Penser la technique aujourd'hui

FEUILLE TECHNOCRITIQUE

N°002 d'août 2024

Papier ou numérique : plus qu’un support, un monde différent

Internet n’est pas le même espace de libre expression que l’imprimé. Il y a des raisons historiques à cela.1 En technocritique, on énonce souvent que les macrosystèmes techniques entravent notre liberté, qui requiert une autonomie seulement possible à l’échelle humaine. Mais cette généralité ne différencie pas vraiment le journal, le livre de papier, eux aussi parvenus à nous grâce à de vastes chaînes logistiques organisées par les réseaux numériques, et le livre ou le journal numériques lus en ligne, commentés sur un fichier informatique, envoyés par courrier électronique à nos correspondants.

Les outils techniques mis au point et combinés à travers le réseau internet mondial sont intimement mêlés au politique. La tendance à y surveiller de fait, puis de manière plus ou moins légale, l’expression des individus, et à opacifier l’action des États a éloigné nos sociétés de leurs aspirations démocratiques. Les capacités d’installation de « plateformes » pour la captation, puis la centralisation, et l’interprétation du vaste flot de données extraites de la population sont toutes du côté des multinationales coopérant avec les États.

Dans l’imprimé, le contenu est filtré par de multiples intermédiaires et soumis à sanctions judiciaires a posteriori. Sur l’internet, largement ouvert aux contributions sans filtres, s’appliquent des sanctions immédiates, sans recours à un procès contradictoire, ni publicité de l’action répressive. Ce qui en ressort n’est pas seulement qu’internet est un réseau à la fois plus risqué et plus contrôlable pour le pouvoir, suivant le même mouvement

de balancier que d’autres moyens de communication. Internet a été développé en vue de faciliter l’expression horizontale, avec une prise en compte tardive d’un prévisible retour de bâton autoritaire, et en occultant ses soutiens militaires notamment.

Quelles limitations auraient pu être inscrites dans cet ensemble de techniques dès leur conception pour éviter qu’elles n’entraînent un tel surcroît de surveillance ? Quelle prise en compte d’un frein au développement technique, borné non seulement par la rareté des ressources naturelles, mais aussi par les soins à donner à notre milieu commun humanisé ? Construire et transmettre sa pensée demande en effet du temps et de nombreux intermédiaires qui ne sont pas tous sur le même plan, auteurs, professeurs, pairs plus ou moins avancés avec lesquels on discute et approfondit sa réflexion. Tout ceci est entravé par l’horizontalité à outrance, l’immédiateté et le déferlement de l’information numériques. De nombreux collectifs cherchent donc encore aujourd’hui à arrêter le rouleau compresseur du tout-numérique pour préserver notre libre expression.

Mathilde C.

Voir Félix Tréguer, Internet de quel droit ? dans Contre-histoire d’Internet. Du XVe siècle à nos jours. Agone, 2023
et
Anne-Sophie Simpere, Pierre Januel, Liberté d’expression que peut-on encore dire ? dans Comment l'État s'attaque à nos libertés. Tous surveillés et punis. Plon, 2022.

 

L’enfer des bombardements nucléaires : au profit de qui, de quoi ?

Le 6 août 1945, l’armée états-unienne larguait une bombe à l’uranium sur la ville d’Hiroshima au Japon. Le 9 août 1945, c’était une bombe au plutonium qui était larguée sur la ville de Nagasaki.

Le projet Manhattan avait été initié aux États-Unis pendant la deuxième guerre mondiale pour gagner de vitesse les nazis dans la mise au point de la bombe atomique. Les énormes moyens mis en oeuvre sous strict contrôle militaire ont abouti à la fabrication des deux types de bombes A. Très vite il a été décidé de les larguer respectivement sur deux villes japonaises.

La réussite (du point de vue états-unien) a été totale ; les morts, les souffrances et les ravages sur le vivant ont été immenses, du jamais vu dans l’histoire de l’humanité. En France comme ailleurs, cet « exploit » a été salué avec enthousiasme dans la presse sauf par Albert Camus (1913-1960), qui écrit le 8 août 1945 dans l’éditorial du journal Combat : « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. » L’exploit scientifique, technique, industriel s’accompagnait d’un infantilisme inquiétant : un militaire a baptisé le bombardier qui a lâché la bombe sur Hiroshima du nom de sa mère, Enola Gay, et la bombe elle-même a été baptisée Little boy. La bombe larguée sur Nagasaki, encore plus puissante que Little boy, a été baptisée Fat man.

Afin de se gagner l’opinion publique états-unienne et internationale, le président Harry S. Truman (1884-1972) a prétendu que les bombardements atomiques ont permis d’éviter un débarquement et d’épargner cinq cent mille vies américaines. On sait actuellement qu’il s’agit d’un mensonge d’État pour justifier ce qui est apparu comme un crime contre l’humanité.

En réalité, le Japon avait décidé de capituler avant le 6 août 1945 à condition que l’empereur garde son trône. Le gouvernement américain n’a pas donné suite à cette information et s’est hâté de tester la Bombe sur la population japonaise. De son côté, face à l’avancée soviétique en Mandchourie (alors sous contrôle japonais), le Japon a préféré paraître céder à la technologie américaine plutôt qu’à l’Armée rouge.

« La bombe atomique a fait capituler le Japon » est le premier des mythes qui ont permis le développement du nucléaire militaire puis civil.(1) En réalité, les deux bombardements ont servi aux États-Unis à tester in vivo l’efficacité des deux types de bombes et à donner aux Soviétiques, et au monde entier, une preuve éclatante de leur supériorité technologique.

Françoise Boman

(1) Wilson W. Armes nucléaires. Et si elles ne servaient à rien ? 5 mythes à déconstruire. GRIP, 2013.