Rencontres 2024 : "La technique dans la montée de l’autoritarisme"

Technique et formes sociales

Introduction

Avant de l’aborder plus en détail, il n’est pas inutile de rappeler qu’il date du milieu des années 1960 (1964), et qu’il se situe entre Technique et civilisation (1934) et le Mythe de la machine (1966 pour le tome 1).

Dans le chapitre 3 de Technique et civilisation (éditions Parenthèses, 2016), le sous-chapitre 2 est intitulé « le complexe technologique ». « Technologique » est la traduction de technology, que l’anglais emploie indifféremment pour parler tant de la technique que des technologies. Et il est indispensable de définir les termes suivants :

Ce que Mumford entend par « complexe technologique » : il s’inspire dans ce cas de Patrick Geddes qui a démontré l’existence de plusieurs phases dans la formation de la société industrielle. Ces phases ne sont pas nettement délimitées, elles se chevauchent souvent. Elles sont au nombre de 3 : la phase « éotechnique », la phase « paléotechnique » et la phase « néotechnique ». Chacune représente une période de l’histoire humaine, trouve ses origines dans certaines régions, et emploie des moyens spécifiques de gestion de l’énergie et a ses modes de production spécifiques. Elles font apparaître des types particuliers de compétences, d’aptitudes et de travailleurs (et en découragent d’autres). Elles suppriment ou perpétuent certains aspects de l’héritage social.

La phase éotechnique emploie l’eau et le bois, la phase paléotechnique le charbon et le fer, et la phase néotechnique privilégie l’électricité et les alliages.  Lewis Mumford consacre un chapitre à chacune de ces formes dans Technique et civilisation. (nouvelle traduction par les éditions Parenthèses, 2016)

La phase éotechnique (qui dure jusqu’au XVIIème siècle) a été une période très brillante, elle atteint son apogée aux XVème et XVIème siècles, le voilier et les moulins à vent et à eau en sont les meilleurs emblèmes (éolien et hydraulique). Mais selon Mumford, la réalisation la plus importante de la phase éotechnique est l’invention de la méthode expérimentale dans les sciences, suivent l’horloge mécanique, le compas magnétique, la presse à imprimer et le caractère mobile. De ces inventions découlaient des inventions sociales : l’université, l’organisation coopérative du savoir sur une base internationale, les écoles de médecine, l’académie scientifique. La principale faiblesse de ce régime était son irrégularité, en raison de sa dépendance au vent, au débit de l’eau et au bois. Il avait également des faiblesses sociales : les industries naissantes (le verre par exemple, le textile et la métallurgie avaient tendance à s’installer hors des villes à proximité d’une source d’énergie) échappaient aux contrôles institutionnels de l’ordre ancien et aux restrictions imposées par les corporations dans les villes. Au fur et à mesure qu’une industrie progressait du point de vue mécanique, elle rétrogradait du point de vue humain. Le but de la civilisation éotechnique avant la décadence du XVIIIème siècle était d’intensifier la vie plus que d’accroître la puissance. La culture et la technique sont en relative harmonie pendant cette phase.

La phase paléotechnique (débute environ au milieu du XVIIIème siècle) est celle de la première révolution industrielle, avec des sources d’énergie différentes, des matériaux différents, des objectifs sociaux différents. Elle est tournée vers la quantification de la vie. Le régime éotechnique est bouleversé. L’industrie paléotechnique se construit sur l’effondrement de la société européenne. C’est la phase que Karl Polanyi décrit dans La grande transformation. L’économie et le profit deviennent le pivot et la finalité de la société. Mumford parle de « capitalisme carbonifère ». L’industrie paléotechnique repose essentiellement sur la mine. Les produits de la mine dominent son fonctionnement et déterminent ses inventions et ses perfectionnements. Elle tend à la concentration, au monopole et à l’accroissement de la taille des usines et des zones urbaines. La couleur dominante est le gris virant au noir. Elle détruit l’environnement, pollue l’air, les sols et l’eau Elle voue certaines régions à une monoproduction et détruit leur diversité. Elle dégrade les êtres humains qui sont traités avec la même brutalité que l’environnement. Elle castre le talent et impose sa discipline par la faim et par la peur de la faim.

Pour comprendre comment ce régime s’est imposé, il faut parler de la doctrine du progrès qui s’est imposée au XVIIIème siècle. Ce qui est nouveau est meilleur que l’ancien, car le progrès est un perfectionnement régulier, constant, et le présent est forcément supérieur au passé. C’est à cause de cette notion que s’est imposé le mythe d’un Moyen Âge barbare, misérable, sale, dit Mumford, alors que ce mythe décrivait la réalité présente. Le progrès est un mouvement sans fin et sans autre but que lui-même. Il sert en fait à justifier le modèle économique dominant.

La phase néotechnique. Elle représente une « véritable mutation », c’est « le troisième stade de la machine ». Ses principaux symboles sont la science, l’électricité, la chimie, l’automatisme et les communications à longue distance (téléphone et télévision), l’automobile. Les nouveaux matériaux sont le caoutchouc, de nouveaux alliages, les terres rares, les métaux légers, l’aluminium.

Elle donne naissance à un nouveau type social, l’ingénieur. Mumford manifeste cependant une certaine réserve, même en 1934, date à laquelle il décrit cette phase dans Technique et civilisation. « Dans la mesure où l’industrie néotechnique n’a pu transformer le complexe fer-charbon, et où elle n’a pas donné à sa technologie des fondements appropriés et plus humains pour la communauté, où, enfin, elle a prêté sa puissance décuplée au mineur, au financier, au militaire, les possibilités de chaos et d’effondrement ont grandi. » Et prospéré, pourrait-on dire aujourd’hui. Il conclut d’ailleurs le chapitre consacré à cette phase ainsi : « Des finalités paléotechniques avec des moyens néotechniques : tel est le caractère le plus évident de l’ordre actuel. C’est pourquoi la plupart des machines et des institutions qui se prétendent ‘nouvelles’, ou ‘en avance’ ou ‘progressistes’ ne le sont souvent qu’au sens où le serait un navire de guerre. Elles peuvent tout à fait être réactionnaires et faire obstacle à l’intégration nouvelle du travail, de la vie et de l’art que nous devons chercher et créer. » (page 269).

Démocratie.
Comment Mumford définit-il la démocratie dans ce texte ? « Elle consiste à conférer l’autorité au tout plutôt qu’à la partie, c’est-à-dire placer ce qui est commun à tous au-dessus de ce que peuvent revendiquer une organisation, une institution ou un groupe. » (page 7) « [Elle] se manifeste forcément surtout dans de petites communautés ou de petits groupes, dont les membres ont de fréquents contacts personnels, interagissent librement et se connaissent personnellement. » (Page 9). La démocratie place l’homme au centre.

Technique démocratique et technique autoritaire.
Elles existent souvent côte-à-côte dans la société. La technique démocratique, « … dirigée par l’homme, relativement faible mais ingénieuse et durable… » (page 10) existe depuis que les outils primitifs existent. C’est « la méthode de production à échelle réduite, reposant principalement sur la compétence humaine et l’énergie animale, mais toujours activement dirigée par l’artisan ou l’agriculteur, même lorsqu’ils utilisent des machines ; chaque groupe raffinant ses propres talents par le biais des arts et des cérémonies sociales qui lui conviennent, tout en faisant un usage modéré des dons de la nature. […] elle est très facilement adaptable et récupérable. C’est cette technique démocratique qui a sous-tendu et soutenu fermement toutes les cultures historiques jusqu’à notre époque, et c’est elle qui a corrigé le penchant perpétuel de la technique autoritaire à faire un mauvais usage de ses pouvoirs […] dans les ateliers et les cours de ferme, on pouvait encore jouir d’un certain degré d’autonomie, de discernement et de créativité. » (Page 11)

La technique autoritaire émane « du centre du système, extrêmement puissante, mais par nature instable. » (Page 10) car elle est à la merci d’une rupture de communication, d’une pénurie quelconque. Contrairement à la technique démocratique, c’est « une réalisation beaucoup plus récente : elle apparaît à peu près au IVème siècle avant notre ère, dans une nouvelle configuration d’invention technique, d’observation scientifique et de contrôle politique centralisé qui a donné naissance au mode de vie que nous pouvons à présent identifier à la civilisation, sans en faire l’éloge. » (Page 11-12) Elle reposait sur « une nouvelle organisation de masse à la fois théologique et technique. » Et cela reste vrai, l’aspect théologique se référant à la religion de l’économie et du progrès ; « elle réapparaît aujourd’hui sous une forme extrêmement renforcée et habilement perfectionnée. »  (Page 14) Comme sa version primitive, cette nouvelle technique autoritaire est très dynamique et très productive, mais sa puissance semble augmenter de manière illimitée et « dans des proportions qui défient le pouvoir d’assimilation et empêchent tout contrôle. » (Page 16) C’est un point que Ghünter Anders a très bien développé dans L’obsolescence de l’homme. « Porter l’énergie, la vitesse et l’automatisation à leur développement maximal, sans se soucier des conditions diverses et subtiles qui soutiennent la vie organique, est devenu une fin en soi. […] tout l’effort se porte sur des instruments de destruction totalitaires, conçus à des fins totalement irrationnelles, dont le principal effet serait la mutilation ou l’extermination de la race humaine. […] Dans ce nouveau collectif axé sur les systèmes, ce Pentagone de la Puissance, aucune présence visible ne donne des ordres […] (Pages 16 et 17)

Alors, comment expliquer que l’on puisse adhérer à ce régime ?
D’abord parce qu’on adhère à l’idéologie du progrès.
Également parce que cette technique est très productive et parce qu’elle a « accepté le principe démocratique de base en vertu duquel chaque membre de la société est censé profiter de ses bienfaits. C’est en s’acquittant progressivement de cette promesse démocratique que notre système a acquis une emprise totale sur la communauté toute entière, qui menace d’annihiler tous les autres vestiges de la démocratie.
Le marché qui nous est proposé se présente comme un généreux pot-de-vin
[…] Mais à une seule condition : que l’on n’exige rien que le système ne puisse pas fournir, mais encore que l’on accepte tout ce qui est offert, dûment transformé et produit, homogénéifié et uniformisé, dans les proportions exactes qu’exige le système, et non la personne. Si l’on choisit le système, aucun autre choix n’est possible. En un mot, si nous abdiquons notre vie au départ, la technique autoritaire nous rendra tout ce qui peut être calibré mécaniquement, multiplié quantitativement, manipulé et amplifié collectivement. » (Pages 18-19-20)
L’expression « abdiquer sa vie » est très importante, Mumford y revient souvent. Pour lui, la vie ne se délègue pas. Cela fait partie prenante de l’autonomie et de la liberté. Et sans liberté, sans autonomie, comment la démocratie peut-elle exister ? Ce texte de Mumford a pour but de « suggérer qu’il est temps de faire le compte des coûts et des inconvénients humains, pour ne rien dire des dangers, auxquels nous expose notre adhésion inconditionnelle au système lui-même. […] Quand notre technique autoritaire aura consolidé son pouvoir, grâce à ses nouvelles formes de contrôle des masses, sa panoplie de tranquillisants, de sédatifs et d’aphrodisiaques, comment la démocratie pourra-t-elle survivre sous quelque forme que ce soit ? » (Pages 20 et 21)
C’est un point qu’il reprendra dans le Prologue du Mythe de la machine : « À ce ‘point oméga’[1], il ne resterait probablement plus rien de la nature originelle et autonome de l’homme, sinon une intelligence organisée, une strate universelle toute puissante où règnerait un esprit abstrait, dénué d’amour et de vie. » (Page 16).

 

Solutions ?
Que signifie pour lui « remette l’homme au centre » ?
Pages 23 et 24 du Mythe de la machine, il en donne une excellente définition : « … avant notre époque, jamais la technique ne s’était séparée de l’ensemble culturel plus vaste dans lequel l’homme s’est toujours inscrit … À l’origine, les techniques étaient partie intégrante de la nature humaine qui englobait tous les moments de l’activité ; les techniques étaient donc, au départ, essentiellement axées sur les besoins vitaux, non sur le travail ou la puissance. »

Et une manière supplémentaire de remettre l’homme au centre serait la régionalisation à laquelle Lewis Mumford a beaucoup réfléchi et tenté de travailler. Il définit ainsi la région où l’homme pourrait retrouver une certaine liberté démocratique, son autonomie, ses possibilités de choix : « Une région est une aire géographique qui possède une certaine unité de climat, de végétation, d’industrie, et de culture. Le régionaliste essaiera de planifier cet espace de façon que tous les lieux et les sources de richesse, du bois à la ville, des montagnes à la mer, se développent dans l’équilibre et que la population soit répartie de manière à utiliser ces avantages naturels au lieu de les détruire et de les réduire en lambeaux. » (Survey Regions to Live In – 1925)

Et enfin, « j’espère avoir clairement démontré que les avantages authentiques que procure la technique basée sur la science ne peuvent être préservés qu’à condition de revenir en arrière, à un point où l’homme pourra avoir le choix, intervenir et faire des projets à des foins entièrement différentes de celles du système » page 25.

 

Annexe
Le texte qui suit est tiré du Prologue, page 7 du livre de Hans Moravec intitulé Une vie après la vie, et publié chez Odile Jacob en 1992. Hans Moravec est « l’un des papes de la robotique » aux USA, il est notamment l’inventeur du robot-aspirateur. Son ouvrage portait le titre anglais suivant : Mind Children : The Future of Robot and Human Intelligence, titre à mon avis beaucoup plus précis, quoique sa traduction quelque peu lapidaire me semble propre à nous remplir de l’effroi qui s’impose à sa lecture et il est plus évocateur.

« Engagés depuis des milliards d’années dans une implacable course aux armements, nos gènes ont fini par se montrer plus malins. Ils ont fabriqué une arme si puissante que dans cette lutte il n’y aura ni gagnants ni perdants. Il ne s’agit pas de la bombe à hydrogène, car un conflit nucléaire généralisé ne ferait que retarder ce qui se trame et qui est immensément plus intéressant. Ce qui nous attend, ce n’est pas l’anéantissement. C’est plutôt un futur qui, vu de la position privilégiée qui est la nôtre aujourd’hui, mérite d’être qualifié de « postbiologique », voire de « surnaturel ». C’est un monde dans lequel le genre humain sera balayé par une mutation culturelle et détrôné par sa propre progéniture artificielle. Les conséquences ultimes de ce bouleversement ne sont pas connues, bien que nombre d’étapes intermédiaires puissent être prévues et, pour certaines, aient déjà été franchies. Aujourd’hui, nos machines restent des créations élémentaires : elles exigent les soins maternels et l’attention constante que l’on doit aux nouveau-nés et ne méritent guère d’être qualifiées d’« intelligentes ». Mais, dès le siècle prochain, elles deviendront des entités aussi complexes que nous-mêmes, puis, bientôt, elles transcenderont tout ce que nous connaissons. Nous pourrons alors être fiers qu’elles se disent nos descendants.

Délivrés des pesantes contraintes de l’évolution biologique, ces enfants de notre esprit pourront se mesurer aux grands défis de l’univers. Nous autres humains bénéficierons un temps de leurs efforts, mais, tôt ou tard, tels des enfants biologiques, ils iront chercher fortune pour leur propre compte , tandis que nous, leurs vieux parents, nous éteindrons doucement  Perdra-t-on beaucoup àce passage du flambeau ? Pas nécessairement, car nos rejetons pourront garder en mémoire presque tout ce qui nous concerne, peut-être même jusqu’aux détails du fonctionnement des esprits humains individuels.

Ce processus a commencé il y a environ cent millions d’années, lorsque certaines lignées génétiques ont trouvé le moyen de donner naissance à des animaux capables d’apprendre certains comportements de leurs aînés durant leur vie, au lieu d’en hériter en bloc à la conception. […]Au moment où notre espèce est apparue, il y a environ cent mille ans, l’évolution culturelle, la mécanique implacable que nos gènes avaient involontairement fabriquée, avait acquis une dynamique irrésistible. »

[1] Référence à Teilhard de Chardin. Voir le texte de Moravec en annexe.