Penser la technique aujourd'hui

FEUILLE TECHNOCRITIQUE

N° 009 de mars 2025

Le show Vérité

Que ne dit-on pas au nom de la vérité : une vérité souvent portée par des personnes charismatiques ou des machines… en manque d’éthique. La vérité n’est pas une mince affaire : une vérité reçue sur laquelle on s’appuie pour avancer dans le temps, dans l’horizon des événements ; une vérité qui serait énoncée, crédible aux yeux et neurones des autres ; une vérité qui pourrait se partager sans leurrer le monde ?

Distinguons deux domaines où la « vérité » impacte : le social et la technoscience. Le premier correspond à celui de nos échanges entre humains :fausse vérité, post-vérité,…, qui manipulent et réforment notre comportement au quotidien ; on est dans un temps court et le mal est fait. Le second, où tôt ou tard de par les moyens d’« intelligence », le faux sera peut-être détecté et corrigé ; le temps serait l’allié de la vérité ; mais le souci de la technoscience, de par sa puissance de destruction, est que tard il est trop tard.

La vérité ne devrait pas sortir toute seule du chapeau en prenant des formes abracadabrantesques. Une vérité devrait être validée, vérifiée posément avec un œil critique, par nous-mêmes ou des tiers de confiance. On l’a toujours déformée par volonté, omission, confusion ou malicieusement. Mais depuis quelques années, on utilise de plus en plus une baguette devenue plate : une platitude qui à tout heure voit arriver de l’information, soit à notre demande, soit de façon impromptue adressée par des tiers à l’envie frénétique de nous toucher de la pointe (ou du clic). De plus en plus, cette vérité devient algorithmique, tendancieuse, calculée statistiquement à partir de nos passés mis en commun. La vérité peut-elle être uniquement statistique ?

Ce jeu de la « vérité ou non-vérité » est ouvert depuis toujours. Favorisé d’abord par l’envie de croire à quelques repères, à quelques certitudes, la vérité a pour fonction intime de nous auto-rassurer, à ne pas hésiter, voire à stabiliser nos pensées, nos actes. Mais énoncer n’est-il pas pour le héraut de se combler par le sentiment de la volonté de puissance ? Convaincre, montrer le chemin… quelle satisfaction ! A ce jeu de la vérité, on peut dire que l’on est maintenant dans l’ère du show, où le spectacle de l’information transmise est plus importante que sa teneur, son aboutissement. Déjà dans les agoras, les sophistes se faisaient fort par des artifices du langage d’obtenir la conviction des citoyens. Aujourd’hui, les médias traditionnels, les réseaux sociaux, remplacent ces arènes passées du langage. Un univers où se déversent des « vérités ».

Le numérique et son petit (l’IA) ont agrandi l’agora, où l’on ne ressent déjà plus l’influence humaine, où ne va plus circuler ou presque des propositions neuronales portées par des supports non biologiques. La dialectique passée est remplacée par l’image qui flashe et qui s’installe dans notre imaginaire, celle qui va rythmer nos pas et actes de chaque jour. Au début du 21ème siècle, chacun pouvait encore dire raisonnablement : je sais ce que je sais ; ce que je sais est infime et ce que je sais n’est pas obligatoirement « vérité éternelle ». Trier ce que l’on savait était à notre portée, pouvait se porter sur la balance des contradictions. Mais aujourd’hui le flow submerge et le tri devient un acte de bravoure, un acte militant pour la bonne cause, la survie de l’altérité face à la normalisation de nos actes.

Ch. L.

La techno-critique ne mène pas à l’ésotérisme
(et encore moins au sectarisme)

Il faut toujours se méfier des dichotomies. Ce n’est pas parce que l’on est critique de la Technique et de la désacralisation du monde qu’elle induit qu’il faille nécessairement mordre à l’hameçon des marchands de spiritualités de toutes sortes proliférant comme jamais. Certes, cela s’explique aisément, après le traumatisme collectif dû aux maltraitances diverses infligées par les autorités durant la covidémence. Il est légitime de chercher du sens dans un monde déboussolé, et, comme le disait Nietzsche, « n’importe quel sens vaut mieux que pas de sens du tout ». C’est en absolutisant cette sentence que des charlatans essaient de nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Et celles-là ne manquant pas, on reste ébahi face à l’imagination humaine ! Nous assistons au retour ou à la consolidation de plusieurs mouvances ésotériques et sectaires plus ou moins anciennes, qui parviennent à percer dans tous les milieux, y compris celui des gens critiques, ou « éveillés » refusant un rationalisme étroit et desséchant et/ou étant agacés par le scientisme arrogant abondant dans les médias dominants. Gardons la tête froide et sachons raison garder !

Alors qu’il est présenté par ses adeptes comme une manière aussi douce qu’efficace de sortir de l’aliénation, le spiritualisme est un auxiliaire du système capitaliste permettant de calmer provisoirement les psychés au bord du burn out. Cela et rien de plus, car pratiquer le yoga pour dépasser le capitalisme, qui peut y croire ? Celui-là a déjà acquis ses lettres de noblesse depuis longtemps et ne choque plus personne, contrairement à une nouvelle mode, le pranisme, que nous prendrons en exemple. Cesser complètement de manger et même de boire, s’alimenter exclusivement de « prana » — le souffle de vie, en sanskrit —, tout en poursuivant une existence « normale » est ce que ce mouvement sectaire propose d’atteindre, moyennant le franchissement de paliers progressifs, mais sans dépense financière excessive (pour une fois !). L’objectif est double : soulager les écosystèmes et rester soi-même en bonne santé en évitant l’empoisonnement par la malbouffe. Je faisais remarquer à une praniste, rencontrée récemment, que nonobstant sa discipline de vie les autres pollutions, comme celle de l’air (particules fines, micro-plastique, substances chimiques), la concernent, comme tout le monde. Elle répondit qu’elle, au moins, limite les dégâts en supprimant une des deux sources de problèmes… mouais ! L’affaire se corse avec le gourou français du pranisme, un certain Nicolas Pilartz, qui certifie, mais uniquement à ses adeptes, que le pranisme est le signe d’appartenance à une élite de l’humanité. Nous y voilà : eux contre nous. Nous, pauvres humains si proches de l’animalité qui devons manger pour vivre ! Mon esprit rationnel (mais pas rationaliste) m’empêche de croire en la possibilité du pranisme. Que l’on jeûne de temps en temps ou même régulièrement — je pratique personnellement le jeûne intermittent — pour rester en bonne santé ou guérir est un fait, mais que l’on puisse survivre sans aucun apport calorique me laisse très sceptique !

Si on éprouve un besoin de spiritualité, tournons-nous plutôt vers l’œuvre de Jacques Ellul, par exemple. Elle sera un antidote aux délires sectaires.

Bernard Legros