Le télétravail :
une solution qui dissout bien des espoirs
De Danièle Linhart
Sociologue du travail. Directrice de recherches émérite au CNRS, membre du Laboratoire GTM-CRESPPA.
Le télétravail en France s‘impose depuis le début de pandémie. Lorsqu’il est possible, il est présenté, pour raison sanitaire, comme une obligation par la ministre du travail, et concerne désormais plusieurs millions de personnes. Nous étions l’un des pays où ce mode de travail était le moins diffusé, malgré les revendications de syndicats qui relayaient les demandes de certains salariés qui aspirent à télé-travailler une à deux journées par semaine.
Après le premier confinement de deux mois, les sondages révélaient un niveau certain de satisfaction. Les directions faisaient l’expérience d’une forme de travail qui n’avait d’impacts négatifs ni sur la productivité, ni sur la qualité du travail. Malgré des conditions plutôt difficiles, telles que la présence d’enfants auxquels il fallait dispenser un enseignement et qu’il fallait nourrir plusieurs fois par jour, malgré l’impossibilité pour les télétravailleurs de se divertir à l’extérieur, les objectifs fixés étaient atteints et la qualité de l’engagement dans le travail reconnu par nombre de managers. Certaines directions se sont même emballées comme celle de PSA qui semblait résolue à pérenniser cette forme de travail pour nombre de ses salariés et faire ainsi une économie non négligeable de m2 et d’encadrement de proximité. De façon générale, il y avait comme une heureuse surprise de découvrir que le télétravail pouvait marcher.
De leurs côtés, les salariés en mesure de télé-travailler, répondaient de manière positive aux sondages et enquêtes de diverses natures. Malgré les problèmes évoqués auxquels se rajoutent ceux liés aux logements plus ou moins adaptés à cette pratique, les salariés ont manifesté une certaine satisfaction. Ils ne se plaignaient pas d’avoir à rester toute la durée de leur travail, chez eux. Ils étaient contents de ne pas avoir à prendre les transports en commun, de ne pas avoir à faire du présentiel sur leur lieu de travail, et donc de pouvoir éviter une certaine promiscuité sans protection (à l’époque, il n’y avait ni masques, ni gel protecteurs.) Certains d’entre eux pouvaient par ailleurs se sentir heureux d’échapper aux open spaces, où ils ne sentent pas à l’aise, en raison du bruit, des odeurs, des regards de la hiérarchie et parfois des collègues. Ils pouvaient éprouver un certain réconfort à travailler dans leur univers familier, avec la possibilité d’introduire une relative autonomie dans la gestion des horaires. Ils étaient enclins, du moins certains d’entre eux, à plonger dans le travail pour faire la démonstration que cette forme de travail pouvait constituer une réelle alternative et par ailleurs on peut faire l’hypothèse d’une certain fuite dans le travail pour oublier les temps difficiles où un virus invisible les attendait dehors en embuscade et menaçait leur vie.
Avec le deuxième confinement, les choses semblent se nuancer. Les directions ne manifestent plus le même enthousiasme, et certains salariés relayent une lassitude quant à cette obligation de télé-travailler.
Comment expliquer cette évolution sur à peine quelques mois si ce n’est par la complexité de ce qui se rattache à cette pratique de travail et la profonde ambivalence qu’elle suscite tant du point de vue des employeurs que des télétravailleurs.
L’inventivité managériale mise au défi
Du côté des employeurs domine la conviction qu’il faut avoir les travailleurs sous la main, sous le regard, et qu’il est risqué de lâcher la bride. Cette conviction anime plus spécifiquement les employeurs français que leurs équivalents étrangers, car notre histoire récente a été marquée par une forte confrontation entre classe ouvrière et patronat, en termes de luttes des classes, qui a notamment abouti en mai 68 à trois semaines de grève générale avec occupation d’usines. De plus, en France, le rapport au travail se caractérise, comme l’a analysé le sociologue Philippe d’Iribarne, plus qu’ailleurs, par la logique de l’honneur. Chaque travailleur a tendance à mettre son honneur dans le travail, et à ne pas se contenter de suivre les termes du contrat de travail. D’où une prédisposition à vouloir travailler selon les règles du métier, les règles de l’art, les valeurs professionnelles et citoyennes plutôt que de s’en tenir aux prescriptions, normes et règles décidées par la direction.
Pour les dirigeants français, il est impératif de trouver les modalités qui concrétiseront le lien de subordination au cœur de la relation salariale, c’est à dire qui leur permettront d’asseoir une emprise réelle sur les salariés afin qu’ils renoncent à leurs propres valeurs et intérêts et se conforment strictement aux modalités de travail décidées pour eux.
Cette emprise, les dirigeants cherchent à la mettre en œuvre par différentes stratégies complémentaires qui recouvrent :
- des choix organisationnels qui structurent la contrainte et le contrôle (le travail est encadré par une armature de prescriptions, de procédures, de codifications, méthodologies, process, reporting, dans la continuité de la prescription taylorienne et qui mettent à profit les nouvelles technologies) ;
- des modalités de mobilisation des salariés qui les fragilisent par la systématisation de l’individualisation, la personnalisation et psychologisation de la relation de chacun à son travail à travers des objectifs et évaluations personnalisés, la généralisation des open spaces et une mise en concurrence systématique ;
- la pratique du changement systématique. Les dirigeants peuvent aussi asseoir leur ascendance sur les salariés par la pratique du changement perpétuel, (bien rodé par France Télécom) qui met en obsolescence les savoirs, l’expérience individuelle et collective des salariés, les plongeant dans une réelle dépendance par rapport à leur hiérarchie qui a moins de mal à leur imposer des normes standardisées de travail. Ce changement permanent, qui accompagne l’accélération temporelle caractéristique de notre société, a ainsi, aussi, pour objectif de dévaloriser les compétences, la professionnalité des salariés afin de limiter leur capacité de s’imposer dans la définition de leur travail. Le management depuis Taylor a toujours considéré que le savoir était source de pouvoir, et qu’il fallait le confisquer pour qu’il devienne la propriété exclusive des directions qui, à l’aide des experts et consultants, pourront unilatéralement et sans résistance décider des critères les plus efficaces et rentables de travail ;
- des démarches séductrices (avec les DRH de la bienveillance et du bonheur, les chief happiness officers,) qui cherchent à arracher le consentement des salariés en les inscrivant dans un environnement agréable, où sont pris en charge les registres domestiques (conciergeries), sanitaires (yoga, méditation, conseils diététiques), ludiques (salles de baby-foot, jeux video, ping pong, week end de team building, soirées festives) et de gourmandise (friandise et boissons en libre). De plus en plus, les directions se sont efforcées de créer les conditions qui pourraient donner le sentiment aux salariés qu’ils sont dans leur entreprise comme à la maison, qu’elle est comme une vraie famille où l’on se sent entre soi et chez soi ;
- des orientations en apparence plus disruptives avec le mouvement des entreprises libérées qui vise à responsabiliser les salariés de base (principe de subsidiarité) en leur donnant certaines tâches qui relevaient auparavant des directions opérationnelles ou de l’encadrement de proximité et cela à la seule condition qu’ils aient intériorisé la vison du leader de leur entreprise (sur un mode qui rappelle celui de la secte).
On le voit, les employeurs sont mus en permanence par la recherche du mode de mobilisation le plus efficient possible qui suppose d’arracher l’adhésion des salariés par la contrainte, la déstabilisation, comme par la persuasion, la séduction et qui n’exclue jamais le contrôle. Quel que soit le scenario choisi, ou testé, les dirigeants visent à ne jamais relâcher la pression qu’elle soit organisationnelle, psychologique, ludique ou quasi mystique. Les salariés doivent ressentir ces formes de présence, d’omniprésence des directions qui les rappellent à leurs devoirs des subordonnés qu’ils sont.
Dans ces conditions, le télétravail pose problème car il extraie le salarié de l’influence qu’exerce l’entreprise. Certes, le numérique relaie la contrainte et le contrôle organisationnels via les logiciels qui véhiculent les procédures, protocoles, méthodologies de travail imposées et permettent d’exercer un suivi des comportements des télétravailleurs. Mais, dans quelle mesure, ceux-ci ne chercheront ils pas à contourner cet encadrement, pour desserrer la pression, voire à simuler, dissimuler, introduire des biais, pour répondre à leurs besoins de marquer le travail de leur empreinte, comme pour éviter des efforts trop importants ? Dans quelle mesure ne seront-ils pas conduits à faire semblant, à en faire le moins possible étant donné que la dimension réelle et partagée du travail a tendance à s’effacer lorsque l’on est confronté en continu à son seul écran, dans l’espace familier de sa vie privé et domestique ? Les directions ne sont pas convaincues que la dissémination permanente des salariés hors de l’entreprise dans des lieux qui échappent à la culture, l’ambiance de l’entreprise, à la présence de la hiérarchie et des collègues, permette de contrôler la conformité de l’engagement des salariés dans le travail tel qu’il est configuré par le management.
Comment faire pour que les salariés en télétravail aient le sentiment que chez eux ils sont aussi dans leur entreprise, et partie prenante d’un collectif, d’une communauté orientée vers un même objectif ? Même lorsque les directions misent sur l’intériorisation par les salariés des objectifs et modes de travail qui leur ont été assignés, il leur faut entretenir ce consentement. Or le lien numérique ne saurait se substituer aux démarches, dispositifs, stimulations destinés à séduire, persuader et faire adhérer les salariés.
Comment faire pour que les salariés se stimulent mutuellement, par des échanges, des interactions, des émulations, et soient en mesure d’être inventifs, innovants ? Même si l’orientation des dirigeants cible l’individualisation, la déstabilisation des collectifs, et la mise en concurrence, il faut préserver une dimension collective, un partage du sensible qui permet le brainstorming, la confrontation d’idées. D’où cette prudence patronale qui apparaît dès lors que le télé travail tend à être présenté comme un mode moderne de travail adapté aux besoins et aspirations des salariés et qui fait ses preuves en matière d’efficacité, productivité et rentabilité.
L’exemple du développement des plateformes numériques mobilisant des travailleurs en free-lance, auto entrepreneuriat, illustre cette problématique. Ces travailleurs exercent des activités qui se déroulent hors de l’entreprise et les mènent individuellement en disposant officiellement d’une certaine autonomie dans leurs horaires de travail. Mais ces travailleurs, les directions ne souhaitent pas les embaucher comme salariés avec les contreparties légales que cela implique (en termes de paiement des équipements de travail, protection sociale et responsabilités afférentes). La contrainte et le contrôle s’exercent par la possibilité de les déconnecter du jour au lendemain s’ils ne se conforment pas à ce qui est attendu d’eux.
Un travail qui devient irréel.
Du côté des salariés en télétravail : une fois dépassées les angoisses liées au virus et le confort lié à la suppression des trajets domicile / travail, les salariés découvrent une forme de travail qui les éloigne de ce qui les fait tenir malgré les contraintes inscrites dans le contenu de leur travail. Même si celui-ci fait l’objet d’un encadrement strict qui ne fait pas suffisamment honneur à leur professionnalité et leur désir de réaliser un vrai, un bon travail, dont la finalité réponde à leurs valeurs, ils s’y engagent le plus souvent à fond, et se démènent pour lui conserver toujours du sens. Quand ils sont dans leur milieu professionnel, même si celui-ci porte les stigmates de la rationalité libérale dominante, ils ressentent à tout moment ce qu’est véritablement le travail pour ceux qui l’assument. C’est à dire une expérience socialisatrice à travers laquelle chacun prend conscience qu’il coopère avec les autres pour satisfaire les besoins d’autrui, et qu’ainsi il participe de la pérennisation de la société.
Travailler c’est inscrire ses efforts, son engagement et ses compétences dans une activité partagée qui entre en résonnance avec ce qui construit un « vivre ensemble ». Au-delà de la mise en concurrence organisée par le management, censé renvoyer chacun à ses aspirations égoïstes, il y a une implication nécessaire constitutive de l’identité, et de la place qu’on prend dans la société. On y prend pied de façon citoyenne et légitime par les devoirs et les droits qui découlent de toute activité professionnelle.
Or le télétravail, s’il devient le mode prédominant, conduit à une perte de vue de cette réalité, celle d’une immersion dans un environnement plus vaste que celui de la sphère privée. Confronté de façon solitaire à son écran, dans une pratique entièrement numérisée et rendue abstraite, le télétravailleur risque de sombrer dans un sentiment de dé réalité et perdre de vue la finalité sociale, le sens et l’utilité de son travail. Il peut être submergé par l’impression de vide, vivre son activité, ses efforts, son engagement sur le registre du virtuel, de la fiction ; tout sonne faux, ce qui peut le conduire alors à un mal-être, une souffrance plus forte encore que celle ressentie sur le lieu de travail. Car, ne l’oublions pas le travail à distance reste toujours le même, c’est à dire contraint par « des procédures, codifications, bonnes pratiques » décidées par d’autres. Et l’absence des autres, les collègues, notamment, ne permet pas de prendre du recul par rapport à cette réalité. Le travail devient d’autant plus oppressant qu’il est déconnecté de toute interaction sociale, et qu’il n’est plus en mesure d’alimenter l’identité professionnelle et citoyenne. Il peut alors devenir obsédant car il n’y a plus guère de rempart, et la vie privée en est envahie bien plus qu’elle ne met à l’abri. Comme il peut devenir insignifiant et si peu stimulant qu’il produit un désengagement et mène à une activité machinale minimaliste.
Ce sont là des risques bien réels qui caractérisent le télétravail, en tout cas celui qui reste inséré dans la logique taylorienne des protocoles normés par d’autres, et ne risque pas d’en bouger tant que perdurera le lien de subordination. Cela concerne l’immense majorité des télétravailleurs.
Mais ne l’oublions pas le danger de la souffrance éthique, professionnelle, rôde toujours au sein des entreprises en raison précisément de l’essence de travail réalisé en situation de subordination qui impose de ne pas remettre en question les modalités autoritaires d’organisation du travail dans les entreprises comme dans les institutions du secteur public.
Seul un salariat expurgé de ce lien de subordination pourrait permettre une libération et stimulation de l’intelligence collective en mesure de répondre aux enjeux sociétaux, que représentent le bien-être des travailleurs, des consommateurs et usagers, ainsi que la pérennité des ressources de notre planète.