Sur la critique de la technique
et la complexité de sa définition.
« Dans la société moderne, la vie évolue vers une situation dans laquelle le chauffage, la lumière, les moyens de transport, de communication et d’alimentation, auxquels s’ajoutent le fait de fournir des informations, des directives, de la coordination et la mise en application des lois, sont les attributions d’un service technique lointain, dont l’échec est synonyme de destruction ou, pire encore, d’une forme d’incertitude qui mêle une impuissance totale à une anxiété profonde. »
Karl Polanyi - chapitre 40 des « Essais de Karl Polanyi » éd. du Seuil, 2002
Dans ce texte nous partons du présupposé que l’évolution de la technique à notre époque est devenue problématique, toute tentative de définition de ce qu’elle est devenue est donc forcément critique.
La technique comme prolongement du corps
A l’origine la technique est quelque chose de noble qui est intimement liée à l’homme et à son corps[1]. L’homme à la différence des animaux ne nait pas spécialisé (avec ses ailes l’oiseau vole) il est en permanence immature et « disponible »[2], il a besoin de la technique. Alors pourquoi ce débat sur la technique ? En fait, c’est plutôt parce que nous avons l’impression de moins en moins l’incarner avec l’avènement de la société industrielle et surtout de la société dite de consommation dans laquelle nous vivons.
Cette affirmation pourrait nous encourager à distinguer la « technique » de la « technologie » ou « technoscience ». La technique serait un moyen permettant l’expression humaine, un savoir-faire, un art, et la technologie correspondrait à une autonomisation du discours « technologique », de telle sorte que l’homme est expulsé de son habitat naturel, de son être et doit être mobilisé en permanence et de plus en plus pour celle-ci.
Lorsque les « Luddites » se révoltent contre les machines au début du XIXème siècle, c’est plutôt parce qu’ils avaient le sentiment que la « technique » et le « savoir-faire » qu’ils possédaient étaient transférés vers des « techniques » qui non seulement domestiquaient les hommes, les abrutissaient, mais en plus servaient à créer des produits de moins bonne qualité qui détruisaient la société et la nature et modifiaient les modes de relations en inaugurant des modes de dominations massifiés.
Comme l’explique très bien Célia Izoard traductrice du livre de Kirkpatrick Sale « La révolte luddite » (Ed. L’échappée 2006, p. 8) : « c’est parce que les machines de l’usine sont essentiellement conçues pour faire d’eux leurs exécutants privés de pensée et de parole » qu’ils se révoltent, plutôt que par la crainte du chomage à cause des machines.
Il nous semble que c’est dans ce sens que Technologos doit se poser la question de la Technique. Plus précisément, comment la forme et la place prises par la « Technique » depuis la révolution industrielle ont-elles pu contribuer à asservir l’homme au lieu de lui permettre de s’épanouir. Néanmoins, il ne s’agirait pas tant de savoir si la « technique » libère ou asservit l’homme, mais plutôt de comprendre comment le discours « technologique » va s’émanciper avec la Révolution Industrielle alors que la « technique » et ses innovations étaient dominées par la société.
Avec la Révolution industrielle s’ouvre une nouvelle ère qui n’est pas qu’une transformation rapide des techniques, mais un changement culturel et idéologique radical. Désormais « tout doit s’effacer devant le développement des sciences et des technologies, moteurs de la nouvelle économie et érigée en nécessité de l’histoire. » (idem ci-dessus C. Izoard, p. 9).
En résumé la « technique » désigne un moyen, un savoir-faire, un art, il s’agit plutôt d’une définition positive et «humaniste » dans le sens où la technique permet à l’homme de transférer son être dans l’objet au service de la société.
On peut dire aussi que le monde de la « technique » n’est pas le même que le monde que nous désignerons par défaut comme celui de la « technologie » ou « techno-scientifique » (ou que Neil Postman appelle « technopoly »)[3]. L’avènement de ce monde a suscité de nombreuses critiques avec des définitions et des appellations différentes.
Différentes approches du sujet
On trouve une définition "non technicienne" de la technique chez Ellul, une défintion plutôt « spirituelle" : il parle de « sacralisation » de la technique et il se considère plus comme sujet d’une société technicienne que d’une société capitaliste. Le problème est qu' Ellul ne débat qu’avec les marxistes classiques dominés par une vision juridique du capitalisme consistant en une lutte des classes entre une bourgeoisie propriétaire des moyens de production et le prolétariat « qui n’a que ses enfants » (et c'est un débat dépassé), alors que les marxistes hétérodoxes ont - comme Ellul - une approche culturelle du capitalisme où le prolétariat n'est qu'un rouage d'une "machine" (d'une culture bourgeoise qui implique tout le monde) dominée par le travail abstrait et sans finalité[4] et la nécessité de l’innovation technique continue : "la bourgeoisie ne peut exister sans bouleverser constamment les moyens de production..." K. Marx Le manifeste communiste.[5]
Le travail et le temps abstraits à l’origine du productivisme
Plus que l’innovation, l’obligation (à cause de la concurrence) permanente de l’innovation « technique » pour réduire le coût moyen du travail et offrir plus de produits est au coeur de cette culture, qui reste dominée par la dictature du travail abstrait.
Celui-ci serait née dans les monastères (Lewis Mumford[6]), à partir de la notation des rythmes de la musique, puis de l'utilisation de l'horloge pour régler l'heure des prières, bientôt l’horloge sort du monastère et sert à compter les heures de travail. Nous nous trouvons avant la domestication des travailleurs qui ont vu leur « technique » entendue comme « savoir -faire » absorbée dans l’usine avec la division du travail et la disparition du "Saint Lundi », c’est à dire d’une relative liberté de ne pas travailler. Il existe donc bien un lien intime entre le temps, sa mesure, les innovations pour le mesurer, sa dictature et l’idée qu’il doit être de plus en plus abstrait et l’apparition de la Révolution industrielle et de la « technologie ».
La recherche de l’efficacité maximale
Ellul, Mumford, Marcuse, etc., ont finalement une définition non « technicienne » du phénomène « technique » à notre époque. En particulier ils insistent tous sur la recherche d’efficacité et sur l’organisation comme éléments importants de la définition de la technologie.
J. Kennet Galbraith , a remarqué dans Le nouvel état industriel : « Plus peut-être que les machines, les organisations massives et complexes sont la plus tangible manifestation d’une technique de pointe ».
L’enjeu c’est le triomphe du discours « technologique », avec des « propositions techniques » qui sont sanctifiées et excluent la possibilité d’autres techniques. Le discours « technologique » tend à fonctionner indépendamment du système qu’il sert. Il devient autonome, à la manière du robot qui n’obéit plus à son maître. Attention cette notion d’autonomie est critiquée[7].
La domestication de tout, le « coup de la panne », la disparition du « sauvage » ou du vivant ?
Avec Heidegger est évoqué l’arraisonnement du monde par la technique, qui débouche sur une domestication du parc humain et la disparition du «sauvage[8]» (et aujourd’hui on pense à la disparition de la biodiversité). On passe d'une ère du flux, où il est difficile de mobiliser en permanence les hommes et les ressources naturelles (vent, eau), à l'ère du stock où le principe dominant c'est la mobilisation en permanence des ressources naturelles et bientôt « humaines » grâce à l’utilisation de l’énergie fossile (charbon, pétrole) et fissile (uranium) . Le propre de l'Etre c'est de s’engager mais aussi de pouvoir se retirer (sic !), or avec la société technicienne il devient difficile de faire « un pas de côté », c’est à dire que, même si on le voulait il serait de plus en plus difficile de s’opposer à cette victoire de la technique, car justement la mobilisation qui est aussi une condition de l’opposition est constituante de celle-ci et surtout qu’elle domine tout, autre caractéristique de la technique à notre époque : il ne peut plus y avoir de panne, ni d’interruption.
Dans tous les cas, la technologie est ce qui domestique et fait perdre la capacité d'Etre et donc la liberté par rapport à la technique. Certes, la société techno-scientifique ou technologique (mais il s'agit d'un discours, alors que la société techno-scientifique désigne un "monde") permet l'hubris, une audace impertinente de briser toutes les limites. Par contre, elle m'empèche de me passer de la technique qui devient le moyen de résoudre tous les problèmes. Je ne peux plus me "retirer" de ce monde, puisque le monde est devenu technique.
La société techno-scientifique entraine-t-elle la fin de toute opposition à son système ?
Pour H. Marcuse auteur de « L’homme unidimensionnel » il s’agit d’une société « opérationnelle », où toute opposition dans l’entreprise -et la société- a été intégrée :
« La société s’est reproduite dans un ensemble de choses et de relations qui étaient de plus en plus techniques, y compris le fait qu’on a utilisé l’homme techniquement ; en d’autres mots, la lutte pour l’existence, l’exploitation de l’homme et de la nature sont devenues de plus en plus scientifiques et rationnelles. La double signification de la « rationalisation » doit être placée dans ce contexte. L’organisation scientifique, la division scientifique du travail augmentent énormément la productivité de l’entreprise économique, politique et culturelle et le résultat c’est : un standard de vie amélioré. En même temps et sur les mêmes principes, cette entreprise rationnelle a produit un état d’esprit, une forme de conduite qui justifient, qui expliquent même les aspects les plus destructifs et les plus oppressifs de cette entreprise. »[9] Autrement dit, alors que la pensée dialectique se structure autour de contradictions, l’esprit dans la société industrielle doit être positif, et c’est une conséquence de la forme et de la place pré-éminente de la « technique-machine » dans notre culture. La place prise par la science et la technique a supprimé toute opposition à l’intérieur de la société sur laquelle on aurait pu s’appuyer pour supprimer la société unidimenssionnelle et proposer une autre façon de vivre, puisque toute civilisation complexe comme la notre[10] s’effondrant un jour ou l’autre, il en sera de même de la notre. Les forces contraires ne peuvent plus venir que de l’extérieur de la société humaine : la géologie, la destruction de la biosphère par la disparition des ressources et accumulation des déchets, c’est à dire trop tard ?
Comment en sortir ? Autrement dit comment revenir à la technique à l’échelle humaine ?
P. Bihouix, distingue une « High tech » d’une « Low tech »La « High Tech » a une définition techno-centrée, alors que la « Soft Tech » renvoie plutôt à une définition non technicienne, centrée autour de la sobriété et concernant une société dominée par le sens de la mesure[11].
Surtout, aucune de ces visions précédemment citées (à part Bihouix), n’évoque la limite des ressources, la thermodynamique et la loi d'entropie, alors que la démesure fait aussi partie des caractéristiques de la forme prise par la technique à notre époque puisqu’elle ne peut pas penser ses propres limites.
Il faut dire que si refuser la société techno-scientifique ou technologique c’est s’opposer à la société industrielle et au capitalisme, il s’agit d’ une position tellement anticonformiste et tellement minoritaire qu’il est difficile de la soutenir frontalement sans passer pour un fou ou un marginal.
Plus que jamais on pourrait dire que la technique sous sa forme « technopoliste » s’oppose au biologique et au vivant qui est consubstantielle à la notion de limite, alors qu’au début ce n’était qu’un prolongement du corps humain. La technologie suppose une absence de limite.
Jean-Luc Pasquinet - avril 2019
Notes :
[1] Voir Ernst Kapp, Principes d’une philosophie de la technique, Ed. Vrin, 2007
[2] Voir Lerhoi-Gourhan
[3] Neil Postman, Technopoly, Ed. Vintage Books, 1993
[4]Dis simplement, l’idée est la suivante : autrefois, l’artisan produisait des chaîses, des tables, son travail avait une finalité, l’économie était encastrée dans la société »comme un phénomène total » (Marcel Mauss voir aussi E.D. Thompson sur « l’économie morale »). Les innovations techniques faisaient l’objet d’un examen par les guildes, et jusqu’au Moyen-Age pouvaient être interdites par l’Eglise. Dorénavant, l’économisme (autrement dit la règle anti sociale que la recherche de l’intérêt égoiste permet seul l’harmonie sociale) domine la société, la concurrence pousse à l’innovation continue afin de réduire le temps moyen de travail nécessaire pour la fabrication de chaque marchandise.
[5] Dans « Le Capital » Ed. Bibliothèque de la Pléiade, p. 164, 1972 et 1848 pour Le Manifeste communiste.
[6] Lewis Mumford, Technique et civilisation, Ed.du Seuil, 1950
[7]Arendt dit autre chose : que le problème des robots n’est pas de savoir s’ils ne marchaient plus ou s’ils prenaient le pouvoir. Mais qu’on ne veuille/puisse plus s’en passer parce qu’ils marcheraient tellement bien. Car alors nous aurions troqué notre liberté contre un confort . Note de Hervé Lemeur coordinateur de technologos en 2017.
[8] Le « sauvage » qu’est-ce ? Ce qui n’est pas domestiqué, ce qui est libre. A l’origine, « sylvestris », qui vivait dans la forêt. Au départ il s’agissait plutôt une définition « négative », avec le sens de « non civilisé », barbare, mais ici considéré dans son acception positive de non-domestiqué, non enfermé+
pour produire, comme celui ou celle ou ceux qui refusent la centralité donnée au travail et la domesticaiton engendrée par l’essor de la société techno-scientifique.
[9] H. Marcuse, L’homme unidimenssionnel, Ed. Les éditions de Minuit, p. 169, 1971 pour l’édition française et 1964 pour l’édition en langue anglaise
[10] Voir Olivier Rey, Une question de taille, Ed. Stock, 2014 en particulier à partir de la p. 159
[11] « c’est l’essence même de la technique : une limite n’est jamais rien d’autre que ce que l’on ne peut pas actuellement réaliser du point de vue technique ». idem, p. 215