Penser la technique aujourd'hui
FEUILLE TECHNOCRITIQUE
N°003 de septembre 2024
Technocritique des JO
L’ambiance à Paris dans les jours qui ont précédé la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques (JO) le 26 juillet 2024 était très particulière, dans le genre glaçant. Les Parisiens et Parisiennes qui le pouvaient avaient fui la capitale et l’affluence de touristes habituelle à cette période de l’année n’a pas eu lieu. Personne dans les rues hormis des militaires lourdement armés et des voitures de police toutes sirènes hurlantes. Les Arènes de Lutèce étaient transformées en salle de spectacle dans un va et vient laborieux de camions. Le vacarme était aggravé par des essais de sono et on a même vu (et entendu !) des hélicoptères patrouiller au-dessus. On savait qu’il y avait aussi des drones et des caméras de surveillance. Bien sûr, personne ne souhaitait un attentat et, à cet égard, la plus grande patience était exigée vis-à-vis des mesures sécuritaires extraordinaires qui ont précédé et accompagné ces JO dans un contexte mondial de guerres, de violence et de haine. On avait à l’esprit l’attentat de Munich contre des athlètes israéliens au cours des JO de 1972. On craignait un nouvel attentat de quelque bord qu’il parvienne, ou des représailles de la part de Poutine suite à l’interdiction faite aux athlètes de représenter la Russie. On savait aussi que les JO de Paris étaient les plus exposés de l’histoire moderne de ces jeux. Alors pourquoi cette angoisse, cette frénésie sécuritaire et technologique, ces nuisances, ces dépenses extravagantes (trois à cinq milliards d’euros d’argent public) imposées à une population qui n’en demandait pas tant ? En effet, il n’y a pas eu de référendum. Or, « dans presque toutes les villes qui avaient envisagé de candidater, des habitant.es se sont opposé.es à cette perspective » et le « non » aux JO l’a emporté notamment à Rome, à Hambourg, à Budapest.1 En France, beaucoup s’opposaient au méga-chantier qui a brutalement transformé le nord de la région parisienne au profit des promoteurs et au détriment des populations les plus précaires. Les jeux olympiques, sans la majuscule qui tend à faire de ces « jeux » un genre de grand-messe quasi-religieuse, font l’objet à la fois d’une ferveur attisée par la propagande et d’un rejet populaire massif. Ce rejet est au moins en partie motivé par la nature même de ces « jeux », certes une « fête » offerte aux masses, mais surtout une compétition à outrance entre des individus et entre des nations. Pire : ces jeux sont indissolublement liés à leur « créateur » Pierre de Coubertin, ouvertement raciste et sexiste, ainsi qu’au culte des corps tel qu’il a été pratiqué par les nazis notamment à l’occasion des JO à Berlin en 1936. Parler d’amour, de paix, de partage grâce aux JO participe à l’enfumage massif déjà évident avec le choix des sponsors, milliardaires du luxe et multinationales extrêmement polluantes. Les uns et les autres ont été puissamment soutenus, et sollicités, par celles et ceux qui nous gouvernent. Ces gens bénéficient en retour d’un gigantesque « greenwashing » publicitaire dans le monde entier. Tandis que les marchands d’armes prospèrent et alimentent les guerres, les massacres de centaines de milliers de personnes et les ravages sur la nature, dont les humains font partie.
Françoise Boman
1 Jade Lindgaard. Paris 2024. Une ville face à la violence olympique. Divergences, 2024.
Se distraire de son sourire
Une amie m’a raconté cette histoire. Sa fille qui a reçu un téléphone connecté à Noël, en gros pour ses treize ans, s’est vu diagnostiquer six caries lors d’une visite de contrôle dentaire en juillet. « Tu te rends compte, une carie par mois alors qu’elle n’en avait jamais eu auparavant ou presque… corrélation n’est pas causalité, certes mais enfin ! Plusieurs fois il a fallu lui rappeler de frotter ses dents alors qu’elle faisait défiler ses messages sur son écran, la brosse oubliée au coin de la bouche, ou traînant sur le canapé du salon pour ne pas aller au lit. Lui interdire l’usage du portable dans sa chambre n’a pas suffi : la perte d’attention, l’entrave à la concentration peuvent finalement arriver n’importe où, n’importe quand ! »
Dans les transports, les salles d’attente comme à la maison semble-t-il, un appareil nous donnerait l’illusion qu’une contrainte ennuyeuse, telle que se brosser les dents deux fois par jour, peut être évitée ou atténuée ? L’illusion repose sur une part de vérité, on peut heureusement se rendre certaines contraintes moins pénibles. Mais le piège que nous tend un dispositif formé pour nous distraire, tel que le smartphone, c’est de nous faire croire à cet absolu : même éviter un effort ne demanderait pas d’effort, dans un contexte où chaque instant de notre vie pourrait être distrayant ou indolore.
Cela ne m’évoque pas tant le fameux « demain on rase gratis », ou le repas gratuit qui n’existe pas selon les économistes orthodoxes, qu’un énième avatar d’aliénation volontaire. Celle de désirer uniquement des impulsions extérieures, de se faire mouvoir complètement, agir comme un véritable automate pour notre plus grand confort et bien-être. C’est l’image d‘une marionnette qui se fait un automassage.
Pourquoi sauvegarder l’attention, si c’est précisément l’inverse que nous attendons de ce type d’appareils ? Surtout, ne pas remarquer les soins à donner, l’attente à endurer, pour maintenir notre monde dans une forme la plus humaine possible. À travers cette absolue distraction que nous demandons à nos appareils se perd aussi le questionnement sur la forme de notre monde, et la recherche du sens de nos sourires. Mais il paraît que le prix des brosses à dents électriques connectées sera en baisse à Noël prochain.
Mathilde C.