
Penser la technique aujourd'hui
FEUILLE TECHNOCRITIQUE
N° 014 d'octobre 2025
Pourquoi avons-nous honte de demander notre chemin ?
Il arrive souvent que, en voyage, hors de notre ville, nous nous sentions comme hors de nos vies, peut-être même hors de nous- mêmes.
Nous sortons de la gare, Nous ne savons pas où aller. Et que se passe-t-il alors ?
Il faut nous remettre dans l’ambiance, la mentalité des êtres humains de ce début de 21ème siècle : celles des individus. Des êtres humains réduits à l’individu. Or que fait l’individu cherchant son chemin aujourd’hui ?
Il panique. Il panique d’abord devant la situation d’inconnu et il panique devant l’idée même.
Ce n’est pas envisageable en ce monde. Rien n’est fait pour « cela ».
Tous les codes existent pour éviter « cela » et programmer absolument toutes les dimensions de la vie dans le moindre détail.
Il panique d’autant plus que tout le monde panique et que pour ne pas voir cet espace où est venu le doute, on veut l’effacer par la vitesse.
Double est la panique : l’inconnu et la pression. Aller vite. Le vide et la vitesse.
Voilà pourquoi les gares sont ce qu’elles sont.
Comment résoudre ce problème ? Car c’en est un et comme tout problème il a sa solution.
Par nos machines. Nous sommes au début du 21 siècle. Par la machine et de manière revendicative : il est absolument hors de question de demander son chemin à un habitant, à un indigène. On agit en conquérant en colon.
On suit l’algorithme qui nous montre la voie. On suit notre future progression sur l’écran froid. En mode abstrait. On ne regarde pas autour, ce qui n’est qu’un décor.
Mieux parfois, on prend le décor en photo pour ne pas le voir tel que : on le remodèle avec une appli, d’un coup d’œil, d'un doigt, d'un clic ; à la casse le bateau sur la mer qui doit rester vierge.
On ne perçoit pas l’endroit. On ne sent pas ses odeurs. On est efficace.
Demander à un humain ? Pour quoi faire ? Avoir la honte de ne pas savoir ? Impossible. On est au début du 21 siècle. Ou alors pire, passer pour touriste ? Non surtout pas. On veut bien consommer des pays « faire la Thaïlande » « faire le Venezuela », se balader de maisons en maisons comme on surfe sur un site virtuel. On veut bien prendre les sites en photo pour ne pas les voir, simplement pour attester de notre présence, appliquer à la réalité les filtres d’une appli d’une start up de la « siliconne » valley mais être un touriste humble qui demande son chemin à des autochtones ? Pourquoi s’infliger cela ?
Qui aujourd’hui serait prêt à suivre le Rav Nahman de Bratslav lorsqu’il écrivait au 18ème siècle « ne demande jamais ton chemin à celui qui le connaît, tu risquerais de ne pas t’égarer » ?
Serge E.
Rencontres 2025
les vendredi 5 décembre et samedi 6 décembre (matin)
La mégamachine : s’en sortir…
CICP, 21 ter rue Voltaire 75011
Rencontres de plusieurs types... sur rails
J'aime le train, et surtout les trains assez lents pour laisser l'imagination courir en paix sur les paysages et les horizons qui défilent -- ces trains qu'on appelle en France des TER. Mes errances de l'été m'en ont fait fréquenter plusieurs, m'offrant, de surcroît, quelques occasions de rencontres1.
L'une de ces rencontres, la plus belle et la plus improbable, s'est jouée dans une voiture à compartiments miraculeusement sauvée de la mise au rebut : en face de moi s'était volontairement installé un jeune voyageur qui s'est avéré curieux, chose rare, du vécu et des convictions de plus âgés que lui. Un vrai moment d'échange. Comme quoi, la vétusté du matériel roulant n'est pas qu'à déplorer.
Une autre, la plus prévisible a priori, s'est jouée... avec un contrôleur. Armé d'un revolver à lecture optique, celui-ci exigeait que je lui montrasse un QR code. C'est vrai, j'aurais dû pouvoir le faire, ayant acheté mon billet sur Internet (forcément, puisque la gare de départ avait été vidée, comme tant d'autres, de ses anciens guichetiers) ; mais, malchance, la batterie de mon ordinateur portable où il aurait dû apparaître s'était impudemment vidée. "Qu'à cela ne tienne, voici, monsieur, mon numéro de réservation, noté dans mon calepin." Mais, non, mon contrôleur n'avait pas les connexions nécessaires pour vérifier -- état de fait forcément légitime dans son cas, et surtout indiscutable. En revanche, il avait assez de pouvoir pour vouloir me coller une contravention, et même, devant mon refus de payer, pour prétendre voir mes papiers, voire me livrer aux forces de police. Mais nous arrivions à ma gare de destination. Le sens du ridicule fut-il plus fort que le sens du devoir imposé ? Le fait est qu'aucune poigne ne m'a empêchée de descendre et de poursuivre mon chemin.
C'est bien ce genre de rencontre, où l'on peut encore se dire que la numérisation promue pour neutraliser l'initiative humaine n'a pas définitivement gagné la partie, que les gestionnaires d'Ile-de-France Mobilités se sont efforcés de rendre improbable : fini le vieux billet en carton, qui, bien souvent mal imprimé au passage du tourniquet, laissait encore place à un moment d'échange verbal, plus ou moins civil selon les cas. Avec les contrôleurs à clics (que je ne "rencontre" plus que rangés en formation militaire à la correspondance RER-métro), impossible maintenant d'avoir droit à plus qu'aux rituels "bonjour madame" et "bonne journée". Pour un échange plus poussé, faites en sorte que le clic vous dénonce comme fraudeur.
Mais bon, le droit à la rencontre a déjà tellement reculé sur le rail francilien... Inutile de chercher un sourire ou un simple regard, tous les yeux ou presque sont plongés sur l'écran du smartphone -- à la recherche, qui sait, d'une rencontre sans contact ? Quand l'envie de découvrir des voisins de circonstance me titille encore, il ne me reste qu'à profiter de la proximité contrainte des heures de pointe pour leur voler un moment d'intimité par un regard de biais sur leurs écrans. Ou à écouter la moitié d'un échange téléphonique souvent houleux qu'un malheureux voyageur stressé fait partager malgré lui à qui veut bien l'entendre.
Nicole T.
1) La rencontre désignait au départ "l'action de combattre", puis un peu plus tard "une réplique, une réponse". Et si le sens a évolué en introduisant le hasard, reste que rencontrer c'est entrer en contact... ou en collision.