TECHNOlogos 5èmes Ateliers d'été du 14 au 17 juillet 2018 à Bure

Technique et nucléaire : comment sortir du culte de la puissance et de la destruction

Nucléaire, limites et déchets

« Dans l’ancienne morale, la limite désignait ce que l’on ne doit pas faire ; selon la nouvelle, elle représente ce que l’on ne peut pas encore faire, et que l’on doit parvenir à faire. Il ne s’agit plus de s’abstenir de certaines actions, quitte à ce que , le cas échéant, le progrès des sciences en soit entravé, mais de n’accepter aucune limite à l’action dès lors que le progrès des sciences est en jeu, quitte à ce qu’il soit nécessaire de changer la loi afin de rendre licite ce qui était jusque-là interdit. »

O. Rey, Une question de taille, Ed. Stocks, p. 222

Le nucléaire fait partie de l’arsenal permettant au système industriel de dépasser ses propres limites, néanmoins nous imaginons qu’il ne pourra pas les dépasser éternellement, un jour ou l’autre il se heurtera aux limites de l’Univers.

Dans le nucléaire, la dynamique explicative concerne le lien entre déchets et innovations pour les faire disparaitre. 

Aujourd’hui le nucléaire civil utilise la fission, mais il se heurte à la finitude de la ressource en uranium. C’est pour cela qu’il aimerait le remplacer par du deutérium, ou remplacer l’uranium 235 par de l’uranium 238, voire par du plutonium. Néanmoins à chaque fois il est obligé de mettre en oeuvre de nouvelles techniques de plus en plus complexes et hasardeuses.

1 L’uranium

En ce qui concerne la ressource, le tour est rapidement fait lorsqu’on considère l’uranium. Une seule certitude reconnue par tout le monde, les réserves d’uranium naturel sont limitées et même très limitées. On trouve de l’U238 et de l’U235 dans l’uranium naturel (et de l’U234). « Malheureusement » seul l’U235  est utilisable aujourd’hui et il n’est présent qu’à dose homéopathique. Les réserves sont estimées au regard d’un coût d’extraction. Par exemple, les ressources récupérables à moins de 130 $/kg d’uranium sont estimées à 5,3 millions de tonnes en 2011[1]. La quantité mondiale d’uranium naturel nécessaire pour produire de l’électricité en exploitant la fission de l’uranium 235 (réacteurs de 1ère à 3ème génération) est estimée à 65.900 tonnes en 2014. Les ressources à un coût d’extraction de moins de 130 $/kg d’uranium permettraient de soutenir cette consommation au rythme actuel durant un peu moins de 100 ans. Au-delà, l’exploitation devra se porter sur des ressources aux coûts d’extraction supérieurs (voire dans les millions de tonnes d’uranium contenus dans les phosphates à 150$/kg pour le coût d’extraction) et les quantités encore plus importantes contenues dans l’eau des océans (350$ le kg pour le coût d’extraction), toutefois dans d’infimes proportions. Mais si l’on se fixe sur un cours de 80$ le kg, les réserves sont estimées à environ 70 ans.

 

Comme on peut le voir dans le graphique ci-dessus, les cours étaient de l’ordre de 24 $ le kg fin 2017, ce qui indique combien la filière est en crise, et combien les ressources se « raréfient », car si le coût est supérieur à une vingtaine de dollars, on ne peut pas extraire. Pour surmonter ces limites on projette d’utiliser des ressources plus abondantes comme l’uranium 238, du plutonium, du deutérium, ou du lithium. On travaille sur d’autres techniques comme les surgénérateurs ou réacteurs à neutrons rapides et la fusion[2].

2  Les Réacteurs à Neutrons Rapides

Les réacteurs à neutrons rapides (RNR, 4ème génération) pourraient utiliser directement l’isotope U238 dit « fertile », qui est au moins 100 fois plus abondant que l’uranium 235. Dans cette hypothèse, la question des réserves d’uranium naturel ne se poserait plus dans les mêmes termes. En particulier, les RNR pourraient utiliser comme combustible, pendant des millénaires, les milliers de tonnes d’uranium « appauvri » en uranium 238 provenant des réacteurs de 1ère à 3ème génération, actuellement considérés et stockés comme des déchets. L’échéance de 2040/2050 évoquée pour le déploiement des réacteurs de quatrième génération n’est pas simplement dictée par les avancées de la R&D. Cette date est aussi et surtout celle à laquelle il est nécessaire de se tenir prêt compte tenu des enjeux énergétiques. Comme expliqué ci-dessus, l’uranium à haute teneur est en effet une ressource limitée.

En France il existe le projet ASTRID. Il s’agit d’une reprise du projet Superphénix qui a lamentablement échoué, comme au Japon (Monju), ou aux États-Unis (Clinch River). En cause des fuites, de sodium, d’argon ; ce surgénérateur mis en service en 1984 a été définitivement arrêté en 1997. Il n’aura réellement fonctionné que six mois et aura coûté 12 milliards d’euros[3]. En théorie les exploitants nous parlent d’une sûreté d'exploitation équivalente à celle d'un REP[4], en raison de la présence d'un circuit secondaire[5]. « Equivalent » signifie qu’un accident majeur est possible, autant qu’avec des REP. Par ailleurs, cette assertion ne tient pas compte des problèmes intrinsèques liés à l'utilisation du sodium. Quand on sait que la centrale de Malville contenait cinq tonnes de plutonium et 5.000 tonnes de sodium liquide, qui s'enflamme spontanément au contact de l'air quand il est très chaud, et explose au contact de l'eau en produisant de l'hydrogène, il y a de quoi s’inquiéter. D’ailleurs, dès 1976, un ingénieur d'EDF - J.-P. Pharabod, mettait en garde contre les conséquences d’un accident majeur survenant à Superphénix susceptible de tuer plus d’un million de personnes[6].

Donc, rien à attendre des RNR. Qu’en est-il des réacteurs au thorium ?

3 Réacteurs au Thorium

D’après http://www.sortirdunucleaire.org/Le-reacteur-au-thorium-une-nouvelle-impasse (Chantal Bourry).

Le thorium est l’autre métal « fertile » pouvant alimenter des réacteurs nucléaires à neutrons rapides (réacteurs à sels fondus : RSF). Ses réserves sont 3 à 4 plus abondantes dans l’écorce terrestre que celles d’uranium. Le thorium, ou thorium 232  est un métal lourd radioactif qui appartient à la même famille chimique (actinides) que l’uranium et le plutonium. Le thorium étant radioactif, il est dangereux. Sa période d’activité est très élevée (14 milliards d’années) et il émet des particules alpha de très courte distance. Il n’est donc pas dangereux du fait de son irradiation, mais par contre en cas d’inhalation, il serait « trois fois plus radiotoxique que le plutonium ». De plus, le thorium seul n’est pas un combustible, il doit être transformé en uranium 233 et pour cela être bombardé de neutrons, l’uranium 233 n’existant pas à l’état naturel. Il peut aussi servir à fabriquer des bombes. « Son utilisation dans nos réacteurs actuels (REP) est possible mais n’a pas d’intérêt. On resterait avec les déchets, les dangers et les coûts élevés de ce type de réacteur. De plus, la présence de l’uranium 232 et de ses descendants aux radiations très énergétiques, rendrait le combustible usé encore plus dangereux, et impossible à retraiter avec les procédés utilisés à La Hague. »

Le réacteur au Thorium génèrerait d’importants déchets radioactifs similaires en natures et quantités à ceux des réacteurs actuels, qu’il faudrait traiter, stocker, surveiller pendant des centaines d’années, voire des milliers d’années pour certains. Aujourd’hui l’intérêt des nucléocrates français est quasi nul, mais s’ils prenaient la décision en 2040, il ne pourrait pas être produit à l’échelle industrielle avant 2070, estime Daniel Heuer, directeur de recherche au CNRS. Donc, comme on peut le constater, pas de dépassement de ce côté là non plus. Qu’en est-il de la fusion nucléaire ?

4 La fusion

Avec la fusion, on entre vraiment dans le rêve de l’énergie quasi éternelle. « D’abord, à masse de "combustible" égale, la fusion libère trois à quatre fois plus d'énergie que la fission. Ensuite, le stock de "combustible" est beaucoup plus large : les océans contiennent naturellement une telle masse de deutérium (33 g/m3) qu'ils pourraient théoriquement satisfaire la consommation d'énergie actuelle de l'espèce humaine pendant cent millions d'années (le deutérium contenu dans 1 m3 d'eau peut potentiellement fournir autant d'énergie que la combustion de 700 t de pétrole) [7]. » Mais voilà, pour y parvenir, c’est une autre histoire. On en parle depuis les années 1950, et rien n’est prévu avant 2035[8] ou « au-delà des années 2050[9] ». La fusion, comme son nom l’indique, consiste à faire l’inverse de la fission, c’est à dire à rapprocher deux noyaux qui ont tendance naturellement à se repousser, et en l’occurrence des noyaux de deutérium et de tritium. Le deutérium est théoriquement disponible en grande quantité dans les océans. Quant au tritium, il est très rare dans la nature, et il a une durée de vie très courte de 12,3 ans, et surtout il est difficile à confiner, car ses atomes sont si petits qu’ils peuvent traverser l’acier. Il pourrait donc rapidement manquer, obligeant à le produire avec du lithium6 en ce qui concerne le projet ITER.

Il y aura toujours production de neutrons qui contamineront la structure du réacteur. Par ailleurs, « la maîtrise d’un processus contrôlé de fusion n’est pas encore démontrée et les technologies et matériaux adaptés à ces températures et pressions extrêmes ne sont pas encore disponibles pour une utilisation industrielle[10]. » On cite également d’autres difficultés à surmonter : le confinement magnétique qui doit être constant ; la gestion du tritium dans les filières en produisant et consommant ; les risques combinés de corrosion et radiolyse pour les solutions fonctionnant à température et/ou pression élevée ; le risque sismique et de tsunami. On cite également des limites financières : pour les recherches on parle de milliards d’euros sur plusieurs décennies, l’investissement dans ITER atteindrait maintenant 13 milliards d’euros contre 5 milliards prévus initialement. Par ailleurs, les coûts de production de l’énergie de fusion restent une inconnue tant que le procédé n’aura pas atteint une maturité scientifique et technologique.[11] Notons enfin les disruptions de plasma[12], phénomènes violents à l’origine « de trois  types  d'effets  néfastes. Les effets électromagnétiques, comprenant les courants induits, les courants de halo et les forces de  Laplace qui en résultent peuvent endommager l'enceinte à  vide du tokamak et endommager des éléments de structure. Les effets thermiques provoqués par la perte de l'énergie contenue dans le plasma sont susceptibles de provoquer des dégâts irréversibles sur les éléments de paroi en contact avec le plasma. Enfin, des faisceaux d'électrons  relativistes, accélérés pendant la disruption, peuvent perforer l'enceinte à vide. (…) Plus les machines seront puissantes, plus elles seront instables et plus ces phénomènes seront rapides, ingérables, violents et destructeurs. « Pour les tokamaks, je  n’en  vois  guère. Je pense que le projet ITER se soldera par une faillite complète, et peut être par l’incendie de l’appareil, cause d’une catastrophe écologique majeure, du style Seveso[13]. »

Quel que soit le bout par lequel on traite le sujet, on s’aperçoit qu’il n’existe pas de solution de rupture avec les techniques nucléaires employées aujourd’hui, on retrouvera toujours la question de l’accident celui des déchets et surtout la faisabilité devient de plus en plus inconcevable, comme les mésaventures du surgénérateur ont pu le montrer. Il n’existe qu’un rêve, c’est celui de la fusion, mais même ce rêve est entaché des tares de la fission : les déchets continueront d’exister (le tritium est radiotoxique malgré le déni des nucléocrates[14]), et surtout le risque d’accident existe, et peut-être même pourrait-il avoir des conséquences encore pires. Ce rêve existe depuis les années 1950 et même en rêve sa réalisation n’est pas prévue avant 2035, mais plutôt 2050, c’est à dire au moment où notre civilisation devrait commencer à être au plus mal. De plus, l’abondance énergétique n’apportera aucune réponse à l’explosion de la population, à la disparition de la biodiversité, à la destruction du climat très entamée en 2035, par exemple, entre autres legs de cette charmante civilisation industrielle…

Je terminerai par une citation de Olivier Rey dans son livre « Une question de taille », (éditons Stocks, 2014, p.43), qui faisant référence à Illich nous rappelle :

« Indépendamment même des dommages causés à la nature il existe, selon Illich, un seuil au-delà duquel la quantité d’énergie consommée se met à corrompre le milieu social et à le désintégrer. » Car la démocratie sous-entend que les écarts sociaux doivent respecter certaines limites et le monde environnant doit demeurer à la mesure de la personne humaine.

Jean-Luc Pasquinet, juillet 2018

 

[1] https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/reserves-d-uranium-naturel-dans-le-monde, on parle de RRA, ressources raisonnablement assurées.

[2] Juste par comparaison :  Pétrole, environ 53 ans de réserves prouvées ; gaz, environ 56 ans ; charbon, environ 109 ans.

[3] Source : rapport de la cour des comptes de 2012.

[4] REP : Réacteur à eau pressurisé. La plupart des réacteurs dans le monde aujourd’hui sont des REP.

[5] Le circuit secondaire est séparé du circuit primaire et en théorie ne tranporte pas de radioactivité vers les turbines. C’est une barrière à la radioactivité.

[6] Science et Vie (no 703, avril 1976).

[7] (https://fr.wikipedia.org/wiki/Fusion_nucl%C3%A9aire) 17 mai 2018

[8] idem wikipedia

[9] (https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/fusion-nucleaire, 5 juin 2013

[10] (https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/fusion-nucleaire) 5 juin 2013

[11] (https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/fusion-nucleaire

[12] La production du plasma, qui est considéré comme le 4ème état de la matière après les états liquide, solide et gazeux. Cet état ne se retrouve quasiment pas sur terre (éclairs et aurores boréales), et il faut le produire comme dans les écrans plats des téléviseurs ou les tubes à néons éclairants. On continue d’importer des conditions n’existant quasiment que dans l’univers, univers si hostile et contre lequel s’est constitué la biosphère.

[13] JP Petit Ancien directeur de recherche au CNRS Physicien des plasmas, spécialiste de MHD la Magnétohydrodynamique (MHD) est une science permettant de décrire la dynamique d’un plasma ou d’un fluide conducteur comportant un très grand nombre de particules

[14] LIvre blanc du tritium, ASN, mise à jour du 9/11/2016, voir aussi intervention de R. Desbordes en 2017 à Paris.