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L’image

de D. Boorstin, Ed. 10/18 1971 (traduction Marie-Jo Milcent).

Par Jean-Luc Pasquinet

 

D. Boorstin qui fut notamment bibliothécaire de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis de 1975 à 1987 s’attache à montrer les conséquences culturelles de ce qu’il appelle « la révolution graphique ».

La révolution graphique est « la capacité à l’homme à faire, à conserver, à transmettre et à diffuser des images précises- caractères d’imprimerie, représentation de personnages, de paysages et d’évènements, reproduction de la voix d’un homme ou d’une foule - cette capacité s’accroissant à un rythme fantastique ». p. 35

Cette « révolution de l'image », qui débute au début du XIXe siècle, a entraîné la nécessité de créer des « pseudo-évènements », la vacuité de nos vies, gouvernées par le spectacle, le divertissement et la marchandise.

Par exemple, le métier de journaliste n'est plus celui de la recherche de nouvelles, mais celui de la fabrication de nouvelles, de pseudo-événements, qui doivent alimenter des médias diffusant des informations de façon de plus en plus rapide pour assouvir la « soif de connaissance » des citoyens, de plus en plus alphabétisés et pressés de s'informer. Symptomatique de cette évolution : les interviews, qui ne font qu'exacerber des opinions et ne sont guère des événements. Les pseudo-événements empoisonnent l'expérience humaine à la source et conduisent à la valorisation de pseudo-qualification, donnent l'illusion de la toute-puissance, bien loin de la grandeur humaine. Daniel J. Boorstin montre en quoi le triomphe de l'image permet la valorisation de la célébrité, au détriment de la renommée et signe ainsi l’avènement de la masse au détriment du peuple. Nul besoin, avec les pseudo-événements, d'être renommé du fait d'actes héroïques ou grandioses, car n'importe qui peut être célèbre : il suffit de paraître dans l'actualité.

« Ce que vend le monde du spectacle, ce n’est pas un talent mais un nom » (p.248)

« Au départ, un individu destiné à devenir (une vedette) est moins choisi pour sa valeur intrinsèque que pour sa capacité à être « reconstruit ». Est-il un réceptacle assez bon pour ce que le public veut découvrir en lui ? Pour devenir vedette il faut laisser sa personnalité dominer son travail. Il est jugé sur celle-ci et non sur ce qu’il fait. » (p. 249)

« L’instrument qui lance l’homme célèbre et finit inévitablement par le détruire est le même : la publicité, l’ayant crée, l’anéantira. Les journaux le font apparaître et disparaître - sans l’assassiner, mais en le laissant périr d’inanition ou d’asphyxie. Personne n’est plus oublié que la célébrité de la génération précédente. » p.104

« Dans notre monde d’illusion et de semi-illusion, l’homme aux réelles qualités, que l’on pourrait admirer pour quelque chose de pluls solide que sa renommée, se trouve souvent être un héros méconnu : professeur, infirmière, mère de famille, agent de police intégre, travailleur acharné à un poste isolé et mal payé, sans gloire ni publicité.(…) leurs qualités à eux ne doivent rien aux tentatives que nous faisons pour remplir notre vide ». (p. 123)

Autre symptôme de la recréation d’une nouvelle relation à la réalité, ce sont les « revues de revues ».

Il prend aussi l’exemple du Reader Digest comme preuve de la dissolution des formes, le fait que « notre expérience en Amérique au XXème siècle se fait toujours plus « de seconde main ». Cette revue la plus lue aux Etats-Unis, ne se présente pas comme un « original » mais comme un « digest ». « L’ombre se vend mieux quela substance. » Cette revue résumait des oeuvres, il ne s’agissait plus d’un procédé « qui permet de mener le lecteur à un original qui puisse lui fournir ce qu’il veut réellement. C’est le digest qu’il veut; » (p. 201)

Il faut dire que le nombre de revues est passé de 3300 à 6000 aux Etats-Unis de 1885 à 1905. Comme il est devenu impossible de tout lire pour un seul individu, et notamment des revues qui se ressemblent presque toutes, c’est la raison pour laquelle sont apparues des « revues de revues » comme le Reader Digest.

Il en est des célébrités, des revues de revues comme des best-sellers, même si les best sellers ne sont pas forcément ceux qui se vendrent le plus, le public en exige comme tous « pseudo-évènements ».  (p. 245)

Du côté des artistes, le problème aujourd’hui est plus la non-représentativité (non-reproductibilité) que la représentativité  de leurs oeuvres à cause des moyens techniques. Le goût de l’original décline puisqu’il est devenu facile de reproduire. (p.251)

voici en conclusion les biais introduits par la révolution graphique :

  1. L’attrait de ce qui n’est ni vrai ni faux : comme dans la publicité où l’on fait des déclarations convaincantes qui ne sont ni vraies ni fausses. L’un des exemples les plus connus est l’emploi de superlatif « la meilleure bière du monde », sans préciser à laquelle on la compare. p. 313 et suiv.
  2. L’attrait de la prophétie qui se réalise elle-même : La révolution graphique a conféré aux publiciste le pouvoir sans précédent de rendre les choses vraies en affirmant qu’elles le sont. On utilise des témoignages de célébrités pour affirmer que tel produit est le meilleur
  3. L’attrait de ce qui est à demi compréhensible. Paradoxalement, le caractère demi compréhensible du jargon publicitaire rassure les clients qui « s’attend à ce que le progrès lui tourne un peu la tête. C’est parce qu’il ne comprend pas bien qu’il a l’impression qu’il y a progrès, innovation continue au point d’être dépassé. « L’obscurité même du langage publicitaire prouve que les industriels travaillent vraiment pour notre bénéfice, mettant au point de nouveaux procédés…Le client ne peut être entièrement satisfait dans ces conditions que s’il est en partie désorienté » (p. 326). La vérité est supplantée par «la vraisemblance ». (p. 329)

« On en arrive à ce paradoxe essentiel - que l’importance croissante des images et notre pouvoir sur le monde brouillent plutôt qu’ils ne précisent les contours de la réalité. » (p. 333)

La matière est remplacée par des images (p. 352 à 357).

Critiques :

Les critiques que l’on pourrait formuler à la thèse de Boorstin sont les suivantes.

1- il ne voit pas dans les conséquences de la « révolution graphique » un biais permettant à un vieux monde de survivre, un ensemble de moyens permettant au monde capitaliste arrivé en fin de vie de reprendre du poil de la bête. Il n’y voit qu’une défaut de notre civilisation. Les situationnistes vont étendre la critique de l’image au capitalisme avec le concept de « société du spectacle » qui intègre la « révolution graphique » en montrant que le « spectacle est la conservation de l’inconscient dans les changements pratiques de conditions de l’existence ». C’est à dire que les innovations techniques au lieu de permettre de créer une société post-capitaliste où l’on ne serait plus dominé par la nécessité ont permis à créer le vide et des pseudo-besoins permettant de maintenir la société de la valeur. La disparition de la réalité et son remplacement par l’image est devenu le moyen moderne pour imposer le monde de la marchandise.

2- Ce faisant, les situationnistes vont paradoxalement valoriser la technique au lieu de voir que dès le début la révolution industrielle contient la domestication et la mobilisation continue pour la marchandise et que ce n’est peut-être pas le travail qui est le plus aliénant, ni qu’il puisse être remplacé par les machines. Cependant, en critiquant les conséquences de la révolution graphique, l’importance de l’image et du renversement entre la réalité et sa représentation que cela a induit, les situationnistes ont mis le doigt sur des conséquences innatendues de la révolution industrielle : la fin de la possibilité de la révolution comme prise du pouvoir, par intégration de toute opposition radicale au système, puisque tout peut faire vendre surtout s’il est scandaleux, révolutionnaire, rebelle….

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