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La raison graphique

De jacques Goody

Si l’on suit Neil Postman, il y aurait trois étapes dans la relation entre la technique et la culture, et en ce qui concerne les deux premières, une situation où la technique serait réduite à un simple outil dans une culture dominée par la morale et la religion et la seconde lorsqu’elle atteint un tel déferlement qu’elle entraine une séparation entre la morale et les valeurs intellectuelles comme la science par exemple.

D’après Jack Goody, l’invention de l’écriture a toujours été plus qu’un outil car il a entraîné dès le début la naissance d’une autre vision du monde, une autre raison, qu’il nomme « la raison graphique ».

En découvrant une évolution historique faite à partir des outils de communications, Goody s’oppose au relativisme culturel.

Pour Goody le relativisme culturel a des limites, on ne peut pas « traiter toutes les sociétés comme si les processus intellectuels qu’on y rencontre étaient essentiellement les mêmes »[1]. Ces derniers ont évolué, ils dépendent des variations des modes de communication qui sont aussi importantes que celles des modes de production. Dans son livre il a essayé de montrer « les changements de mode de communication dans le développement des structures et des processus cognitifs, dans l’accroissement du savoir et des capacités qu’ont les hommes à le stocker et à l’enrichir. »[2]

Il ne conteste pas l’affirmation de Levi Strauss qu’il n’y a aucune raison que l’humanité n’ait pas pu produire de tous temps et en tous lieux des esprits de l’envergure d’un Einstein, ou d’un Platon, cependant, il remarque que Levi-Strauss fait abstracton des facteurs specifiques comme la tradition intellectuelle, la base institutionnelle, le mode de communication qui sont à l’arrière plan de l’appartiion d’un Platon ou d’un Einstein.
Il critique des oppositions binaires propres aux anthropologues, comme chez Lévi-Strauss l’opposition entre une situation caractérisée par une absence de classement et la nécessité d’ordonner la nature dans la pensée dite « primitive », en oubliant qu’avec la naissance du langage, il y a déjà eu appartion de classement, et que sa dichotomie est donc fausse.
De même en ce qui concerne cette dichotomie entre une pensée magique qui caractérise la pensée primitive et la pensée scientifique, il remarque que Levi Strauss préfère opposer deux types de pensées scientifiques, celle du néolithique approximativement ajusté à la perception et à l’imagination, et une autre moderne et décalée.
Pour Goody, au contraire, il n’y a pas toujours eu de pensée scientifique, car elle n’avait pas les moyens de s’épanouir que lui a donné l’écriture.
Il critique aussi Durkheim et notamment quand il met l’accent davantage sur les aspects sociaux que sur les aspects individuels des activités intellectuelles. Il prend l’exemple du mythe que Durkheim considère comme un produit social : « le mythe étant avant tout un fait social, un énoncé culturel, la clé d’un code, une fenêtre ouverte sur la structure, un produit de l’esprit humain en tant que tel, le processus de sa création passe au second plan. »[3] 
Autrement dit, Goody leur reproche de ne pas accorder d’attention au processus de création individuelle, et c’est là qu’entre en jeu l’écriture.
Il rappelle l’importance de l’écriture dans l’essor de l’esprit critique : « grâce à l’écriture, l’intelligentsia pouvait mesurer l’écart entre le régime existant et les idéaux musulmans, ce qui contribua peut-être à amener certains de ses membres à la rébellion.[4] »
Avec l’écriture, le problème de la mémorisation cessa de dominer la vie intellectuelle, permettant à l’individu l’étude d’un texte statique et le libérant des entraves propres « aux conditions dynamiques de l’énonciation. »[5] En favorisant l’examen successif d’un ensemble de messages étalé sur une période plus longue, l’écriture favorisa à la fois l’esprit critique et l’art du commentaire d’une part, et d’autre part l’esprit d’orthodoxie et le respect du livre.
Grâce à l’écriture va pouvoir s’effectuer une accumulation du scepticisme. Dans une tradition orale, « les pensées sceptiques ne sont pas notées par écrit, ni transmises à travers le temps et l’espace ni mises à la disposition de chacun de manière qu’on puisse les méditer en privé et pas seulement les entendre en public. »[6]
Grâce à l’écriture vont pouvoir naître la logique et la philosophie : « les sociétés « traditionnelles » se distinguent non pas tant par le manque de pensée réflexive que par le manque d’outils appropriés à cet exercice de rumination constructive. »[7] Au commencement il y avait la parole et non le mot. L’écriture transforme cette situation en donnant aux gens la possiblité culturelle d’analyser, de fragmenter, de disséquer et de recomposer la parole, permettant à la réthorique formelle d’apparaître. Même si la formalisation existait avant l’écriture elle ne s’est vraiment développée qu’avec elle. La formalisation a permis une certaine abstraction, comme la notation du 1  plutôt que de dire « one » ou « un » et ainsi « c’est l’existence d’un système de notation très éloigné de la parole qui rend possible la pensée et les opérations mathématiques. »[8]
On retrouve l’importance de l’écriture dans le fait qu’elle a permis une meilleur visualisation des choses, comme par exemple dans les tableaux. Ils ont permis de mettre en ordre et de développer une pensée associative déjà présente avant l’invention de l’écriture, mais de façon plus restrictive.
L’écriture n’est pas seulement une technique d’enregistrement, il existe une grande différence entre le langage parlé et le langage écrit. L’écriture permet de stocker et donc de mieux mémoriser mais aussi de mieux visualiser ; le passage de l’auditif au visuel permet d’examiner autrement, de réarranger, de rectifier des phrases et même des mots isolés. Tableaux, formules, il existe aussi la liste.
« En résumé, la liste apparait comme une forme caractéristique des premiers usages de l’écriture ; l’importance prise par ces listes est l’effet en partie des besoins d’une économie et d’une organisation étatique complexes. »[9]

En conclusion l’écriture n’est pas un simple moyen d’enregistrement phonographique de la parole. Ce qui caractérise l’homme n’est pas tant le fait de recourrir à la pensée symbolique que de la communiquer, « d’opérer des transactions portant sur ces produits de la pensée symbolique. Et c’est précisément ce genre d’activité qu’encourage, que transforme et même transfigure l’écriture. »[10]
Autrement dit l’écriture donne une sorte de liberté d’expression par rapport à nos propres pensées. C’est donc un outil très particulier qui a produit la raison graphique et a permis la liberté intérieure dans les sociétés dominées par la morale, la religion et les Etats. Aujourd’hui nous sommes entrés dans une nouvelle étape avec l’apparition de l’informatique, et on ne sait pas encore ce qu’elle va entraîner comme transformations dans la façon de penser et ses conséquences sur la liberté, mais beaucoup d’inquiétudes s’expriment.

Notes

[1] Jack Goody La raison graphique aux Éditions de minuit, p. 85
[2] idem, p.86
[3] p. 68
[4] p. 81
[5] p. 87
[6] p. 96
[7] p. 97
[8] p. 213
[9] p.191
[10] p.263