Rencontres 2024 : "La technique dans la montée de l’autoritarisme"

Lewis Mumford (1895-1990), ou comment on devient critique de la technique.

Premier paradoxe, Lewis Mumford est un citadin (« born and bred ») de naissance, né à Manhattan où il a vécu jusqu’à l’âge de 40 ans, il s’installera entre 1936 à Amenia, état de New York. C’est son grand-père maternel qui lui a fait découvrir tous les recoins de la presqu’île, il est mort quand le jeune Lewis avait 11 ans.

Enfant et adolescent assez solitaire, Lewis Mumford est un lecteur omnivore. Il s’ennuie à l’école primaire et fait ses études secondaires dans un lycée technique. Il voudrait devenir ingénieur et s’intéresse particulièrement à l’électricité. Il aime comprendre le fonctionnement des machines, mais n’aime pas le dessin industriel.

 Le lycée Stuyvesant High School où il étudie possède une section littéraire de très grande qualité, ce qui est rare pour un lycée technique. Lewis Mumford y rencontre de jeunes professeurs « progressistes » qui vont parler du Capital, du travail, du socialisme et lui donner des pistes de lecture. Il devient un lecteur encyclopédique, renonce à une carrière d’ingénieur et souhaite se tourner vers l’écriture, vers le journalisme, et d’abord vers les études universitaires. La situation financière de sa mère (qui tient une pension de famille) lui ferme cette dernière option. Il s’inscrit donc au cours du soir d’un cycle universitaire cout (4 ans) au City College et choisit la littérature anglaise, la poésie, la politique, la psychologie et la philosophie, choix qui s’avèrera déterminant et judicieux.

En 1914, un médecin décèle un foyer tuberculeux actif dans le poumon droit de Lewis Mumford et prescrit le repos, mettant fin à ses projets de doctorat universitaire Il découvre le loisir et le temps nécessaire à la réflexion. Il reprend ses périples à travers la ville et ses environs, prend des notes et fait des croquis. Dans la section de biologie de la bibliothèque du City College, il découvre Patrick Geddes (Evolution, écrit avec John Arthur Thomson). Geddes devient son « maître » et met fin à ses projets de carrière universitaire et lui évite de devenir, selon ses propres termes, « un spécialiste borgne ».

Entre 1914 et 1924, Lewis Mumford occupe divers petits emplois et songe à une carrière littéraire. Il a 19 ans lorsque débute la première guerre mondiale à laquelle les États-Unis ne participeront qu’à partir de 1917. Mais ils décrètent la conscription et instaurent une chasse aux indésirables politiquement incorrects (ce qui se reproduira avec les Japonais immigrés pendant la seconde guerre mondiale). Lewis Mumford choisit de se former dans la marine et les communications, mais la rougeole l’empêchera de participer à l’action, ce qui lui convient car il était plutôt pacifiste à l’époque. (Il ne le sera plus pendant la seconde guerre mondiale à cause du fascisme et de Hitler). Son séjour dans la marine lui avait laissé beaucoup de temps libre et une liberté d’expression interdite aux civils. Lors de ses déambulations il commence à s’intéresser à l’architecture. Puis survient l’épidémie mondiale de grippe et il est en quarantaine. Lorsque c’est terminé, la guerre a pris fin.

Après la guerre, Lewis Mumford travaille pendant presque une année au Dial, une revue qui s’emploie à la « reconstruction intellectuelle » du pays dans une perspective humaniste, y travaillent également John Dewey, Thorstein Veblen, la féministe Helen Marot, Clarence Britten, Geroid Robinson et Sophia Wittenberg, la secrétaire, que Lewis épousera en 1921. The Dial se trouve à Greenwich Village, à l’époque un authentique lieu de culture, de diversité et de convivialité bohème. Il correspond avec Patrick Geddes avec qui il a parfois quelques conflits.

N'ayant plus de travail au Dial, il saisit l’invitation de Victor Branford, un ami de Patrick Geddes, qui veut relance la Sociological Review à Londres. Il part donc à Londres où il a une excellente relation avec Branford qui l’impressionne par son interprétation du rôle de la religion dans les communautés humaines. Mais il ne se sent pas très à l’aise à Londres où il est séparé de Sophia et il rentre à New York.

Il écrit son premier ouvrage, The Story of Utopias, en 1922. Il s’engage avec d’autres auteurs (Randolph Bourne, Waldo Frank, Paul Rosenfeld et Van Wyck Brooks) dans la réappropriation de l’héritage culturel et littéraire américain et dans le but de « couper le cordon ombilical » culturel avec l’Europe. Il écrit ainsi plusieurs ouvrages : Sticks and Stones, The Golden Day, Herman Melville, et The Brown Decades. La perspective humaniste, le développement humain, sont le fil conducteur de ces ouvrages déjà critiques par certains côtés. Parallèlement, sous l’influence de Geddes, d’Ebenezer Howard (Garden Cities of Tomorrow) et de Kropotkine (Champs, usines et ateliers), il s’engage dans la Regional Planning Association.

Les années 1930 marquent un tournant dans l’évolution personnelle de Lewis Mumford et elles sont en outre annonciatrices d’évènements graves dans l’histoire du monde et il s’en fait l’écho dans plusieurs essais et articles, car s’il n’est inscrit à aucun parti et vote peu, il participe au débat public. C’est au cours de ces années qu’il atteint sa majorité intellectuelle et se sent investi d’une responsabilité : « transformer intégralement le fondement sur lequel repose notre civilisation corrompue, mécaniste et hostile à la vie », dira-t-il dans son autobiographie My Work and Days. Ce sera désormais le fil conducteur de son travail qui culminera dans la rédaction du Mythe de la machine à la fin des années 1960.

La seconde guerre mondiale l’atteint personnellement puisque son fils Geddes, qui s’était engagé, est mort à l’âge de 20 ans sur le front italien. Et Mumford réagit immédiatement au bombardement d’Hiroshima (qui lui donne « la nausée »), comme il avait réagi aux bombardements de Dresde (qui lui ont fait dire qu’Hitler avait gagné la guerre). Il s’engage dans la campagne antinucléaire pendant la guerre froide. Curieusement, Anders et lui ne semblent pas s’être rencontrés, et Mumford ne fait aucune allusion à Anders, pas plus qu’à Hannah Arendt d’ailleurs.

Les évènements de la guerre ont approfondi le pessimisme de Lewis Mumford. Il s’élève contre la guerre au Vietnam, s’oppose à Robert Moses, urbaniste en chef de New York et « démolisseur » de quartiers entiers et de communautés pour faire pénétrer la voiture et des voies rapides dans la mégalopole. Il a l’impression d’être invisible et mieux reçu à l’étranger que chez lui.

En octobre 1973, il écrit à Bruno Zevi (architecte, historien et critique d’art italien) « À la lumière des échecs constants qui ont accompagné toutes les révolutions depuis 1789, la révolution n’est rien d’autre que le moyen par lequel une civilisation décadente se suicide. Historiquement, la seule manière constructive de se sortir d’une telle situation est de se retirer : pas de façon définitive, mais dans le but de recréer les fondements humains de notre culture […] Je n’ai pas le courage dire [aux gens] ce que je pense vraiment de nos perspectives humaines, à moins que quelque chose proche du miracle ne survienne… ». Cette lettre est citée par son biographe Donald L. Miller. Et le moins qu’on en puisse dire est que ce travail reste à faire, Mumford pensait qu’il faudrait 500 ans pour remettre la « civilisation » sur le bon chemin.