Formation professionnelle à distance,
rupture ou continuité ?
De Nicolas Alep
Informaticien en rupture de ban, notoirement sous-diplômé.
Au printemps 2020, quand déferla la vague de sidération du premier confinement, le secteur de la formation professionnelle vivait déjà une crise majeure. La réforme « Macron » de l’apprentissage, très mal nommée « loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel », entrait tout juste en vigueur. Le silence politique et médiatique à son sujet était assourdissant, illustrant le mépris de classe généralisé à l’endroit de la moitié de jeunes dans les filières professionnelles. Sollicité par mes soins pour s’emparer du sujet, le journal Médiapart, pourtant pas le plus suspect de dédain des classes populaires, révélera l’étendue de ses œillères en répondant que leurs deux journalistes éducations étaient trop occupées par la réforme du bac général pour s’y intéresser.
Pourtant, l‘expulsion du politique de l’organisation territoriale des centres de formation (les Conseils régionaux n’ont plus voix au chapitre), désormais livrée au « marché », où chacun est encouragé à « bouffer ses concurrents », l’entrée massive d’acteurs à but lucratif dans le secteur, la fusion des caisses de formation professionnelles (OPCA, désormais OPCO) en immenses machines bureaucratiques inefficientes, ou la suppression de tout organisme de contrôle, remplacé par un absurde référentiel d’assurance qualité, me semblaient être des sujets dignes d’intérêt. Mais non, il était plus simple de se contenter de relayer les communiqués de presse du ministère du travail à propos de l’augmentation du nombre de contrats d’apprentissage signés, sans regarder le taux alarmant de ruptures, les nombreux abus, la situation sociale des apprentis ou les dérives inévitables d’un modèle où la rentabilité des formations tient désormais lieu d’unique boussole. C’est donc dans cette situation de poudrière, que la pandémie frappa.
Immédiatement, la cacophonie gouvernementale démarra. Coincés sous une double tutelle, celle de l’éducation nationale pour les programmes et celle du ministère du travail pour l’administratif, nous fûmes oubliés. Le ministre Jean-Michel Blanquer, obnubilé par sa réforme du bac général, n’eut aucune considération pour les BTS, et la ministre du travail Muriel Pénicaud, focalisée sur les mesures de chômage partiel, n’eut pas un mot pour les centres de formation. Il nous fallut faire l’exégèse des tweets contradictoires, évoluant d’heures en heures, des deux ministres pour tenter d’en déduire une ligne à tenir. A cela se surajouta l’obsession de rentabilité du centre de formation qui en profita pour couper dans les heures des enseignants vacataires. C’est donc dans une situation de grande précarité, y compris alimentaire, que je basculais dans les cours à distance...
Les velléités d’informatiser les enseignements n’étant pas chose nouvelle, je fus vite tiraillé entre l’objectif à moyen terme d’éviter que ce fonctionnement ne s’ancre dans la durée, et celui à court terme d’assurer un suivi de jeunes, placés en entreprises une semaine sur deux, dans des situations très contrastées. Car il n’était pas seulement question de « mon télétravail », mais aussi de celui de la trentaine d’élèves apprentis sous ma responsabilité. Certains employeurs se conduisant de façon irréprochable, les mettant immédiatement à l’abri, d’autres de façon abjecte, les exposant en première ligne, sans aucune mesure sanitaire. Ce fût donc depuis ma cuisine, seule pièce que mes revenus du moment permettaient de chauffer, que s’organisèrent les cours. Si la question des moyens techniques pour les cours à distance fût vite réglée, les apprentis informaticiens étant assez à l’aise avec ces outils, tout devait être revu. Mes cours, plutôt basés sur les interactions humaines et un suivi individualisé, devaient prendre la forme de TP très directifs. Qu’il fallut néanmoins adapter « à la volée », au vu de la variété de situations. Tel élève confiné chez sa copine, avec une connexion 4G, tel autre dans une chambre d’étudiant, disposant d’une connexion bridée. Un fonctionnement « dégradé », initialement prévu pour 15 jours, et dont la date de fin était sans cesse repoussée.
Un formateur n’est pas un prof. Nous sommes recrutés pour nos compétences « métier », et jamais n’est envisagée l’idée que quelques notions pédagogiques pourraient s’avérer nécessaires. Les apprentis sont salariés d’entreprises, et donc supposés motivés et ayant « choisis leur voie ». On nous le rappelle sans cesse, mais jamais n’est envisagé que les filières informatique soient désormais des orientations « par défaut », que la pression du chômage de masse pousse à envoyer les jeunes vers « là où il y a du boulot ». Ils aiment la Playstation ? On les envoie en informatique écouter mes cours assommants sur le glissement de fenêtre des connexions TCP. Et la plupart y préfèrent Netflix, Cyberpunk ou League of Legends… On y gère aussi le handicap : autisme asperger, dyslexie, dyspraxie, dyscalculie, sans aucune formation. L’impératif de rentabilité ne permettant pas de former les formateurs. L’accompagnement de jeunes, parfois mineurs, aux prises avec un employeur peu scrupuleux, s’effectue presque en secret. Notre rôle officiel consiste à remplir un formulaire par semestre pour être en conformité avec l’assurance qualité. Alors voir l’effet des cours à distance creuser les écarts entre les plus motivés, les plus structurés, et les autres, fût une grande souffrance. Souffrance de voir s’enfoncer celui-ci, décrocher celui-là, constater la grande précarité d’apprentis payés 50 % du SMIC, en roue libre, à l’âge où tout peut déraper très vite. Premier appartement, première voiture, première copine, découverte de l’alcool et des drogues… Et à tout ça nous avons ajouté la désocialisation.
A la rentrée, fin août 2020, j’ai donc rapatrié tout le monde sur place. Fini les cours à distance, on met des masques, on met du gel, on fait semblant de nettoyer des poignées de portes avec le produit antibactérien n’éliminant pas les virus qu’on nous a fourni, mais on recrée un peu de lien. C’est frustrant, insatisfaisant, c’est une parodie d’enseignement, mais c’est aussi le dernier lieu où les élèves rencontrent des gens. Nombre d’entre eux sont désormais en télétravail intégral durant leurs périodes en entreprise, des apprentis de 17 ans travaillent face à un écran, en pyjama, depuis leur chambre. D’autres ont perdu toute structuration et vivent parmi un amoncellement de déchets, dans des appartements qu’ils ne nettoient plus. Une proportion effrayante d’entre eux songent à arrêter les études, impulsivement, comme mus par l’instinct de survie. Pour sortir de cet enfer, quoi qu’il en coûte.
Nous sommes face à une vague de dépressions sans commune mesure. Voilà où nous ont conduit le télétravail, les cours à distance et la distanciation, qui aurait dû être physique, mais s’est avérée effectivement sociale. On peut y voir une rupture, l’effet-Covid. Mais replacée dans son contexte, c’est au contraire une étape de plus dans la continuité d’un processus visant à supprimer toute dimension sensible dans la formation. Une destruction méthodique de ce qui permet de « faire société », un projet idéologique de formation des futurs rouages de la société technicienne. Appliquer les méthodes de l’industrie pour la « transmission de compétences », laisser le libre-marché comprimer les coûts de formation, faire baisser artificiellement le taux de chômage des jeunes par les effets d’aubaine de subventions, c’est le résultat d’une politique technocratique, d’une gestion par les normes et par les chiffres d’où on a extirpé minutieusement toute humanité.
Tant que cela ne deviendra pas « un sujet », tant que mes seules armes seront mes petites résistances individuelles, mes tentatives maladroites d’assurer un soutien psychologique, je conserverai cette certitude que je ne réussirai au mieux qu’à adoucir le désastre, à atténuer les symptômes sans éliminer les causes. Peut-être même en suis-je rendu à contribuer à l’acceptabilité d’une situation intolérable ?
Alors c’est quoi la prochaine étape ? Tous derrière des écrans et bourrés d’anxiolytiques ? Et quand est-ce qu’on cesse de résister et qu’on passe à l’attaque ?