduit pas à ce débat « internaliste » concernant le choix des paradigmes : l’espace social où la science prend forme imprime sa marque sur notre conceptualisation du réel, influençant de ce fait et la méthode et le contenu même de la production scientifique. Les connaissances ne sont pas imperméables et autonomes vis-à-vis des influences extérieures. Le milieu contextuel n’est pas là pour « corrompre » mais au contraire pour donner corps à la science. Les faits scientifiques ne se donnent à voir qu’en tant que produits de ce milieu, notamment par les infrastructures matérielles portant l’activité scientifique. Une longue série de coupures sépare l'investigateur et le monde qu’il étudie, dans des chaînes de traduction qui complexifient notre rapport à la réalité. « Les données ne sont jamais données ».
Ainsi, la distinction épistémologique classique, théorique et arbitraire, entre contexte de justification (étudié par la philosophie des sciences) et contexte de découverte (étudié par l’histoire des sciences) - entre « contenu » et « contenant » de l’activité scientifique - est illusoire et inutile sur le plan historique et sociologique. La production des faits scientifiques est un processus continu mobilisant d'un seul tenant, et la découverte et la justification, tel un « tissu sans couture »13 (selon l’expression de l’historien des techniques Thomas Hughes).
Nous donnerons deux exemples classiques de cette imprégnation du contenu scientifique par le milieu socio-historique de la découverte :
- La première grande étude contextuelle fut publiée par le physicien et philosophe russe Boris Hessen, qui posa en 1931 la question suivante : pourquoi la théorie de la gravitation de Newton est-elle apparue spécifiquement en Angleterre dans la seconde moitié du 17ème siècle ?14 Hessen décrit le cadre des travaux newtoniens dans le développement impérialiste d’une nation anglaise marchande, dépendante des transports maritimes pour son existence. Il était ainsi devenu vital de trouver un moyen précis de mesurer la longitude afin de prédire la localisation exacte de la flotte en mer, ce qui nécessitait une mesure de la distance entre la Lune et les étoiles fixes, et une étude des lois du mouvement de la Lune. Le Parlement anglais instaura un prix récompensant les travaux sur le mouvement, dont Newton tira profit pour l’édification de sa théorie de la gravitation. On voit ici l’esquisse d’une synergie entre science, capitalisme et impérialisme.
- La controverse entre Robert Boyle et Thomas Hobbes au 17ème siècle concernant l’existence du vide en physique15. La querelle éclate entre plénistes (considérant que le monde est plein de matière) et vacuistes (affirmant une part d’immatérialité). Le contexte historique est primordial pour comprendre le contenu de cette controverse scientifique, dans laquelle une surdétermination politique opère. En effet, l’existence du vide est assimilée à l'immatérialité de l'âme : son existence renforcerait discursivement la philosophie cléricale faisant le lit de l’agitation de la première révolution anglaise, justement portée par des sectes religieuses radicales. La preuve de l’immatérialité opérerait un renversement hiérarchique entre matière et esprit, asseyant la prépondérance de l'obéissance à Dieu, donc au prêtre, sur celle du souverain.
Cette détermination spatiale et historique du contenu scientifique par l’organisation sociale des sciences n’est pas le propre de la science des 17-18ème siècles mais exerce toujours structurellement les mêmes effets sur la science contemporaine. En voici deux exemples :
- La polarisation de l'écologie odumienne vers la modélisation des écosystèmes qu’elle théorise, selon une approche formatée par la recherche opérationnelle et la théorie cybernétique alors en vogue ; particulièrement aux États-Unis après la seconde guerre mondiale, sous l’action de l’État planificateur keynésien et des financements du complexe militaro-industriel américain, qui se poursuivront dans le Programme Biologique International (1964)16-17-18. On assiste alors à une reconfiguration des pratiques instrumentales des « sciences écologiques » et de ses manières de concevoir la nature, selon une approche fonctionnaliste et utilitariste relevant d’un objectif de gouvernement, de pouvoir d'intervention sur l’environnement, et de prédictibilité économique pour asseoir la « productivité écologique » maximale des ressources naturelles19. Ces approches contribuent à transformer l’écologie en une science de gestion de systèmes écologiques à valoriser, et la nature en objet gouvernable20.
- L'orientation générale de la médecine moderne dans sa compréhension des maladies : d’une médecine sociale fondée sur l'hygiène et les déterminants environnementaux des pathologies jusqu’au début du 20ème siècle, vers une approche technicienne centrée sur la biologie moléculaire et ses applications industrielles21. Les retombées économiques attendues du secteur biotechnologique ont incité les gouvernements successifs à financer de grands programmes de recherche (on pense notamment à France Médecine Génomique 2025) qui ont réinstauré un certain déterminisme génétique en médecine. Cette approche réductrice omet les autres dimensions de la maladie, notamment sociale22, en organisant des situations de rente pour l’industrie pharmaceutique à travers le brevetage du vivant23.
Dans ces exemples, c’est bien le contenu de la connaissance, la conceptualisation des problèmes, qui se voit reconfiguré et orienté par ce que l’épistémologie classique aurait appelé le « contexte de découverte ».
L’histoire populaire des sciences
L’histoire populaire des sciences s’insère dans cette complexité d’analyse de l’activité scientifique, en mettant particulièrement en évidence :
- dimension collective et impersonnelle de la production du savoir,
- Les enjeux de pouvoir marginalisant certaines classes sociales :
1) de l’organisation de cette production ;
2) de l’appropriation du savoir.
L’historien américain Clifford D. Conner a publié une synthèse classique sur le sujet, donnant une excellente vue d’ensemble de ces recherches24. Historiquement, la production du savoir fut en grande partie le fruit de techniques et de savoir-faire populaires, culturellement intégrés et partagés. Les découvertes étaient le fait d’artisans, de marins, d’arpenteurs, d’agriculteurs, des personnes confrontées à leur réalité, qui travaillaient autant avec leurs mains qu’avec leur tête. Leur motivation première n’était pas la curiosité désintéressée mais une nécessité opérationnelle. L’empirisme commun était source de savoir-faire.
C’est vrai dans tous les domaines ; même pour la révolution industrielle, archétype de l’effectivité scientifique. Ces deux innovations centrales étaient la machine à vapeur et la cokéfaction de la houille, qui ne résultent pas des savoirs théoriques de la thermodynamique, mais de techniques artisanales25. En réaction au problème de l’inondation des mines, creusées toujours plus profondément pour exploiter la houille (en lien avec l’épuisement des stocks de bois anglais), Thomas Newcomen (un forgeron) et John Calley (un plombier) furent les premiers à produire une machine à « élever l’eau par le feu », capable d’extraire efficacement l’eau des galeries. La cokéfaction revient aux savoirs des brasseurs de bière, qui devaient maitriser précisément la combustion de la houille pour produire une chaleur constante pour le touraillage du malt.
Au-delà d’avoir produit le gros des connaissances empiriques, qui furent matière à ce qui est classiquement appelé « la révolution scientifique », le monde des artisans qualifiés fut en réalité responsable de cette mutation26. On lui doit la reconfiguration générale du rapport au savoir moderne : ce que la philosophie des sciences considère comme la première séquence épistémologique, dite empirico-inductive, c’est-à-dire l’approche expérimentale elle-même. Jusqu’alors, les sciences scolastiques reposaient sur une démarche rationaliste et idéaliste attachée au savoir livresque, à l’autorité des auteurs classiques (au premier rang desquels Aristote). La scolastique se détachait de l’expérience du monde et méprisait les savoirs manuels, gage de servilité27.
Les progrès techniques massifs apportés à travers le Moyen Âge et la Renaissance par des millions de praticiens anonymes, plongés dans les réalités de leurs traditions de métier et détachés des milieux savants de l’époque, furent diffusés grâce à l’imprimerie dans des ouvrages techniques. Ce n’est qu’après coup que les gentilshommes du 17ème siècle commencèrent à s’intéresser et à formaliser théoriquement ces réalisations et cette littérature. Cette formalisation savante est également l’histoire d’une réappropriation de ce riche savoir-faire par la science académique, comme nous l’évoquerons plus loin. Pour Francis Bacon (16-17ème), le savoir artisanal est une « matière première dont les savants doivent s’emparer »28.
L’histoire opère ainsi un renversement de la vision classique des sciences. La technique n’est pas une science appliquée : l’application, sur le temps long, a largement précédé la théorie. De façon caricaturale, on pourrait même dire que la science n’est, en quelque sorte, qu’une « technique théorisée ». Schématiquement, ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale qu’émergera une réelle opérabilité de la recherche fondamentale et une inversion relative de ses rapports à l’innovation technique. Ce processus est symbolisé par le projet Manhattan, la fabrication de la bombe atomique, dans lequel l’appareil militaro-industriel américain a enrôlé des physiciens théoriciens pour mener à terme son dessein militaire. C’est ce qu’on appelle la « Big Science » : États, instituts de recherche scientifiques, groupes financiers et industriels travaillant main dans la main29.
Le passage de l’empirisme populaire à l’empirisme scientifique moderne est si progressif qu’il est en pratique historiquement imperceptible. La « révolution scientifique » en tant que changement méthodologique n’a jamais eu lieu selon les historiens. Ce à quoi nous avons assisté est un changement de régime de production des connaissances, basé sur l’académisation des sciences au 17ème siècle, sur l’accélération des communications scientifiques avec les évolutions techniques des transports et des communications, sur une standardisation scientifique dans les réseaux politiques et commerciaux de l’impérialisme européen30.
La révolution scientifique n’a jamais eu lieu car « La Méthode » scientifique en tant que règle abstraite universelle n’existe pas. C’est la leçon que nous donne non seulement l’histoire et la sociologie des sciences, mais également l’impasse du projet de la tradition épistémologique classique en philosophie des sciences pour définir opérationnellement ce qu’est la méthode scientifique (de Bachelard31 à Feyerabend32). Elle cherchait pourtant à expliquer et légitimer rationnellement le propre et la supériorité supposée de l’activité scientifique. Les principes scientifiques ne sont pas codifiables de façon exhaustive, univoque, immuable et universelle. Ils reposent sur un système axiomatique largement informel. La science est toujours une adaptation à une situation nouvelle particulière, sa rationalité ne peut être fixée et définie a priori. « Un discours sur la méthode scientifique sera toujours un discours de circonstance » écrit Bachelard33.
Si « La Méthode » scientifique n’existe pas : comment expliquer la stabilité et la reproductibilité des sciences ?
Toute comparabilité est un processus de normalisation en vue de produire un noyau d’homogénéité aux sciences, et non un donné neutre déduit d'une réalité univoque34. L'élaboration des savoirs relève de l'administration des conditions de découverte, comme moyen d'objectivation et de stabilisation des connaissances35. Le transfert de la responsabilité des connaissances expérimentales à la « nature » dépend de la systématisation des techniques de reproduction des faits. Cette conformisation résulte d’au moins trois paramètres :
-
Une uniformisation culturelle
À travers la formation d’un champ scientifique, avec sa communauté savante, ses formes de relations internes et d’acceptabilité sociale, ses conventions et ses discours délimités, ses traditions et acculturations, qui permettent une reconnaissance entre scientifiques, fonction de leur capital symbolique (jugé sur des questions de compétence technique, d'appartenance institutionnelle, de style de présentation, de nationalité, etc.). L'acceptation ou le rejet d'une expérience dépend du crédit accordé à l'expérimentateur autant qu’à l’interprétation des preuves expérimentales : « C'est moins la force intrinsèque de l'idée vraie qui remporte la conviction que la force sociale du vérificateur »36 écrit Pierre Bourdieu. Shapin et Schaffer parlent ainsi de technologie sociale pour décrire les nouvelles formes collectives de validation des résultats ; nouvelles modalités d’administration de la preuve qui émergent dans la science expérimentale du 17ème siècle avec la Société Royale de Londres37. Le poids du témoignage - que tel phénomène expérimental s'est bel et bien produit - est placé dans les mains d'une assemblée de témoins de distinction. Ces témoins, socialement puissants (membres du clergé, nobles, bourgeois), assistent aux procédures expérimentales et sont engagés dans un mode de certification des faits pour faire preuve. -
Des procédures de normalisation administrative
* Par la globalisation de la métrologie (la science des mesures) :
Les négociations interétatiques deviennent une condition de l’obtention de mesures généralisables, fiables et robustes, par le biais de l’exportation de normes métrologiques (mètre, kilogramme, etc.) et de techniques de mesures équivalentes entre pays38. Ces normes assurent l’internationalisation et la standardisation des échanges commerciaux – rendre intelligible les contrats impliquant des quantités – et administratifs – définir l’« assiette fiscale » des États-nations naissants, modeler territoires et populations à travers les outils de mesure du monde social contrôlé par l’État. Le philosophe Henri Lefebvre parle d’une « production de l’espace »39.
* Par l’académisation des sciences
L’institutionnalisation des sciences, et son financement par le Trésor royal, prend forme dans la seconde moitié du 17ème siècle avec la création de la Royal Society à Londres (1660) et de l’Académie royale des sciences à Paris (1666), fondée à l’initiative de Colbert dans le cadre d’une politique plus générale de centralisation de l’État absolutiste, réglementant l’ensemble de la vie du royaume sous Louis XIV40. L’académisation marque une transaction entre savoir et pouvoir, où l'État joue le rôle de garant institutionnel et d’entrepreneur de science avec la bourgeoisie. L’Académie avait mandat royal, rôle d’arbitre, pour décider qui et quoi avait valeur scientifique dans le royaume – politique de brevetage technologique, distribution de pensions aux académiciens comme reconnaissance officiel de leur statut de savant, etc –, ce qui plaçait ses membres dans une position centrale de contrôle de la vie scientifique du royaume. L’intensité du conflit entre académiciens et artisans en France alimenta l’agitation révolutionnaire du siècle suivant autour de la question des brevets, de l’appropriation des savoirs des « arts et métiers mécaniques », des droits d’association et de maitrise de l’organisation de la production technique41. -
Des technologies de reproduction
Les faits sont le produit de machines, - « triés, filtrés, épurés, coulés dans le moule des instruments »42 écrit Bachelard - leur reproduction est donc fonction de l’étalonnage et de la calibration des techniques expérimentales. La comparabilité des résultats n'est jamais une donnée mais une situation à créer. Produire des données utilisables suppose d'abord de préparer des conditions techniques de production homogènes ; obtenues par la négociation et l'accord des personnes sur la standardisation des techniques, par la circulation des choses et des hommes d’un laboratoire à l’autre, ce qui harmonise les pratiques43. Le sociologue Harry Collins pointe le paradoxe de la « régression des expérimentateurs ». Les chercheurs sont enfermés dans un cercle vicieux : leurs résultats ne peuvent être générés que par un « bon » instrument ; or, un bon instrument est reconnu comme tel uniquement s’il reproduit les résultats d’un instrument de référence ; qui nécessite lui-même d’être étalonné sur un gold standard ; selon une régression infinie44. Après étalonnage, une fois dotée de « fiabilité », la technique peut devenir une « boîte noire » : il n'est plus nécessaire d'interroger ses opérations internes, on oublie la contingence des négociations autour de sa calibration45.
Exemple : Ce processus de reproduction s’illustre dans la querelle sur le vide décrite précédemment46. Pour prouver l’existence de l’immatérialité qu’il défendait – avec ses soutiens cléricaux –, Boyle avait fabriqué une pompe pour tenter de vider l’air contenu dans une sphère en verre. Les « faits » produits par Boyle étaient discrédités, sa pompe à air accusée de fuir et de produire des artéfacts, par des contradicteurs ayant construit leur propre appareillage. Le débat éclate alors sur la fiabilité des différentes machines, sur la compétence des chercheurs, sur les causes du manque de reproductibilité des travaux de Boyle. Un processus de négociation s’engage alors autour de la nécessaire calibration des machines, qui se réalisera sur celle de Boyle, en partie du fait de son autorité acquise au sein de l’Académie royale. Cette harmonisation des pratiques passa par la conformisation de l’appareillage expérimental, par des échanges de matériel diffusé via les réseaux de transport de l’époque, par des voyages dans les différentes académies des Science en Europe afin de contrôler les expériences, etc.
« Les savoirs ne circulent pas parce qu'ils sont vrais mais deviennent vrais parce qu'ils circulent »47 écrit ironiquement l’historien Jean-Paul Gaudillière. Si de tels effets se produisent avec une simple pompe à air dans l’Angleterre au 17ème siècle, on imagine la dimension que de tels mécanismes peuvent prendre dans la science contemporaine, dans son haut degré de technicisation et dans ses réseaux mondialisés sous hégémonie occidentale.
Conclusion
La riche tradition de recherche des études sur la science a permis de sortir des lieux communs des scientifiques, en produisant une image plus réaliste de leur travail. Elle a dégagé les enjeux sociétaux, les enjeux de pouvoir, logés derrière le masque de la neutralité scientifique. Réfléchir sur la science ne se résume ni à la banale affirmation qu'il existe une réalité indépendante de la raison humaine, ni à la question déjà ressassée du réalisme et du relativisme, car la « réalité » ne se donne jamais à voir48. Les études sur les sciences ont permis de mieux comprendre les relations inextricables entre les pratiques scientifiques et les autres sphères de la société, notamment le pouvoir politique. Le sens commun voudrait ces sphères séparées : aux chercheurs de produire la connaissance objective et de formuler des « avis », aux politiciens d'appliquer les décisions concordantes avec l' « état de l'art » en science. Mais ce modèle linéaire est tout sauf réaliste. Le politique structure, oriente et donne corps à la recherche scientifique. À l’inverse, la coordination des régimes d’observation au cœur de la science produit inexorablement de nouvelles structures de gouvernance. Face à cette intrication politico-scientifique, à cette « co-construction », il faut se garder de deux écueils. Le premier : affirmer naïvement la nécessité d'un retour à une pureté des pratiques et à une autonomie scientifique idéalisée, déplorant le mélange des genres et la corruption du champ par la politique. Le second : réduire l'activité scientifique à un simple moyen politique, affirmer la compromission essentielle de la science comme outil de domination. C’est ce dont parlait Jean-François Lyotard lorsqu’il identifiait dans La condition post-moderne une confusion des domaines descriptif, prescriptif et technique. Le prescriptif, pouvoir politique, oriente et maîtrise l’efficience technique, outil de production du savoir, et administre ainsi le critère de vérité.
« La science inculte devient culte ou occulte avec la même facilité » écrivait le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond. L’histoire populaire des sciences nous cultive. Elle nous invite à regarder la production scientifique en face, sans candeur ni révulsion. Elle constitue ainsi une porte de sortie au scientisme commun - la croyance dans la pureté d’une science toute puissante et neutre - qui mine le pluralisme politique, qui sclérose et naturalise les trajectoires technoscientifiques que nous empruntons collectivement.
Notes
1 Pour une analyse plus approfondie des thèmes abordés dans cet article, je renvois ici à mon ouvrage : Arthur Guerber, La Fabrique Du Progrès. Scientisme, système technicien et capitalisme vert, Atelier de création libertaire (Lyon, 2022).
2 Howard Zinn, Une Histoire Populaire Des États-Unis, Agone (Marseille, 2016).
3 Pour une synthèse récente en 3 volumes : Dominique Pestre, Histoire Des Sciences et Des Savoirs, Points (Paris, 2015).
4 Cf. Dominique Pestre, Introduction Aux Science Studies, La Découverte (Paris, 2006).
5 Pour une analyse synthétique des différents courants de la sociologie des sciences, voir par exemple les cours au collège de France (2001) de Pierre Bourdieu, Science de La Science et Réflexivité, Raisons d’agir (Paris, 2001) ;
6 Yves Gingras, ‘Pourquoi le " Programme Fort" est-il incompris ?’, Cahiers Internationaux de Sociologie, 109, 2000, 235–55.
7 Bruno Latour, Michel Callon, et Madeleine Akrich, Sociologie de La Traduction, Mines Paris Les Presses (Paris, 2006).
8 Michel Callon, La Science et Ses Réseaux. Genèse et Circulation Des Faits Scientifiques, La Découverte (Paris, 1989).
9 Pestre, Introduction Aux Science Studies, op cit, p.106.
10 Thomas Kuhn, La Structure Des Révolutions Scientifiques, Flammarion (Paris, 1983).
11 Karl Popper, Conjectures et Réfutations. La Croissance Du Savoir Scientifique, Payot (Paris, 1985).
12 Pierre Bourdieu, Science de La Science et Réflexivité, op cit, p.38.
13 Cité par John Law, The Networks of the Laboratory, in Callon (1989), op cit, p. 144.
14 Boris Hessen, Les Racines Sociales et Économiques Des Principia de Newton, Vuibert (Paris, 2006).
15 Steven Shapin and Simon Schaffer, Léviathan et La Pompe à Air - Hobbes et Boyle Entre Science et Politique, La Découverte (Paris, 1993).
16 Yannick Mahrane, ‘De La Nature à La Biosphère, l’invention Politique de l’environnement Global, 1945-1972’, Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, 113, 2012, pp 127-141.
17 Ronald E. Doel, ‘Quelle place pour les sciences de l’environnement physique dans l’histoire environnementale ?’, Revue d’histoire Moderne & Contemporaine, 56–4, 2009, pp 137-164.
18 Paul N. Edwards, « Gouverner le système Terre » dans Collectif, Dominique Pestre, Histoire Des Sciences et Des Savoirs - Tome 3. Le Siècle Des Technosciences, Points (Paris, 2015).
19 Patrick Blandin, De la protection de la Nature au pilotage de la biodiversité, Quae (Versailles, 2009).
20 Denis Gautier and Tor A. Benjaminsen, Environnement, Discours et Pouvoir - L’approche Political Ecology, Quae (Versailles, 2012).
21 Jean-Paul Gaudillière, Inventer La Biomédecine - La France, l’Amérique et la production des savoirs du vivant (1945-1965), La Découverte (Paris, 2002).
22 Jorge Alberto Bernstein Iriart, ‘Precision Medicine/Personalized Medicine : A Critical Analysis of Movements in the Transformation of Biomedicine in the Early 21st Century’, Cad Saude Publica, 35 (2019).
23 Cf. Jean-Paul Gaudillère, « Une manière industrielle de savoir » dans Collectif, Dominique Pestre, Histoire Des Sciences et Des Savoirs - Tome 3. Le Siècle Des Technosciences, Points (Paris, 2015).
24 Clifford D. Conner, Histoire Populaire Des Sciences, Points (Paris, 2005).
25 Cf. Harold Dorn and James E. McClellan, Science and Technology in World History, The Johns Hopkins University Press (Baltimore, 1999).
26 Cf. Conner, Histoire Populaire Des Sciences, op cit.
27 Ellen Meiksins Wood, Des Citoyens Aux Seigneurs. Une Histoire Sociale de La Pensée Politique de l’Antiquité Au Moyen Âge, Lux (Montréal, 2013).
28 Conner, op cit, p. 383.
29 Dominique Pestre, Le Gouvernement Des Technosciences. Gouverner Le Progrès et Ses Dégâts Depuis 1945, La Découverte (Paris, 2014).
30 Pestre, Histoire Des Sciences et Des Savoirs, op cit.
31 Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit Scientifique, Vrin (Paris, 2011).
32 Paul Feyerabend, Contre La Méthode, Points (Paris, 1988).
33 Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Presses universitaires de France (Paris, 2009), p.139.
34 Ian Hacking, Entre science et réalité, la construction sociale de quoi ? La Découverte (Paris, 2008).
35 Latour, Callon, and Akrich, Sociologie de La Traduction, op cit.
36 Bourdieu, Science de La Science et Réflexivité, op cit, p. 45.
37 Shapin and Schaffer, Léviathan et La Pompe à Air, op cit.
38 « Modernité et métrologie » Simon Schaffer, in Collectif, Histoire Des Sciences et Des Savoirs - Tome 2. Modernité et Globalisation, Points (Paris, 2015).
39 Henri Lefebvre, La Production de l’espace, Anthropos (Paris, 2000).
40 Roger Hahn, L’anatomie d’une Institution Scientifique, L'Académie des sciences de Paris 1666-1803, Editions des archives contemporaines (Paris, 2000).
41 Conner, op cit.
42 Bachelard, Le Nouvel Esprit Scientifique, op cit, p.16.
43 Pestre, Introduction Aux Science Studies, op cit.
44 Pour une réflexion critique sur ce concept, voir : Benoît Godin and Yves Gingras, ‘The Experimenters’ Regress: From Scepticism to Argumentation’, Studies in History and Philosophy of Sciences, 33, 2002, 137–152.
45 Latour, Callon, and Akrich, op cit.
46 Shapin and Schaffer, op cit.
47 Gaudillière, Inventer la biomédecine, op cit, p. 18.
48 Hacking, op cit.
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