TECHNOlogos Travail, numérique au temps de la covid

Enseigner en laisse électronique :
un plaisir narcissique poussant les inégalités sociales ?

De Christopher Pollmann

Professeur agrégé de droit public, Université de Lorraine et IRÉNEÉ ; directeur du séminaire “Accumulations et accélérationsˮ au Collège d’études mondiales à Paris [1]

 

Quelles sont mes expériences, quelles sont mes analyses concernant l’enseignement supérieur à distance, par le biais d’un logiciel de télétravail, en l’occurrence Teams ? Je vais présenter ici pêle-mêle mes premières observations, encore faiblement conceptualisées et organisées. Je dois préciser au préalable que pour l’instant, je n’ai pas installé de caméra et déconseillé aux étudiants d’utiliser la leur. Il me semble en effet problématique d’atrophier notre imaginaire par la dimension visuelle qui s’imposerait à nous ; on peut d’ailleurs craindre que l’aplatissement bi-dimensionnel de la réalité tri-dimensionnelle aplatisse aussi le sens. Toutefois et malgré ces réserves, peut-être devrais-je modifier ma pratique et brancher une caméra, car plusieurs de mes amis estiment qu’il est plus facile de se concentrer sur la parole d’un interlocuteur à distance en le voyant parler. J’ai en outre désactivé la fonction de “chat” de l’application : je suppose que l’attention-réflexe exigée par des activités multi-tâches trop nombreuses – à savoir suivre le plan de cours sur papier, écouter mes propos oraux et ceux des autres étudiants, réfléchir à des questions à poser et des commentaires à faire, essentiels dans le cadre de mes enseignements conçus de façon interactive, plus gérer d’éventuels échanges écrits “chat” – nuise à l’attention-concentration.

Pour ce qui est tout d’abord de mon propre vécu, je constate que c’est plus intense et plus stressant que dans un amphithéâtre ou une salle de cours. Je vois deux explications à cela. D’une part, je me vois comme un animateur de radio qui ne doit pas laisser des silences prolongés, sous peine de perdre des auditeurs. D’autre part, mon corps est faiblement sollicité : lors d’un enseignement présentiel, je me déplace, je gesticule, je m’agite, alors qu’ici, je suis largement réduit à ma voix...

Malgré ou à cause de cette plus grande intensité, je me sens attiré par ces cours “distanciels”, c’est une source de plaisir narcissique pour moi. À mon sens, deux facteurs entrent ici en ligne de compte. Primo, les activités informatiques et plus largement les démarches technicisées, donc appareillées, et notamment le passage par l’écran possèdent une attractivité hypnotique. En suivant une idée d’Anselm Jappe, c’est le même registre primaire que les séductions gustative par le sucre et sonores par le battement rythmé. Secundo, l’enseignement par écran interposé accroît mon pouvoir. D’une part, les étudiants suivant mon cours à l’écran sont isolés les uns des autres alors que dans l’amphi, ils se trouvent en interaction physique entre eux ce qui leur donne un certain pouvoir collectif du fait de leur nombre. D’autre part, la distance physique augmente mon éventuelle indifférence à l’égard des étudiants qui possèdent, de leur côté, moins de moyens de s’exprimer auprès de l’enseignant et de faire possiblement pression sur lui que dans l’amphi. Cette tendance à l’indifférence rappelle la désinhibition observée sur les “réseaux sociaux” et dans les commentaires postés sur Internet. J’émets donc l’hypothèse que l’enseignement à distance modifie les rapports de forces au profit de l’enseignant et rend les cours plus autoritaires et donc moins effectifs en termes d’impact pédagogique. (L’idée d’un changement des rapports de forces lors du télé-travail pourrait être encore bien plus pertinente dans les entreprises et les administrations, pour ce qui est des relations entre salariés “de base” et les agents de la direction et de l’encadrement.)

Quant au vécu des étudiants, je n’ai pas mené d’enquêtes auprès d’eux, ni même interrogé certains. Je ne peux donc que faire des suppositions. Puisque les étudiants, chacun devant son ordinateur fixe ou portable, sont seuls face à leur enseignant, on peut penser qu’ils ne bénéficient pas de l’émulation, de l’effet d’entraînement et de contrôle qu’ils connaissent dans l’amphi, avec les moments d’arrivée et de départ, de pause et de convivialité. Cela signifie aussi qu’ils peuvent plus facilement se laisser attirer par des activités parallèles et notamment par celles liées à leur téléphone portable (réseaux sociaux, musique, etc.).

Ce sont les raisons pour lesquelles je suppose que le distanciel amplifie les inégalités sociales entre étudiants. Il faut se rappeler que l’apprentissage est un processus global impliquant la raison, l’émotion et le corps mais aussi tous les cinq sens. Du coup, leur sous-sollicitation devant l’écran pose problème. Elle pourrait avoir pour effet que les étudiants les plus solides, les plus autonomes et les mieux lotis en termes d’imaginaire et de ressources intellectuelles et culturelles s’en sortiront peut-être sans trop de dégâts. En revanche, les étudiants plus fragiles, plus dépendants et moins disciplinés risquent à la fois de manquer d’énergie et d’auto-contrôle pour s’astreindre à suivre les cours à distance et de souffrir de leur isolement devant l’écran.

Pour terminer, il importe de signaler une évolution majeure : Pendant un certain temps et encore aujourd’hui pour certaines populations mal équipées et peu instruites sur le plan informatique, le problème principal se nomme l’illectronisme, c’est-à-dire l’illettrisme numérique. Or, au fur et à mesure que l’usage des nouvelles techniques d’information et de communication se diffuse, le problème principal devient progressivement l’addiction aux écrans et l’absence d’auto-discipline. Le plus grand défi sera alors la capacité de l’individu de limiter les périodes en laisse électronique...

Note

1) www.fmsh.fr/fr/college-etudesmondiales/27961