TECHNOlogos Travail, numérique au temps de la covid

Télé-travailler pour contrer une épidémie, ou laisser filer la toile de la société ?

De Mathilde Cocherel  

Membre de Technologos

 

De nombreuses personnes étant privées de travail ou forcées de travailler à distance du fait des restrictions liées à l’épidémie de la Covid, la réflexion suivante s’intéresse aux liens entre moyens de subsistance, rémunération et travail. Alors que le télétravail se fait à la fois envahissant et excluant, le numérique apparaît comme ce qui intensifie une tendance déjà à l’œuvre d’atomisation des rapports sociaux, et d’uniformisation d’un travail qui ne concerne plus que de très loin notre rapport au réel et à l’autre.

Dans un tel contexte, devrait-on envisager le travail domestique, voire l’activité sociale ou politique, au sein des associations par exemple, comme un travail gratuit et exploité ? Un travail qui devrait à l’avenir être rémunéré pour être mieux reconnu, et donner accès à des moyens de subsistance par le biais d’une rémunération ? Ne serait-il pas préférable de continuer à bien distinguer une activité de travail privée et une activité politique qui sont choisies, d’une contrainte de travail socialement nécessaire, qui aurait seul un lien de sens avec une rémunération ? Examinons-en les raisons, dans le temps épidémique qui est le nôtre, entraînant d’une part la cessation d’activité de bien des travailleurs, et d’autre part le passage obligé de nos rapports sociaux, y compris de travail, par les médias numériques.

Télé-travailler sous le SARS-Cov2 se définit par éviter le contact susceptible de transmettre ce virus aux conséquences parfois graves. Auparavant, télé-travailler pouvait consister à éviter un déplacement fatiguant, coûteux, polluant…. Mais surtout et depuis quelques décennies déjà, télé-travailler revient à développer les techniques de communication et coordination à la fois entre les équipes de travail, les clients et les équipes, et entre les clients eux-mêmes. En effet les clients des plateformes du numérique dégagent de la valeur « gratuitement » pour les GAFAM en exposant leur vie privée sur l’internet, comme le montre Shoshana Zuboff [1].

Le terme télé-travailler a donc une face d’évitement de risques sanitaires ou environnementaux, qui change selon le contexte, et une face d’accumulation de gains de productivité, qui globalement se renforce. Cela fait mieux comprendre ce dont il est question : mener plus loin la division du travail, déjà historiquement très développée dans les sociétés capitalistes. Ce qui est visé est cet accroissement de la productivité qui laisse toujours davantage de personnes et activités hors champs parce que surnuméraires.

Ces personnes et activités exclues d’un travail unidimensionnel sont ensuite amenées à se dénaturer pour rentrer dans la définition « d’externalités négatives » du progrès technique et de ses gains de productivité, car elles en constituent le revers, indissociable de son avers. Cette définition conditionne aussi la prise en charge de ces vaincus rendus inutiles, par leurs vainqueurs qui les accablent d’autant plus. Car accepter cette forme de relégation suppose, d’une part, un revenu complètement dissocié du travail. Et d’autre part, cela réduit le sens assez large du travail, d’une activité de transformation nécessaire à l’existence, au sens étroit d’une activité productiviste et industrialiste. Ce qui équivaut à l’abandon de toute velléité d’émanciper le travail pour réfléchir à ce que nous produisons ensemble [2]. Et ceci, en fragilisant encore les collectifs de travail, qui ont de plus en plus de mal à se former vue la mise en concurrence de tous sur ces critères productivistes. Or ces collectifs sont les seuls lieux où la réflexion peut s’élaborer, et des actions émancipatrices prendre forme.

Sont attaquées toutes les formes de travail jugées insuffisamment productives, pas assez efficaces, au regard du « progrès » technique qui les rend trop lentes, d’échelle trop petite, insuffisamment rentables, insignifiantes en termes de volumes…etc. Mais elles ne disparaissent pas entièrement car elles sont indispensables aussi bien à l’équilibre et à la vie de ceux qui les exercent, qu’à l’équilibre et à l’existence de ceux qui en bénéficient. Seulement la pression s’accentue pour les faire diminuer encore et encore : paysans, personnels des services publics, employés de la grande distribution…etc.

Ainsi aujourd’hui, ceux qui ne peuvent télé-travailler, ce qui ne peut se télé-travailler, sont sournoisement invités à basculer dans une grande réserve numérique afin d’y être pris en charge efficacement. Vont-ils bientôt pointer sur facebook ou instagram, comme on pointait auparavant au chômage, montrant à l’Etat, aux multinationales, qu’ils sont de bons inactifs, se divertissant convenablement pour ne pas trop réfléchir et créer de vagues ? Ou développant des activités aliénantes du type de ces micro-tâches qui permettent aux GAFAM de fonctionner ?

Réfléchir à ce qu’est le travail permet de ne pas se laisser guider par cette vision débilitante de nos rapports à nous-mêmes, aux autres et au monde. Dissocier le revenu des personnes de leur travail considéré comme insuffisamment productif, en leur donnant un revenu indépendant de leur activité, ne poserait pas d’abord le problème d’une absence de motivation à effectuer des tâches parfois ingrates [3], mais plutôt celui de l’abandon du sens qu’il y a à faire société.

N’appelle pas rémunération, l’activité choisie [4] de manière purement autonome, sans prise en considération des besoins d’un autre qui ne nous est pas forcément proche. Cette activité est en effet bien différente de ce travail hétéronome [5], instrumental en vue de l’intérêt général public, que l’on effectue pour la nécessité de la vie en commun. C’est par exemple le travail de reproduction que chacun fait pour soi, sa famille, ses proches par goût et bien sûr, inextricablement, par nécessité de soutenir jour après jour son et leur existence. Je ne l’envisage pas ici sous l’angle du travail de reproduction approprié par le capitalisme dans la division sexuelle du travail, même s’il est certain que celui-ci n’est que trop présent. Il pose bien sûr d’autres problèmes, que je n’ai pas la place de traiter ici.

L’activité politique que chacun développe pour s’organiser en société, soutenir la paix…, etc., ne doit pas non plus être rémunéré car cela pourrait la rendre ancillaire. D’ailleurs il est bon de relire Condition de l’homme moderne, d’Hannah Arendt, qui distingue complétement le politique du travail. Une des conditions de liberté de l’action politique n’est-elle pas de la rendre indépendante de nos moyens de subsistance sur lesquelles cependant elle devrait permettre de réfléchir et d’agir ?

Seul donc le travail nécessité par une organisation sociale, instrumental, soumis à l’intérêt public, et en ce sens hétéronome doit ou devrait être rémunéré. Mais pas finalement ce travail hétéronome au sens de moyens pris pour fins, ni en un sens de travail servant des intérêts privés détourné de l’intérêt général. Il est aujourd’hui malheureusement majoritaire dans notre société et correspond à l’appropriation du travail de tous par le capitalisme à des fins industrialistes et productivistes, destructrices du vivant ! On voit à quel point ces questions sont complexes et comme nous avons besoin de les reposer dans les lieux même où elles émergent : les lieux du travail rémunéré, plutôt que de s’accommoder de sa disparition graduelle, ou partielle, par des pis-aller.

Le travail hétéronome, socialisé pour les autres et en-dehors du cadre fermé de la famille ou de la communauté de proches, est le seul que l’on ne fait pas, même en infime partie, que pour soi ou ses alter-egos, son ou leur intérêt, son ou leur plaisir et épanouissement. Il est auxiliaire, dans le sens où il résulte d’une organisation sociale soit hiérarchique, soit relativement égalitaire, mais reconnaissant l’ouverture, la nécessité non seulement du rapport à l’autre, mais sous une forme instituée, sociale, et spécifique à chaque société.

Pour le dire autrement, il ne faudrait pas que les habitants prenant soin de leur lieu de vie, les membres d’une famille transmettant une éducation, les citoyens s’organisant politiquement demandent une rémunération pour ce qu’ils font. Le travail domestique rémunéré ne ferait-il pas disparaître la sphère privée ? La rémunération n’enlèverait-elle pas à l’action politique son indépendance ?

Il faudrait plutôt que les citoyens exigent les moyens leur permettant de poursuivre leurs fins, si la justesse de celles-ci est débattue, établie et manifeste. Ce n’est donc pas à eux directement d’être rémunérés, mais aux aides, auxiliaires, travailleurs exécutants y compris du « sale boulot » nécessaire non pour eux-mêmes mais pour la collectivité, dans le cadre d’une société qui devrait elle-même être juste, orientée vers la beauté de la justice. Divers exemples peuvent être pris, dont celui des soins apportés au vivant dans les parcs et jardins des villes [6]. Qu’est-ce qui empêcherait les riverains de ces lieux de s’y comporter en habitants devant assurer la reproduction du vivant qui soutient leur propre vie ? Bien sûr il y a des dimensions de cette reproduction qui leur échappent, par exemple dans les filières d’approvisionnements en matières premières, ou de traitement des déchets. Mais ces angles morts ne sont-ils pas justement à questionner comme des trajectoires insoutenables prises par notre société ? Ce qui justifiera par contre que des travailleurs rémunérés s’occupent encore de ces parcs et jardins, n’est-ce pas plutôt l’ouverture sociale de ces lieux, plus large, qui doit être préservée, car ces lieux n’appartiennent pas qu’aux habitants bien sûr, mais doivent être accueillants aussi pour ceux qui les traversent, les visitent… Cette ouverture sociale est assurée aujourd’hui dans notre société capitaliste par le travail et la circulation d’argent, mais cela pourrait être autrement dans une autre forme de société.

Le travail non rémunéré dans notre société est fondamentalement celui que nous faisons par désir d’autonomie, et non par obligation d’hétéronomie, toute société impliquant une part de cette dernière, et sous d’autres formes parfois que le travail et l’argent. La rémunération est chez nous comme la reconnaissance de la limite de notre désir à nous entraider et à nous frotter les uns aux autres, et de sa nécessité quand même. Il semble que dans les sociétés sans argent et sans travail, d’autres dispositifs assuraient cela, comme le don/contre-don par exemple. Mais pour nous, la rétribution du travail hétéronome serait la reconnaissance de la nécessité d’un lien social, c’est-à-dire de quelque-chose qui nous oblige, au-delà des affinités de groupe.

Si on laisse filer ce lien de réciprocité entre nous, êtres différents voire agonistiques, et se défaire ainsi la toile de la société, qu’arrivera-t-il ? Une contrainte au travail décorrélée de son revenu serait-elle alors renforcée par des dispositifs de contrôle étatique plus ou moins subtils [7], par le biais d’une morale diffuse ? Car l’Etat serait celui qui distribuerait le revenu d’existence, soit-disant sans contrepartie, à moins que ce ne soient les grandes entreprises. L’individu ne devrait-il pas alors encore plus se conformer à une norme sociale abrutissante, sur laquelle il aurait d’autant moins de prise que les conditions matérielles de son existence –nécessairement reliée aux autres, proches et lointains- lui échapperaient ? La disparition des intermédiaires à petite échelle qui permettent encore du jeu entre l’individu et les grandes organisations n’aboutirait-elle pas alors à une massification accrue tendant vers un totalitarisme soft et techno ?

Notes

1) Vendre des prédictions sur le comportement de ses utilisateurs est par exemple le véritable business de Google, et cela lui est permis car il récolte plus de données sur ses utilisateurs que ce qui lui est nécessaire pour leur offrir des services. Une messagerie mail par exemple n’a pas à être, comme gmail, de stockage illimité, ni à analyser le contenu des messages pour bien fonctionner. Ses utilisateurs peuvent très bien effacer régulièrement leur message et les trier eux-mêmes par thème.  Voir notamment le schéma p.139 de L’Age du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020,  « La découverte du surplus comportemental ».

2) Un des enjeux est donc de démocratiser le travail rémunéré : Emmanuel Renault, « Émanciper le travail : une utopie périmée ? », Revue du MAUSS, vol. 48, no. 2, 2016, pp. 151-164.

3) S. Weil note ainsi combien ce qui nourrit les travaux répétitifs du paysan est la beauté de son monde, puisqu’il ne peut viser comme dans d’autres types de travaux, cumulatifs, un profit, une croissance ni même un véritable changement . « Condition première d’un travail non servile », pp.216-225, La condition ouvrière, Les éditions Gallimard, 1951.

4) André Gorz distingue trois formes de travail dans Métamorphoses du travail. Quête du sens : critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988. mais l’analyse ci-dessus s’en éloigne légèrement.

5) Hétéronome signifie pour qui sa règle de conduite vient de l’extérieur, à l’inverse d’autonome : qui se donne ses propres règles.

7) Voir l’article de La Décroissance, nov-déc 2020, sur les territoires zéro chômeurs de longue durée.