Jacques Ellul
Une soixantaine de livres et un millier d’articles constituent l'œuvre de Jacques Ellul (1912- 1994). On y distingue deux versants : l'un, sociologique, basé sur une analyse de la place de la technique dans le monde contemporain ; l'autre, théologique, axé sur un questionnement autour de la notion de liberté.
Enseignant à la faculté de droit à Bordeaux, la carrière d'Ellul est d'abord celle d’un historien du droit romain et plus largement des institutions. Mais dès les années 1930, alors qu'il est encore étudiant, il amorce (en compagnie de son ami Bernard Charbonneau) une réflexion de fond sur le phénomène technicien, qu'il poursuivra durant six décennies. Trois livres en particulier servent de références : La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), Le système technicien (1977) et Le bluff technologique (1988).
"La recherche en toutes choses de la méthode absolument la plus efficace"
Le premier opus s’ouvre sur ces mots : « Aucun fait social humain, spirituel, n’a autant d’importance que le fait technique dans le monde moderne. (...) la Technique a progressivement gagné tous les éléments de la civilisation ». Un peu plus loin, Ellul donne sa propre définition de la Technique : elle constitue "la préoccupation de l'immense majorité des hommes de notre temps de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace". Ses travaux portent donc moins sur "la Technique" en tant que telle que sur la place qu’elle occupe dans les consciences. Il considère qu'elle relève de la démesure (hubris) qui, au XXe siècle, s’est emparée de la civilisation occidentale puis, par contamination, mondiale. Le fantasme de toute-maîtrise et l’ivresse de la puissance ont atteint un seuil inégalé en raison même du développement de la Technique : c'est elle qui les attise, et ceci sur l'ensemble du globe puisque toutes les sociétés tendent à n’en plus former qu’une seule, qu’Ellul appelle la "société technicienne".
L'analyse ellulienne est fondée sur quatre idées maîtresses :
- La "Technique" ne se réduit pas au machinisme, elle inclut également toutes les méthodes d'organisation de la vie sociale, du travail (cf. le taylorisme) comme de la cité (cf. la bureaucratie). Son impact provient d'une hypertrophie de la rationnalité, déjà observée et analysée par Max Weber (cf. notre encadré, #1).
- Au fil de son développement, la Technique est devenue un milieu environnant à part entière; l'ancien environnement - la nature - tend à n'être plus qu'un décorum ou un vestige.
- Parce que la Technique constitue son nouvel environnement et qu'il n'a jamais cessé de sacraliser son environnement, l'homme sacralise désormais la Technique : celle-ci est d'autant plus sacralisée qu'elle est ce par quoi le précédent environnement - la nature - a été désacralisé (profané, pollué...) et que la valeur qu'elle charrie, "la recherche de l'efficacité maximale en toutes choses", se substitue désormais à toutes les anciennes valeurs.
- Puisque « ce n’est pas la Technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la Technique » , il ne s'agit pas de réagir par le réflexe technophobe, ni même de chercher à trier les bons et les mauvais usages de la Technique ou de privilégier des techniques "douces" à des techniques "dures". Le problème n'est pas à l'extérieur mais à l'intérieur : à quoi l'homme attribue-t-il de la valeur ? Quelle est sa disposition d'esprit quand il donne de la valeur à une chose ? Agit-il par intérêt ? Est-il pleinement conscient de ce qu'il fait ?... S'il ne l'est pas, c'est qu'il ne s'est pas émancipé, comme il le prétend, par rapport aux générations précédentes. Il n'est pas devenu plus adulte, plus autonome; c'est au contraire la Technique qui l'est devenue tandis qu'il lui y est aliéné : il se sert moins d'elle qu'il ne la sert.
Ellul s’insurge contre les préjugés du type « ce n’est pas la Technique qui est mauvaise mais l’usage qu’on en fait ». Certes, reconnaît-il, il y a un bon et un mauvais usage de la Technique. Mais le mauvais usage n’est jamais qu’une erreur... technique : l'automobiliste qui bousille son moteur en fait un mauvais usage mais il ne remet absolument pas en question la prolifération de voitures dans sa ville. Ellul distingue donc l’opération technique du phénomène technique. La première, qui remonte au paléolithique, recouvre tout travail fait avec une certaine méthode afin d'atteindre un résultat. Le phénomène technique, lui, est spécifique à notre époque, il repose sur cette fameuse "recherche en toutes choses de la méthode absolument la plus efficace". "En toutes choses" signifie que rien, absolument rien, n'échappe à la quête de l’efficacité maximale. La Technique a "changé de statut", on est passé d'une différence de degré à une différence de nature : elle n'est plus un simple intermédiaire entre l’homme et son environnement naturel, elle s'est purement et simplement substitué à lui.
Prétendre que la Technique est neutre, s'est se montrer soi-même neutre et passif à son égard. Or c'est précisément ce qui se passe : le changement de statut de la Technique signifie que les hommes lui sont dociles. Du fait qu'ils préfèrent le confort à la liberté, leurs façons de penser et d'agir dépendent d'elle. Elle constitue une nouvelle forme de totalitarisme, exerçant sur eux une dictature qui relève de ce que La Boétie appelait autrefois la "servitude volontaire" : elle opère sur le mode de l'inconscient ou, pour reprendre l'expression de Bourdieu, elle s'est "incorporée".
Le capitalisme : l'arbre qui cache la forêt
Plus connue aux USA qu'en France, l'oeuvre ellulienne reste encore mal accueillie. Ellul l'expliquait par le fait qu'il n'était pas un "intellectuel parisien". Mais cela ne tient pas car il a été régulièrement édité et lu. Quatre raisons sont plus plausibles, étroitement corrélées :
- Ellul s'attache à "penser globalement" (ou dialectiquement) les phénomènes de société alors que les "sciences" humaines se spécialisent toujours plus, partant de leur prétention à l'objectivité scientifique.
- Il fait ouvertement témoignage de sa foi chrétienne dans une époque où, pour reprendre la formule de Charbonneau, « on est athée comme on était autrefois chrétien : de naissance » et où l'athéisme (à la différence de l'agnosticisme) prend la valeur d'un dogme religieux.
- La thèse de l'autonomie de la Technique, et plus encore celle de sa sacralisation, offensent le préjugé selon lequel l'homme moderne, s'étant débarrassé des anciennes croyances et des idéologies, est devenu adulte et libre de ses choix.
- Elles s'opposent aux thèses marxistes qui, du vivant d'Ellul (durant les années de la Guerre Froide) constituaient une véritable doxa et qui, vingt ans après l'effondrement de l'empire soviétique (même si Marx n'est plus lu), restent vivaces. De fait, les crises que traversent actuellement la civilisation (crise économique, crise écologique, crise de l'autorité politique, crise des valeurs...) restent majoritairement imputées au capitalisme et à lui seul.
Or dès 1954, dans La Technique ou l'enjeu du siècle, Ellul affirme : « il est vain de déblatérer contre le capitalisme, ce n'est pas lui qui fait le monde, c'est la machine ». Il convient donc de souligner ici quels sont ses rapports à Marx et au marxisme.
Ellul lit Le capital à l'âge de vingt ans et cette lecture le passionne. Considérant les analyses de Marx comme les plus lucides de son époque (il sera le premier universitaire français à lui consacrer tout un cycle d'enseignement à l'IEP de Bordeaux), lui-même s'assigne l'objectif de réactualiser sa pensée. Il se démarque en revanche radicalement du marxisme, car il n'y voit qu'une idéologie : là où Marx n'hésitait pas à remanier ses propres thèses, le marxisme se réduit chez Ellul à une "pensée fossilisée" qui ne tient aucun compte de l'évolution des infrastructures sur les mentalités, en premier lieu celle du machinisme. Or dans la mesure où les infrastructures ont façonné l'ensemble de notre milieu ambiant, dit-il, elles qui n'étaient que de simples moyens ont été érigées en finalités. Même si, depuis Hiroshima et les catastrophes nucléaires, l'enthousiasme naïf du "mythe du progrès" a cédé la place au "principe de précaution" et à la "gestion des risques", aujourd'hui comme hier "on n'arrête pas le progrès" car on ne le remet pas en question. Surtout pas par le biais de la politique. Dès 1935, Ellul écrit : « la Technique domine l’homme et toutes les réactions de l’homme. Contre elle, la politique est impuissante : l’homme ne peut gouverner parce qu’il est soumis à des forces irréelles bien que matérielles » . En 1965, il développe cette idée dans L'illusion politique.
Ellul pointe chez les héritiers de Marx toute une série de contresens qu'il considère comme tragiques. « C’est une erreur d’interpréter la pensée de Marx en disant que le capitaliste vole à l’ouvrier une partie de la valeur produite ou qu’il garde pour lui une partie de son salaire. Au contraire, Marx souligne toujours avec force que le capitaliste ne vole rien, que c’est le mécanisme lui-même qui est ainsi. Sa position est beaucoup plus forte que celle de l’indigné qui affirme que le capitaliste est un oppresseur et que l’ouvrier est dépouillé. S’il en était ainsi, nous serions sur le terrain de la morale. Un patron qui serait bon, juste, équitable, pourrait ne pas voler ses ouvriers, ne pas faire de profit, ni exiger un sur-travail. Or c’est exactement ce que Marx exclut : la qualité morale du patron ne change rien, ce sont des mécanismes objectifs qui produisent le profit et qui engendrent la plus-value.». Partant de cela, Ellul estime que le marxisme n'est qu'une “dégradation sentimentale et vulgarisée d’une doctrine politique comportant un mélange d’éléments intellectuels peu cohérents et de passions, se rapportant en tout cas à l’actualité » (Changer de révolution, 1982).
Capitalisme privé, capitalisme d'État: même combat
Afin de démontrer l'antécédance de la Technique sur l'économie et la politique, Ellul prend l'exemple du communisme au moment de son apparition. Citant Kautsky (« la raison du succès de Lénine, c’est l’échec du socialisme marxiste ») et Lénine lui-même (« le communisme, c’est les soviets plus l’électrification »), il lâche ce commentaire : « en réalité, Lénine faisait là allusion à la création de l’industrie lourde. Celle que, selon Marx, la bourgeoisie était chargée de faire. Que ce soit en régime communiste ou en régime capitaliste, la création de cette industrie ne peut s’effectuer que par la capitalisation. (…) La seule différence, c’est que dans le cas du communisme, tout le profit revient à l’État (qui n’a rien de prolétarien), tandis que dans le cas du capitalisme, une part de ce profit enrichit des personnes privées » (Changer de révolution, 1982).
Pour Ellul, le problème directement lié à la Technique est celui de la capitalisation - l'accumulation des capitaux, sans laquelle les "technologies" ne peuvent se développer - et non de la forme que celle-ci prend, publique ou privée. Le capitalisme d'État ne s’oppose au capitalisme privé qu’en tant que superstructure mais tous deux conduisent exactement aux mêmes résultats. C'est pourquoi, quand les marxistes (ou les keynésiens) en appellent à l'État pour réguler l'économie, ils commettent d'après Ellul une grave erreur d'appréciation, ils n'intègrent pas l'idée qu'un État est "technicien" par essence : « L’État, quel que soit son adjectif qualificatif (républicain, démocratique, socialiste (...), reste un complexe d’appareils bureaucratiques, de moyens de contraintes, et d’apparence de légitimation par une relation fictive au peuple ou au prolétariat ». Le capitalisme, qu’il soit privé ou étatique, est tout entier focalisé par l’optimisation de la croissance économique. « Toute la loi de cet appareil, c'est l'efficacité. Il est vraiment en relation avec le monde et l'idéologie de la Technique par cet impératif. La bureaucratie n'a rien à faire ni à voir avec les valeurs. (...) Elle est là pour fonctionner et faire fonctionner un ensemble politico-économico-social. (...) Elle ne peut considérer les individus. Elle obéit à la seule règle d'efficacité. (...) Et si un but est fixé par le politique, il se dilue dans l'appareil (bureaucratique) et n'a bientôt plus de sens » (Changer de révolution, 1982).
A l'origine de l'idéologie technicienne : l'idéologie du travail et l'idéologie du bonheur
A l'est comme à l'ouest, donc, les hommes partagent une même obsession : produire plus, grâce aux progrès techniques, pour obtenir plus de confort. En 1967, dans Métamorphose du bourgeois, Ellul explique ce moment historique. Il rappelle d'abord que la bourgeoisie du XIXe siècle a inventé l'idéologie du travail comme justification à la Révolution Industrielle, dont elle était l'instigatrice. Mais il avance la thèse qu'elle n'est parvenue à faire universellement valoir le travail comme valeur que sur la base d'une autre idéologie, qu'elle avait inventé au siècle précédent et qu'il appelle l'idéologie du bonheur. En résumé : s'échiner au travail vaut le coup car, à la clé, cela nous procure un surcroît de confort, donc de bien-être.
De la même facon que l'idéologie du travail procède de celle du bonheur, explique Ellul, l'idéologie technicienne procède de celle du travail. Ce qui en effet décuple la force de travail, c'est la Technique. La grande mutation qui s'est opérée depuis Marx, c'est que le travail humain ne constitue plus la première valeur de l'économie mais la Technique. Raison pour laquelle le concept marxiste de lutte des classes n'est plus pertinent dans la mesure où les classes populaires se sont embourgeoisées et prétendent accéder au même bien-être que celui de la bourgeoisie, succombant du coup au même type d'aliénation.
Ellul ne nie pas les inégalités sociales et les disparités de revenus mais il subordonne les rapports de domination au rapport d'aliénation, faisant apparaître que les inégalités sont elles-mêmes causées et creusées par le développement d'une technique laissée à elle-même (un trader, par exemple, ne peut faire fortune sans ordinateur).
Ellul insiste sur l'idée que plus la Technique donne une impression d'être génératrice de liberté, d'égalité et de démocratie, plus elle est aliénante dans la mesure où elle provoque autant de nuisances que d'avantages. La tendance générale est de ne voir que ces derniers, car ils apparaissent immédiatement, tandis que les contreparties ne se révèlent que par la suite.
L'exemple le plus caractéristique est celui de l'énegie nucléaire mais on l'observe dans tous les domaines, comme par exemple celui des médias. Croire que Wikileaks constitue un progrès pour la démocratie sous prétexte qu'il est une alternative aux mass medias est une tragique illusion, car si aujourd'hui ce sont les secrets du Pentagone et de la Maison blanche qu'un simple informaticien peut révéler à tout le monde, demain ce seront ceux de tout un chacun qui seront déballés et non plus par des informaticiens mais des quidams équipés d'ordinateurs capables de le faire.
De la même façon que le capitalisme d'État et le capitalisme privé conduisent aux mêmes résultats, portés l'un et l'autre par la Technique, la télésurveillance privée n'est pas moins dictatoriale que la télésurveillance publique. Elle est même plus dangereuse car elle est insidieuse, s'opérant sans même que ses protagonistes en soient conscients. Ainsi, quand certains signent des pétitions contre la multiplication des caméras dans la rue, d'autres (parfois les mêmes) étalent leur vie privée dans les réseaux sociaux, totalement insouciants du devenir des informations qu'ils déversent et de l'usage que n'importe qui pourra en faire.
Comment résister à l'aliénation ?
La Technique, parce qu'elle est sacralisée, est aliénante. Comment se libérer de son emprise ? A ce sujet, les positions d'Ellul ont évolué avec le temps.
1954, La Technique ou l'enjeu du siècle : « Un monde unitaire et total se constitue. Il est parfaitement vain de prétendre soit enrayer cette évolution, soit la prendre en main et l'orienter... C'est un système qui s'est élaboré comme intermédiaire entre la nature et l'homme, mais cet intermédiaire est tellement développé que l'homme a perdu tout contact avec le cadre naturel et qu'il n'a plus de relations qu'avec ce médiateur ».
1972, De la révolution aux révoltes : « Croire que l'on modifiera quoi que ce soit par la voie institutionnelle est illusoire ».
1977, Le système technicien : « Pendant longtemps on a eu l'impression que la société était prise dans une gangue, un corset : autrement dit des rigidités s'imposant de l'extérieur. Le changement a consisté depuis vingt ans en une intériorisation : la carapace est devenue squelette ».
1982, Changer de révolution : « J''ai montré sans cesse la Technique comme étant autonome, je n'ai jamais dit qu'elle ne pouvait pas être maîtrisée ».
1988, Le bluff technologique : « Actuellement, j’estime que la partie est perdue. Et que le système technicien exalté par la puissance informatique a échappé définitivement à la volonté directionnelle de l’homme ».
A la fin de sa vie, Ellul s'est laissé dominer par le découragement. De fait, aujourd'hui, la Technique n'est plus "l'enjeu" du XXe siècle mais "le fait établi majeur" du XXIème.
Une idée reste cependant à creuser. Au cours de six décennies d'engagement, Ellul n'a cessé de prôner la révolution (thème auquel il a consacré trois livres). Mais une révolution qui n'aurait rien à voir avec toutes celles qui se sont succédées en occident et qui, toutes, n'ont fait que renforcer la puissance de l'État. Non pas un grand chambardement politique, puisque la politique est désormais assujettie à la Technique. Non pas un mouvement centralisé où l'on se partagerait les tâches de façon taylorienne : les leaders en haut, les colleurs d'affiches en bas. En 1934, dans un texte qu'il co-signait avec son ami Bernard Charbonneau, Ellul écrivait : « Toute révolution doit être immédiate, elle doit commencer à l’intérieur de chaque individu par une transformation de sa façon de juger (...). La révolution ne peut plus être un mouvement de masse et un grand remue-ménage (…) ; il est impossible de se dire révolutionnaire sans être révolutionnaire, c’est-à-dire sans changer de vie. (…) Nous verrons le véritable révolutionnaire, non pas dans le fait qu’il prononce un discours sur une charrette à foin mais dans le fait qu’il cesse de percevoir les intérêts de son argent » (Le personnalisme, révolution immédiate, Journal du groupe de Bordeaux des amis d’Esprit ; réédition in Cahiers Jacques Ellul n°1).
Pour Ellul, "changer de vie" ne voulait pas dire forcément "agir". Au contraire. « Notre monde est tout entier orienté vers l'action, tout se traduit en termes d'actions, rien n'est plus beau que l'action, et l'on cherche des mots d'ordre, des programmes, des moyens d'action, et notre monde est en train de se perdre à force d'agir. » (Présence au monde moderne, 1948). Pour changer de vie, il faut paradoxalement cesser de vouloir changer le monde et manifester un détachement par rapport à lui. « Le plus haut point de rupture envers cette société technicienne, l'attitude vraiment révolutionnaire, serait l'attitude de contemplation au lieu de l'agitation frénétique » (Autopsie de la révolution, 1969).
Les défenseurs de l'idée de décroissance, principalement les praticiens du principe de la simplicité volontaire, se reconnaissent volontiers dans ce "programme". Il importe de continuer à le faire connaître.
Les symptômes de la Technique selon Ellul
Ellul décrit le phénomène technique en huit caractères.
- la rationalité : la Technique ramène tout à un schéma logique, réduite le plus souvent au mesurable, pour ne pas dire au mécanique. Ainsi, l'activité laborieuse n'est plus conçue que comme « organisation scientifique du travail », division du travail, fabrication de produits standardisés.
- l'artificialité : la Technique s'oppose à la nature, la déforme, l'absorbe. La canalisation des rivières offre un excellent exemple, avec son cortège d’imperméabilisation des sols et de crues.
- l'automatisme : les orientations techniques s'effectuent peu à peu d’elles-mêmes, sans que des décisions humaines identifiables soient nécessaires. Ce processus s’accomplit selon la maxime : « ce qu'on est capable de faire, on le fera ». La Technique élimine toute activité non technique, ou la transforme en activité technique. Le paysan devient manager agro-industriel.
- l'auto-accroissement : la Technique progresse sans intervention humaine, elle s'engendre elle-même, elle marche vers son propre perfectionnement, le progrès faisant postulat. Ce perfectionnement découle de la multiplication de minuscules améliorations dans de nombreux domaines, jusqu'à former un saut décisif et irréversible. Illich précisera ce thème avec sa notion de seuil, et le retournement contre-productif qui s’ensuit.
- l'insécabilité : ce qui compte c’est moins chacune des parties que le système de relations et de connexions qu’elles entretiennent. L’ordinateur illustre bien cette totalisation: il est le point de rencontre d’un grand nombre de séries causales (mathématique, physique, chimie), affectant pratiquement toutes les activités humaines. On ne peut donc dissocier une technique de son usage : «toutes les parties sont ontologiquement liées et l'usage est inséparable de l'être ». On ne peut dissocier les usages civils des militaires (à preuve le nucléaire), privés ou publics. Tout se tient.
- l'enchaînement : les différentes techniques s'engendrent mutuellement et produisent de nouvelles techniques. Le laser, à l’origine outil de la recherche scientifique physique, est utilisé en médecine et en informatique, dans l'espace et en matière d’armement. La Technique suprême est donc celle qui assure la coordination de toutes les autres : l'organisation.
- l'universalisme : Internet est le symbole parfait de cette universalité géographique en même temps qu’il en est l’outil. L’universalité implique la substitution de rites et de symboles partout identiques aux rites et symboles locaux. Le système technicien est un univers qui se constitue lui-même en système symbolique. Dans tous les pays, on applique les mêmes procédés, entraînant l’effondrement de la diversité des civilisations au profit d'une unique « civilisation technique », si ce terme a encore une signification. Ce qui ne va certes pas sans soubresauts et résistances.
- l'autonomie : Ce dernier caractère est en fait la clef de tous les autres. Autonome signifie littéralement : qui suit sa propre loi. C’était jusqu’alors une caractéristique du vivant : la loi de sa croissance et de son mouvement est en lui. Désormais, la Technique « ne dépend finalement que d’elle-même, elle trace son propre chemin, elle est un facteur premier...». Dire que la Technique est autonome, c’est aussi dire qu’elle est une action, non une réaction. C’est le milieu sur lequel elle agit qui réagit à elle, qui s’adapte. C'est la condition de son développement. Autonome, elle l’est à l'égard de toutes les composantes sociales : économie, politique, culture, valeurs. Elle n’obéit à aucune espèce de finalité, le primat étant accordé au développement des moyens. Elle "ne se développe pas en fonction de fins à poursuivre mais en fonction des possibilités déjà existantes de croissance ". La Technique ne supporte aucun jugement. Quiconque s’y risque se fait traiter de réactionnaire, adepte du retour à la bougie etc. La Technique désacralise tout : traditions, secrets, tabous. Elle est sacrilège dans la mesure où elle désacralise le monde et nie tout mystère, et c’est elle-même qui devient sacrée. L'homme reporte sur la Technique son sens du sacré et s’en fait inconsciemment une idole. La conséquence du développement autonome de la Technique est son accélération : la Technique s’étend du secteur de la production des biens de consommation à ce que Baudrillard appelle les techniques de réparation