Le nouveau sacré

Ce n'est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique.
Ce n'est pas l'État qui nous asservit, c'est sa transfiguration sacrale.

Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, 1973
2ème édition, Les mille et une nuits, 2003, p. 316

La plus connue des citations d’Ellul est également la plus énigmatique. Comme nous l’avons vu lors de notre analyse comparée de l'intelligence « naturelle » et de l'intelligence artificielle, en effet, la plupart des choix de vie, qui sont prétendument réfléchis, reposent sur des motivations inconscientes. Et c’est quand ces motivations sont valorisées collectivement et à l’extrême que l’on peut dire qu’elles sont « sacralisées ». Or la thèse même de l’inconscient constitue le plus grand tabou de l’homme moderne, la chose la plus « refoulée » qui soit. Car cet homme là est intimement persuadé qu’il a atteint l’âge de raison avec les Lumières, et que, depuis, il ne sacralise plus rien. Parce qu'ils sont fantasmés et érigés en finalités, la Technique et l’État restent des objets indiscutables : plus personne, pratiquement, ne s'avise à les remettre en cause.

Or tant que la Technique et l’État restent fantasmés et qu’en même temps l’inconscient n’est pas reconnu comme instance créatrice de fantasmes, « le progrès » continue d’être assimilé à une avancée de la raison et non à ce qu’il est en réalité, une vulgaire croyance, quand bien même celle-ci est infiniment prégnante et quasi unanimement partagée sur la planète. Comment, dans ces conditions, les humains pourraient-ils faire preuve de lucidité ? Nul ne peut le dire mais force est de constater que tant que la thèse de l’inconscient ne peut servir de levier à la compréhension du système, il importe de chercher une autre entrée, plus pédagogique.

Nous la voyons dans l’histoire de l’art européen, dans la mesure où l’idéologie technicienne est née en Europe. Mais alors qu’Ellul situe son émergence au XVIIIe siècle en Grande- Bretagne et en France (en phase avec celle du capitalisme), nous en voyons les prémices au XVe siècle en Italie et dans les Flandres. Contrairement en effet à ce qui prévalait au Moyen-Age, quand, de façon anonyme, les artisans mettaient leurs œuvres au service d’une cause (le message biblique), la première Renaissance privilégie l’effet recherché sur le contenu (académisme) et en même temps - ce n'est pas un hasard - élève l'artiste au rang de démiurge et, par delà sa personne, survalorise l'ego et la volonté de puissance. Ainsi, bien avant que l’ensemble de la bourgeoisie des Lumières n’érige le travail en valeur, quelques artistes s’échinaient en virtuosité. Leurs œuvres témoignent aujourd’hui de l’extrême souci de prouver le savoir-faire (la technique !) au point qu'est éclipsée la cause qu'il était censé servir.

Notre démonstration devrait permettre de mettre en concordance ce qu'Ellul appelle "sacralisation de la technique" avec ce que Debord appelle "spectacle" et ce que Baudrillard appelle "simulacre".  

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