Penser la technique aujourd'hui
FEUILLE TECHNOCRITIQUE
N° 006 de décembre 2024
Est-ce que les bus fonctionnent ?
Une collègue de travail m’a parlé il y a peu de ses difficultés de transports. Elle habite une maison ancienne dans un quartier un peu excentré de ville moyenne à une trentaine de kilomètres de Paris. Or, il y a une grève très suivie des conducteurs et conductrices de bus actuellement.
Les explications données par ma collègue sur le contexte me font penser que cette grève a un lien avec la critique de la technique, mais ce lien n’est pas ou peu explicité. Ce service de bus a rarement connu de difficultés jusqu’à un changement de gestion d’un niveau public local à une délégation de service public en faveur d’une entreprise privée opérant de manière plus vaste. Le passage du public au privé laisse bien sûr supposer une logique de profit dommageable aux conditions de travail comme à la qualité du service rendu. Mais on peut aussi penser ce changement d’échelle en lui-même comme problématique. Les lignes de bus ont en effet une longueur limitée par l’amplitude des déplacements quotidiens des habitants, qui excèdent rarement une heure.
Pourquoi changer une manière de faire satisfaisante, et adaptée ? On a tous en tête la raison d’optimisation, obtenir toujours plus avec toujours moins, qui épuise tant d’existences aujourd’hui. Mais il y a une autre rationalité, encore peu identifiée, qu’il est vraiment souhaitable de mettre en cause par la technocritique. Ma collègue m’a dit que, dans la même période, toutes les lignes de bus avaient changé de numéro, le 38 passant par exemple au 4276. Et pour quelle raison ? Dans toute la région Île-de-France, il y avait dix lignes 2, 7 lignes 3… etc., il a donc été décidé « d’harmoniser » ces désignations pour toute la région, en adoptant le code suivant : un numéro à deux chiffres pour Paris seulement, dont ainsi, évidemment, les lignes de bus actuelles restent identiques. Puis un numéro à trois chiffres pour la petite couronne, et quatre pour la grande couronne.
C’est d’une logique imparable. Vu de haut bien sûr, pour un voyageur fictif qu’un technocrate imaginerait se déplacer d’un bout à l’autre de la région en bus, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie… mais pas vu d’un habitant bien en chair, qui foule le sol de ses pieds chaque jour pour aller prendre son ou ses bus. On n’imagine pas changer les noms de rue car ils reviennent plusieurs fois dans différentes communes, si ? Plus les repères de notre existence sont traduits en éléments fonctionnels, plus ils sont manipulables et interchangeables. C’est une sourde violence qui est trop rarement dénoncée. Et qui va peut-être, sans doute, avec celle du profit érigé en valeur suprême.
Les techniques sont des modes d’organisation de la société qui induisent des manières de se comporter et d’interagir les uns avec les autres, à discuter donc, pas uniquement des infrastructures matérielles. Un objet tel que le bus, et l’organisation des transports collectifs dans laquelle il s’insère n’assurent pas seulement un ensemble de fonctions : déplacement, maitrise de coût, confort… etc. Ils sont aussi le résultat et le renforcement d’intérêts plus ou moins partagés ou négociés, et d’attachements sensibles. Les bus fonctionnent donc bien, mal ou pas du tout, mais ils ne font pas que cela.
Mathilde C.
ÉOLIENNES EN MER
ÉPISODE 2 - Éoliennes et « bénéfice de perception »
Mars 2022, Belle-Île-en-Mer, réunion de soi-disant concertation. Le préfet et ses invités technocrates nous annoncent deux projets totalisant une quarantaine d'éoliennes offshore à 20 km de la côte sauvage. Après la propagande sur l'alibi du CO2, après nous avoir expliqué l'impérieuse nécessité d'une électrification massive des transports, de l'industrie, bref de tout ce qui peut être électrifié dans le but de « sauver le climat », vient l'épineuse question du paysage. Les photomontages présentés sur écran géant censés représenter notre nouvelle réalité font quasiment disparaître les engins de 300 mètres de hauteur dans un brouillard, habituel en Bretagne nous explique-t-on. Puis, à la question d'un romantique impénitent qui s'inquiétait de ne plus pouvoir profiter des couchers de soleil que derrière une forêt de barreaux, le paysagiste-expert appointé par l'État apporte la réponse suivante : « vous aurez un bénéfice de perception ».
L'objectif est clair : nous faire accepter des paysages industriels, en modifiant notre perception de la réalité. Une difficulté majeure pour les technocrates réside néanmoins dans la beauté des paysages de Belle-Île. Dans le dossier d'appel d'offre de l'État, ces paysages, qu'ils s'apprêtent à saccager, sont même décrits comme « sublimes », lignes de fuite et horizons évocateurs de liberté, notions qu'il importe visiblement de détruire de toute urgence.
Pour ce faire le paysagiste mélange des notions incompatibles et dissonantes : la « perception », subjective, de l'ordre de l'intime, de l'affect et de l'émotion, et le « bénéfice », une valeur quantifiable décrivant une réalité « augmentée ». Devant un paysage sublime, l'expérience vécue relève de l'émerveillement ; un moment suspendu, une expérience de symbiose totale. Voilà ce qu'ils doivent neutraliser en niant le caractère intouchable de la beauté de la nature et en détruisant ce qui persiste en nous de sensible. En évoquant le « bénéfice », la nature devient donc objet, l'expérience vécue distanciation, cédant la place à une appréciation froide, normative et quantifiable. Une vision mathématique transformable en algorithmes pour photomontages et lunettes 3D, seuls désormais à même de nous faire appréhender le monde d'après. Le paysagiste expert a parlé : il sait et nous indique ce que nous allons percevoir et comment. Il est le manipulateur de notre pouvoir intime à ressentir par nous-même la beauté, de l'instinct qui nous y porte. La réalité de notre expérience vécue est présentée comme fausse dès lors qu'elle est susceptible de modifications.
Un groupe de paysagistes, dont notre expert fait partie, travaille d'ailleurs à la création des « Paysages post-pétrole », ceux des énergies "renouvelables". En 2015, le Ministère de l'Environnement et RTE* avec pour partenaires des entreprises impliquées dans ces nouvelles énergies, créent une « chaire » au sein de la prestigieuse École de Versailles qui a pour but, non plus seulement de nous faire accepter ces projets, mais de nous les faire désirer. Le titre d'une de leurs publications est évocateur : « Transition énergétique : vers des paysages désirables ». Nous imposer ces paysages industriels et coloniser les territoires ne suffit plus, il convient désormais d'agir sur nos désirs intimes de beauté pour tenter de les reconfigurer, de les rendre conformes et ainsi d’« investir les territoires intérieurs, où chacun pouvait encore prendre le maquis de sa solitude(1) ».
Isabelle Taitt
* Gestionnaire du réseau de transport d’électricité.
(1) Annie Lebrun. Ce qui n'a pas de prix. Beauté, laideur et politique. Fayard/Pluriel, 2021.