Penser la technique aujourd'hui
FEUILLE TECHNOCRITIQUE
N° 004 de octobre 2024
Novlangue de la Bombe
Le vocabulaire prisé par les scientifiques, ingénieurs, industriels et politiques partisans de la bombe atomique constitue un genre de novlangue évoquant le Newspeak, mot créé par George Orwell en 1948 : un langage imposé par un régime totalitaire dans l’objectif de déformer la réalité et d’influencer la pensée jusqu’à un total asservissement « consentant » de la population. « Novlangue » évoque la propagande et le mensonge d’État. Elle était un élément essentiel de la propagande nazie. Un exemple très actuel est la simplification de la langue qui accompagne la normalisation techno-scientifique de tous les domaines de nos vies, et prépare les esprits à l’accepter. Des pans entiers de nos habitudes de vie et de pensée cèdent la place à des néologismes (mots inventés) souvent empruntés au vocabulaire de l’informatique.
Les pro-nucléaires affectionnent plutôt les mots et expressions susceptibles d’atténuer voire de masquer les ravages effroyables que produit la radioactivité sur les humains et sur toute forme de vie animale et végétale. Le terme même de « bombe atomique », qui évoque les bombardements sur Hiroshima et sur Nagasaki en 1945 avec leur champignon gigantesque et la mort horrible de centaines de milliers de personnes, a été remplacé par « arme nucléaire » voire « tête nucléaire » sous le prétexte, avancé par les physiciens, que les réactions de fission et de fusion à la base des industries nucléaires se passent au niveau du noyau de l’atome. Dans le même esprit, on parle de « combustible » pour désigner ce qui n’est ni un morceau de charbon ni une bûche, mais un noyau atomique fissile capable de déclencher une réaction en chaîne ; on parle de « combustible usé » pour désigner les produits de fission qui sont autant de déchets hautement radioactifs, qu’il faut refroidir en permanence et qui resteront toxiques pendant des milliers d’années. La « divergence du réacteur » désigne la réaction nucléaire. Etc. Dans son ouvrage « Plutopia. Une histoire des premières villes atomiques » (paru en 2013, en 2024 pour la traduction française), l’historienne Kate Brown cite d’autres exemples, y compris en russe. « Liquidateurs » (des catastrophes nucléaires) et « décontaminateurs » méritent également de figurer au palmarès de la novlangue du nucléaire.
Aux euphémismes et au jargon s’ajoutent des mots destinés à magnifier la prouesse technique que constitue la mise au point de la Bombe, et à exprimer la fascination qu’elle suscite. Le tout souvent teinté d’infantilisme et de religiosité, en tout cas d’inconscience ou d’un cynisme absolu quant aux conséquences, comme chez Robert Oppenheimer, directeur scientifique du projet Manhattan. Il déclarait par exemple, au sujet de la mise au point de la bombe atomique, que c’était un programme technically sweet, techniquement délicieux (cité par Jorge Semprun dans Défense et illustration de la novlangue française). Dans un autre style, les Français ne craignent pas le ridicule en nommant « le Triomphant », « le Téméraire », « le Vigilant », « le Terrible », les sous-marins « lanceurs d’engins » (SNLE) (les « engins » sont des missiles) combinant la propulsion par des réacteurs nucléaires et une charge de missiles porteurs de têtes nucléaires. Trois de ces SNLE pourraient effacer de la carte du vivant un territoire grand comme la France.
Françoise Boman
Tout le monde a WhatsApp
Si vous avez un smartphone et que vous êtes dans la vie « active » ou retraité, il est très probable que vous ayez l’application WhatsApp installée dans votre appareil. Si vous êtes plus jeune, vous avez au moins un équivalent. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas, il s’agit d’une application permettant de créer des groupes de discussion par messagerie instantanée. C’est un réseau social numérique. Il permet, entre autres, de garder le « (non-)contact » avec ses amis, sa famille, en « partageant » des photos, des vidéos, d’appeler des amis à l’étranger via internet, d’organiser des évènements, comme des sorties, des anniversaires, mais aussi pour communiquer des informations importantes, comme une attaque terroriste à l’intérieur de votre établissement si celui-ci est une école. Cette application est devenue indispensable. Ne pas l’avoir, c’est s’exclure volontairement de la sociabilité. Mais aussi de la lutte sociale, car beaucoup de mouvements contestataires utilisent l’application appartenant à l’entreprise Méta de Mark Zuckerberg ou une application équivalente appartenant à une entreprise du même genre. Ces mouvements ont donc décidé que le meilleur moyen de communiquer pour lutter était de passer par une entreprise ultracapitaliste ou plutôt par le fleuron du capitalisme industriel, celui qui pousse en avant, celui qui veut accélérer. Accélérer pour accélérer. Il est indéniable que WhatsApp est un moyen efficace de s’organiser, peut-être le plus efficace dans certains cas. Qu’un parent n’ait pas l’application et il exclura ses enfants automatiquement des sorties entre camarades de classe, des goûters d’anniversaire, des rendez-vous pour le match de basket. Qu’un militant ne l’ait pas non plus et il sera exclu de l’organisation de la lutte. Un camarade syndiqué et qui n’est pas sur WhatsApp s’est vu récemment exclu de l’élaboration d’un compte rendu d’une réunion à laquelle il avait pourtant participé. La raison ? « L’efficacité ». Il n’en veut pas à ses camarades mais se pose des questions.
Nous communiquons de plus en plus par l’intermédiaire des ordinateurs et des ordiphones, mais pour l’instant nous pouvons encore faire sans, si nous le voulons et au prix d’un effort indéniable pour certaines tâches. Dans quelque temps nous aurons perdu ce savoir-faire de l’organisation par la parole, celle qui consiste à s’organiser sans technologie high-tech et que nous faisions sans nous en apercevoir, sans ressentir cela forcément comme un poids.
Toujours est-il que ne pas avoir ces applications est un choix compliqué, ce n’est donc presque pas un vrai choix, et la liberté dans ce cas-là est presque une illusion. Il est vrai aussi que personne n’a mis un pistolet sur la tempe à ces millions d’individus qui ont pris l’habitude de ces applications. Même pas un méchant capitaliste. Aucun anticapitaliste n’admettrait cela, s’il s’est mis sur cette « appli’ », c’est pour organiser la lutte. Une hypothèse que celles et ceux qui critiquent la technique avancent est celle du culte de l’efficacité. Nous vivons dans un imaginaire dans lequel il faut « performer », « être efficace », dans quel but ? Accélérer comme le disent les industriels, « faire avancer la lutte » disent les militants. Bon, l’argument utilisé par un individu lambda est plutôt qu’il doit « gagner du temps », que les choses soient « pratiques ». Et ça l’est. Les critiques de la technique ne remettent pas totalement en cause ce constat d’efficacité, ils disent que c’est cette obsession qui pose problème, qui pousse entre autres à un certain nombre de destructions matérielles et immatérielles (savoirs et savoir-faire) et qui maintenant s’insère dans la vie privée, la vie sociale, la vie des parents, des enfants, des familles. Méfions-nous donc de ce culte de l’efficacité et ne méprisons pas ceux qui décident de ne pas être efficaces surtout dans des domaines comme la vie sociale, où cela n’a pas trop de sens pour un humain doté de sensibilité (pour un industriel on se doute que…).
Adrien D.
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