TECHNOlogos Travail, numérique au temps de la covid

« T ĕ l é »…

De Christian Lefebvre   

Porteur du low-flow en système d’information, et passé du côté obscur de l’écran.

 

Loin, nous sommes au loin. Voilà ce que penseraient nos anciens helléniques, en regardant une partie de la population être en face de leurs surfaces planes, souvent éclairées, parfois sombres. Oui, il faut le reconnaitre, le « loin » nous a toujours préoccupé, si ce n’est attiré. Télé… Que ce soit pour voir les étoiles à l’aide d’un télescope, ou depuis peu pour avoir la vision de l’amusement et des informations avec la télé tout court. Que ce soit pour avoir accès au choix suprême de l’instantanéité avec la télécommande, ou œuvrer avec l’aide des réseaux numériques c’est à dire le télétravail.

Loin aussi, comme si « L’enfer, c’est les autres » et que nous devons nous écarter, nous distancier, alors que dans un même temps nous confions de plus en plus notre vie et destin à l’Autre, cet Être sans âme, aux rouages bâtis à l’aide de l’incertitude de la mécanique quantique. Ah oui, vous me direz : mais ce sont nos algorithmes ! Notre génie de l’arrangement des choses ! N’y-a-t-il pas de la sueur, des moments de doute, derrière cette enfilade de binaires ! Il faut croire que nous nous sommes égarés et que sous prétexte de la performance des autres, c’est l’Autre qui a pris la place - un Autre que l’on soupçonne d’être autonome, sans contrôle, laissé à lui-même dans ses agissements. Alors nous nous éloignons de notre contemporain, contraints et forcés par une doxa économique, et depuis peu sanitaire, voire préventive. Parfois pour les plus chanceux, avec un écran tactile qui réagit, nous avons l’impression de toucher l’autre lorsque son visage apparait, que sa voix résonne. Mais tout cela n’est qu’ersatz de vie. Nos sens sont mis en jachère.

Alors il est vrai que le télétravail d’aujourd’hui réunit ceux qui peuvent faire avancer d’une case le processus de décision dans la chaine de la production-logistique planétaire. Une information à remplir, une valeur à saisir, un choix parmi une sélection, …, tous finissent inexorablement par le même geste - un clic déclenchant la requête qui va transporter ce micro-travail dans l’antre du numérique, voire à y être digéré. Alors le télétravail réunit aussi des créatifs en réalité virtuelle, qui partagent sur des murs imaginaires des idées, des traits de génie, des intuitions. Mais combien sont-ils à user de cette possibilité ? Peu, il faut en convenir. Un télétravail pour créer du rêve qui sera loin, souvent inaccessible pour beaucoup. On pourrait décliner ce télétravail avec ses variantes : télé-enseignement, télé-médecine, télé-chirurgie, télé-service public,…, avec leurs avantages, leurs inconvénients. On pourrait noter le souci technique de ne pas être trop loin pour que les temps de transmission et donc de réactivité face à l’évènement, ne soient pas trop longs, comme pour le trading haute fréquence, les opérations de chirurgie robotisées,…

Il y a aussi de moins en moins d’objets dont la réalisation est faite par un artisan autonome ; ils sont devenus de plus en plus complexes au gré de la technique, des connaissances, des pulsions. Tout objet, qu’il soit matériel ou immatériel, voit son processus de réalisation découpé, optimisé pour rentrer dans la machine « cloudifiée » qui se répand dans notre vaste monde. Un travail complet, devenu une multitude de micro-tâches pouvant être réalisées souvent n’importe où, dans un pays comme dans un autre, au gré des avantages concurrentiels. Il reste bien quelques « princes » comme ceux qui font pousser du blé avec des semences paysannes, meulent leur farine, élèvent leur levain et pétrissent la pâte avant de proposer leurs pains à leurs clients. Tout accomplir de leurs propres mains. Il y a aussi tant d’autres artisans du « bien faire », ceux qui redonnent au temps du temps, et âme aux choses faites avec chaleur. Mais les mammouths numériques et froids, avancent, écrasent et laissent peu d’espace à une vraie vie.

Indépendamment d’un objectif de prévention dans le contexte de l’année 2020, ce « Télétravail » glorifié, si on en croit des médias, serait source d’efficacité, de rentabilité, car moins de temps perdu, moins de locaux nécessaires, … Des tâches réalisées, rythmées, quantifiables et suivies afin que le flux ne soit pas interrompu, celui de l’organisation, celui des marchandises, celui de la monnaie. Mais toutes les activités, toutes les tâches ne sont pas « télé-travaillables ». Alors les non-télétravailleurs doivent-ils être un jour glorifiés, puis un autre jour banalisés et oubliés, alors que résonne les aux « hautbois du télétravail » ? Depuis longtemps nous sommes devenus hétéronomes face à nos besoins utiles, sans parler des inutiles et des futiles, et les activités qui en découlent sont à répartir. Mais devons-nous donner notre accord à cette organisation de cloisonnement, d’éloignement, entre ceux qui produisent, voire aussi avec ceux qui consomment ?

Alors oui, aussi, on a l’impression de partager un peu de nous avec les autres, parfois avec nos proches qui sont au loin ou dans une autre pièce par prudence ou par paresse. Une impression de partage avec quelques-uns pour maintenir un semblant de contact. Un peu de vie ou de spontanéité souvent décalée par le tempo de la transmission.

Depuis très longtemps, le travail à domicile est. Sans remonter à l’homo ergsater où homme artisan fabriquait ses outils, sans penser au processus de sédentarisation lié à l’agriculture, sans se rappeler les années de pré-industrialisation où de nombreuses opérations étaient faites aux cœurs des logis, sans penser aux activités complémentaires faites en morte saison, sans se rappeler les gestes répétitifs faits dans un coin de pièce pour récupérer quelques sous,…, le travail à « domicile » existe depuis que l’être humain n’est plus un nomade. Sans revenir sur les conditions d’hygiène, sociales et de dépendance, dans lesquels étaient ou sont réalisées encore ces activités, le travail donnant lieu à contrepartie a souvent été réalisé à domicile. Mais l’industrialisation et la massification des tâches, ont réduit fortement ces travaux rémunérés à « domicile ».

Mais quelle différence y-a-t-il alors ? « Façonner la matière avec ses mains, ou à l’aide d’outils tenues par elles, prolongeant et exécutant sous contrôle de son savoir-faire une tâche » ou « basculer dans un mode numérique, alimentant un Autre, pour le contrôle du flux des matières et des gens, dans un souci unique de performance et d’efficacité pour quelques-uns » ?

Quel regard doit-on alors poser sur ce travail à « domicile » dans le contexte de 2020-2021 ?