Penser la technique aujourd'hui
FEUILLE TECHNOCRITIQUE
N° 007 de janvier 2025
Technoféodalisme et technocritique
Le néologisme « techno-féodalisme » a été employé à propos de critique de l’économie numérique1. C’est peut-être en partie méconnaître ce que c’était que la société féodale telle qu’elle s’est développée aux Xe, XIe et XIIe siècles dans une Europe occidentale siège de violences et de guerres incessantes. L’état social nommé féodalité était fondé sur des relations de protection et de subordination personnelles physiques, d'individu à individu – donc tout le contraire des relations virtuelles et souvent anonymes du monde numérique actuel. Le lien vassalique était fondé sur un serment très physique entre deux personnes, se concluant par un baiser sur la bouche2. Le contrat était réciproque, donc à l’opposé d’une caractéristique du système actuel que rappelle l’économiste Cédric Durand : « Si les salariés ne peuvent compter sur aucune protection de la part de leur employeur, on n’attend pas davantage d’eux une quelconque loyauté, et chacun comprendra qu’ils voguent vers de nouveaux cieux à la première opportunité(1). »
Toujours selon Cédric Durand « Les grands services numériques sont des fiefs dont on ne s’échappe pas. Cette situation de dépendance des sujets subalternes vis-à-vis de la glèbe numérique est essentielle car elle détermine la capacité des dominants à capter le surplus économique. » En réalité, le lien vassalique était un lien librement consenti de fidélité militaire réservé à l’élite, le vassal étant un guerrier professionnel, chevalier entraîné et lourdement armé, rétribué par des cadeaux tels que chevaux, armes et vêtements et surtout par l’octroi d’un fief, une terre dont les paysans lui fournissaient redevances et corvées. Les fiefs étaient parfois de simples rentes (péages, etc.) et ne peuvent donc pas être assimilés à la glèbe (terre cultivée). Au premier âge féodal, les paysans et artisans recherchaient aussi la protection d’un seigneur : ils n’étaient pas attachés de force à un domaine comme les esclaves l’étaient dans l’Antiquité. La seigneurie était beaucoup plus ancienne que la société féodale et le régime seigneurial survécut longtemps à la féodalité(2).
Il est vrai qu’au cours du Moyen-Âge la situation respective des seigneurs, vassaux et paysans est progressivement devenue héréditaire pour beaucoup, ce qui a « cristallisé »(2) la noblesse et figé la condition des serfs (et serves) car ils ne pouvaient plus choisir leur seigneur. Or les « réseaux sociaux » privés ont été comparés à des seigneuries et il est notamment difficile de passer de l’un à l’autre ; mais ne nous reste-t-il pas la possibilité de choisir à quel « seigneur » obéir, et surtout de décider de ne pas (plus) participer à ces réseaux sous aucun prétexte même « militant » ?
De façon plus générale, le système informatique mondialisé est forcément centralisé et hiérarchisé, et, de fait, au-dessus des lois. Ne faut-il pas être bien naïf pour croire encore à l’alternumérisme ? Reste la dépendance bien réelle dans laquelle nous place la volonté d’une très petite minorité de gouvernants et de multimilliardaires, qui profitent aujourd’hui plus que jamais d’un capitalisme technologique boosté à l’informatique.
Françoise Boman
1. Cédric Durand. Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique. La découverte, 2023.
2. Marc Bloch. La société féodale. Albin Michel, 1968.
L’IA et la dégénérescence cognitive
Pallèlement, alors qu’avoir une « Intelligence Artificielle » est devenu tendance (pour gérer, être compétitif ou efficace), certains s’inquiètent depuis quelque temps du manque de données futures et du niveau de leur qualité pour alimenter la « machine ». Pourquoi ?
L’IA s’appuie sur les données aujourd’hui contenues dans des supports informatiques répartis et reliés par le NET. Des données souvent redondantes, parfois pertinentes, souvent futiles ou inutiles, fausses ou vraies. Des données que chacun a bien « voulu » consciemment, inconsciemment ou à notre insu, confier à ces supports de stockage. Des données qui augmentent, car de plus en plus « obligé » par adoration ou par contrainte, nous utilisons des outils nous reliant au réseau internet en vue de l’alimenter, voire de s’alimenter.
Nous sommes sources de cette masse de données dont l’IA, associé à des algorithmes et des réseaux de « neurones », se sert pour modéliser et synthétiser, et ayant pour but de nous servir d’avatar véloce. L’IA est devenue générative car à partir d’un questionnement et de quelques mots clés, elle va générer un contenu, une analyse en réponse ; et ces générations vont se rajouter à la masse de données d’origine « humaine ». Ces données accumulées sont autant du texte, des valeurs, que du son ou de l’image-vidéo, que de règles servant à action. Depuis quelques décennies, l’informatique, avec la programmation objet, manipule des données statiques et dynamiques (des procédures capables d’agir, de calculer…).
Mais examinons le « milieu cognitif », soit l’ensemble de nos connaissances contenues dans nos corps et dont une part alimente la machine IA. Au tout début, ce milieu cognitif se composait de « données » d’êtres qui avaient grandi « sainement » en utilisant la pleine capacité de leurs sens et de leurs cerveaux. Mais maintenant et demain ?
Avec des adultes dont les liens avec les autres ne sont plus dans le réel mais dans un halo numérique ; avec des enfants(1) au cerveau cristallisé et abruti par des images et sons venant d’une surface ! Avec un nombre de mots(2) compris par un élève qui diminue de plus en plus par manque de vraies interactions, un niveau moyen des mathématiques qui baisse, une sollicitation permanente, qui comme une drogue…
L’IA flouée : que peut-elle faire en tant que machine à générer et mandatée pour « remplacer les services offerts par nos cellules propres » ? Que va-t-elle « imaginer » à partir de cette masse de données qui gonfle comme la grenouille sans le boeuf en miroir ? Avec des données confiées qui ne sont déjà plus tout à fait réfléchies et qui le seront de moins en moins ? Des données générées formatant et sclérosant en retour pour partie nos êtres.
Comment espérer que nous ne sommes pas collectivement et profondément sur la voie de la dégénérescence cognitive ! (initiée il y a quelques décennies depuis la prolifération des écrans récréatifs). On peut aussi s’attendre à ce que l’IA ne devienne qu’un réchauffe-plat de données des temps « anciens ». Et par quel raisonnement ou espoir, certains espèrent que l’IA puisse formuler un nouveau E = mc2 ?
Qu’en sera-t-il aussi de notre IH(3) (ce mélange d’humanité des choses, d’altérité…) face à cet entonnoir à données qu’est l’IA ?
Ch. L.
1. https://technologos.fr/text/assises_2017/
2. Michel Desmurget. La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants. Seuil, 2019.
3. Intelligence Humaine.