FEUILLE TECHNOCRITIQUE
N°1 de juillet 2024
On habite tous à Oak Ridge
Dans son livre « Le monde comme projet Manhattan » (2017), Jean-Marc Royer décrit quelques-unes des villes secrètes américaines construites pour élaborer la première bombe atomique. L’une d’entre elles, Oak Ridge, surprend par son mode de gestion qui rappelle celui de notre monde actuel.
Dans cette ville la plupart des travailleurs ne connaissent pas la finalité tenue secrète de leur mission mais savent qu’ils travaillent pour une oeuvre importante. Quoi de plus motivant, pour les cadres du projet, que de faire partie d’une élite choisie pour une mission suprême. Néanmoins travailler sans connaître le sens véritable de son travail, ce que de nombreux travailleurs actuels disent ressentir, ne peut qu’à terme démotiver les troupes. Et en effet, à Oak Ridge la démotivation a progressivement gagné les rangs des travailleurs même les plus dévoués et si les limites de la ville n’avaient pas été gardées, nombreux sont ceux qui, comme aujourd’hui, auraient déserté.
La direction du projet a réagi très vite en lançant un grand programme sportif. Divertir par le sport en organisant des compétitions, voilà qui a relancé la machine et a permis d’accomplir la tâche qui incombait aux travailleurs d’Oak Ridge.
Que l’on repense au Covid et à ces épreuves sportives qui ont tout de même eu lieu pendant le confinement avec un public simulé par des applaudissements enregistrés ; ou bien à cette impérieuse nécessité d’organiser des grands évènements comme les jeux olympiques malgré la situation écologique ou géopolitique. Oak Ridge est le modèle contemporain de l’antique « du pain et des jeux », le prototype de la gestion de nos vies actuelles. Certes, le monde occidental n’a pas attendu le projet Manhattan pour devenir spectacle et les stades ont été les lieux de l’exaltation nazie et fasciste avant la deuxième guerre mondiale. Mais cette expérience montre que le divertissement de masse, sportif ou non, est une « peste émotionnelle(1) » indispensable pour empêcher la baisse de régime, l’arrêt voire, pire, la remise en question du monde tel qu’il va.
Il est évident que se poser des questions sur le sens de nos vies peut être douloureux voire négatif et notre société ne supporte guère le négatif, ni la remise en question. Notre monde peut s’accorder quelques ralentissements, quelques pauses, certes, mais il se doit d’avancer et même d’accélérer pour rattraper le temps perdu. D’ailleurs, ça y est, le secteur aérien est revenu au niveau d’avant Covid et va même sûrement le dépasser.
Détourner l’attention, divertir ne se limite pas au sport, le tourisme, par exemple, est aussi un moyen très efficace et il est à parier que si le numérique avait été disponible dans les années 40, les habitants d’Oak Ridge auraient eu droit, en plus des compétitions, à des abonnements gratuits pour des plateformes de streaming.
Adrien D.
(1). Concept créé par William Reich et utilisé par Jean-Marie Brohm et Marc Perelman pour qualifier le football dans leur ouvrage « Le football, une peste émotionnelle : la barbarie des stades ». Folio, 2006
Technocritique des guerres
Techniques et technologies ont été, et continuent d’être, développées d’abord et avant tout pour « mieux » faire la guerre. Les scientifiques et ingénieurs qui s’y emploient ne sont généralement pas des monstres sanguinaires déterminés à exterminer leurs contemporains de la façon la plus efficace voire la plus douloureuse possible. Simplement, ils ne se rendent pas bien compte (ou ne veulent rien savoir) des ravages, issus de leurs travaux, sur les humains, les animaux et l’ensemble du vivant. Leurs éventuels remords sont toujours trop tardifs pour y remédier.
À l’ère industrielle, la guerre aussi est devenue industrielle avec comme paroxysmes les abominations des camps d’extermination nazis et des bombardements atomiques étatsuniens sur les villes japonaises Hiroshima (6 juin 1945) et Nagasaki (9 juin 1945). Or on a bien souvent construit pour des scientifiques une image de génie romantique tout particulièrement dans le domaine de la physique nucléaire (Marie Curie, Einstein), en perdant de vue la réalité historique. Le 2 août 1939, la lettre du physicien Albert Einstein (1879-1955) au président des États-Unis Franklin D. Roosevelt (1882-1945) le pressait de devancer les nazis dans la recherche nucléaire. Roosevelt a réagi comme l’espérait Einstein. Il s’en est suivi le projet Manhattan, les bombardements atomiques sur Hiroshima et sur Nagasaki, plus de deux mille tirs nucléaires à titre d’essais, une prolifération inouïe d’armes nucléaires, le développement parallèle du nucléaire dit civil avec son cortège inévitable de catastrophes, d’incidents, de fuites, de rejets autorisés ou non, d’accumulation de matériaux et déchets radioactifs, le tout à l’origine d’une pollution radioactive (et chimique) planétaire sans précédent. Einstein, lorsqu'il apprit les bombardements sur Hiroshima et Nagasaki, aurait amèrement regretté sa lettre à Roosevelt. Trop tard.
Aujourd’hui, les technologies d’information et de communication telles qu’Internet, l’intelligence artificielle, la robotique, les véhicules autonomes, etc. sont d’abord et avant tout au service des guerres. Elles n’ont pas « remplacé » les armes de destruction massive que sont les armes nucléaires. Les unes et les autres se confortent dans des projets délirants comme par exemple des missiles (porteurs de charges nucléaires) qui se déplaceraient à des vitesses prodigieuses dans l’espace extra-atmosphérique.
Pour sortir de ce cauchemar, il est illusoire de se dire technocritique ou écologiste et, « en même temps », de défendre les industries nucléaires, d’armement, d’informatisation effrénée de nos sociétés. À l’exemple du dessinateur Cabu, « premier écolo de France » (Charlie Hebdo, hors-série, juin-août 2024), antimilitariste jusqu’à son assassinat lors de l’attentat islamiste contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, on peut choisir de rester fidèle à nos intuitions de jeunesse hostiles à l’industrialisation de nos vies, aux fauteurs de guerre, à l’institution militaire, aux violences policières, à toute forme d’embrigadement, d’emprise et de propagande.
Françoise Boman