Qu’est-ce que le « sacré transféré à la technique » ?

Une image ne prouve rien : on peut lui faire dire tout et son contraire. Mais elles peuvent servir à illustrer une démonstration, pour peu qu’elles soient accompagnées d’un commentaire approprié.

C’est ce que nous tentons de faire ici.

L’image de la pomme croquée est un symbole religieux. Le passage de la Bible où Eve mord le fruit est connu pour illustrer la tentation du Mal.

Or un célèbre fournisseur de matériel informatique a fait de cette image son logo. Et l’esthétique de ses magasins (ici celui de Central Park, à New York) est révélatrice : la transparence des murs sert à véhiculer la pureté du nouveau message religieux (Think different) … auquel, par masses, les individus se conforment.

Le technicisme ne connait aucune frontière et s’impose dans tous les régimes.

Alors que les employés d’Apple manifestent fièrement leur « culture d’entreprise », rares sont ceux qui savent pointer les caractéristiques de ce nouveau type de religiosité.

Pour maintenir leur audience, les religions traditionnelles s’accommodent du culte du progrès technique et même y participent.

On voit ici par exemple une cérémonie de bénédiction de téléphones portables par des membres du clergé catholique.

 

Alors que les Écritures recommandent de « ne pas se conformer au siècle » et de détruire les idoles, le chef de l’État du Vatican, comme tant d’autres, pratique l’imagerie narcissique et la vénération des high tech : « Internet est un don de Dieu » proclame t-il un jour.

Les religions sont sous la coupe du technicisme et ne peuvent rester vivaces que grâce à lui.

Elles établissent avec lui une sorte de concordat : elles conservent leur influence grâce à lui et, réciproquement, elles usent de leur autorité pour valider la sienne. Ainsi, tandis que le christianisme se résume à l’image qu’en donne le cinéma à sensation, l’islam fondamentaliste ne peut se développer sans internet.

Signe de la sacralisation de la technique, son autonomisation : dans les ministères, on ne dit même plus que les individus se connectent sur internet mais que ce sont leurs ordinateurs qui le font à leur place.

La politique, quant à elle, reprend les clichés des grands récits religieux. Noter ici la position christique (les bras en croix, les yeux tournés vers le ciel) d’un homme politique adulé par une foule dévote : « mon dieu, fasse qu’ils ne m’abandonnent pas ».

Ce qui autorise ce détournement, c’est la syntaxe numérique au premier plan (le hashtag, les mots collés entre eux…) qui, l’air de rien, rappelle que l’obédience n’est en rien divine : en prétendant que le numérique est une « révolution » et en s’en réclamant, le politicien tente de se faire passer pour un homme providentiel. Et il y parvient parfois..

Bien que la République française ait proclamé la séparation des Églises et de l’État en 1905, certains politiciens n’hésitent pas à faire du lobbying auprès des milieux confessionnels. Ainsi par exemple ici ces deux candidats à l’élection présidentielle.

Ainsi s’opère la transition entre le sacré ancien et le sacré nouveau.

Le technicisme joue de sales tours au personnel politique quand celui-ci ne le prend pas en compte.

A l’ère du selfie (et du narcissisme qu’il propage comme on transmet un virus), se lancer dans des élections sans en prendre la mesure (ne serait-ce qu’instinctivement), revient à regarder en arrière, ne se référer  qu’aux critères des siècles passés… quand la technique était encore « neutre ».

D’autres, au contraire, savent se faire élire en parlant la langue « populaire » des réseaux sociaux : en véhiculant des informations qui, pour autant qu’elles peuvent paraître incroyables à un homme sensé, leur permettent d'être crus, eux, du fait de la charge émotionnelle des images et des propos qu’ils charrient.

Ces réseaux sont également utilisés par des politiciens étrangers pour s’immiscer dans la politique interne de leurs rivaux.

Ainsi la technique officie t-elle le mariage de la bêtise et du calcul politicien.

Au sein du personnel politique, rares sont ceux qui font preuve de discernement et nombreux en revanche ceux qui témoignent d’une candeur confondante à l’égard du phénomène technicien.

Q
ui est prêt à reconnaître aujourd’hui que « le progrès technique » vide la politique de toute substance, la ridiculise, la réduit au statut de simple spectacle ?

Ce que, comme tant d’autres, le personnel politique s’imagine quand il croit au « progrès », c’est que la technique est neutre,  « ni bonne ni mauvaise », et que « tout dépend de l’usage qu’on en fait ».

Or elle est ambivalente : à la fois la source de tout un flot de commodités et l’origine  de l’aliénation au travail et de toutes sortes de nuisances écologiques.

Croire au progrès, c’est imaginer qu’il n’a qu’un coût économique et ignorer qu’il a aussi un coût social, écologique et culturel.

En rivant la technique à la notion de 
progrès et en ne prenant pas en compte son caractère ambivalent, une immense majorité d’humains entonnent à l’unisson  le couplet « on n’arrête pas le progrès ».

Et du fait même de cette inconscience, ils sont incapables d’arrêter un processus qui les précipite dans le mur.

« S’adapter » au nom de qui et de quoi ? Que signifie ce verbiage ?

Que signifie tout d’abord le mot « pollution » ? Pourquoi n’admet-on pas qu’il y a en réalité profanation et désacralisation de la nature et que cette désacralisation est le corollaire de la sacralisation de la technique ?

Et pourquoi n’admet-on pas que la technique est sacralisée du fait même qu’elle désacralise la nature ?

De même, pourquoi parle t-on d’addiction ou de dépendance au portable mais jamais de la sacralité de cet objet ?

Parce que les humains se disent modernes et qu’ils s’évertuent à croire qu’ils ne croient plus… mais savent.

Au final, plus ils s'imaginent posséder ces objets, plus en réalité ils sont possédés par eux, aliénés.

On ne cesse de nous répéter que nous vivons « l’ère de la révolution numérique ». Mais qu’est ce donc que cette révolution que l’on ne fait pas et à laquelle il faut à tout prix et sans cesse « s’adapter » ? Pourquoi dit-on qu’il faut vivre avec son temps et non pas, par exemple, qu’il faut bâtir son histoire ?

Pourquoi tant de films opposent-ils les humains aux robots sans que jamais ce fantasme ne soit analysé au grand jour ni que  « la force » dont ils font la propagande ne soit décryptée ?

Comment se fait-il que ceux qui veulent « changer le monde » s’en prennent encore au capitalisme alors que les chiffres d’affaire des GAFAM excèdent de beaucoup le PNB de bon nombre de nations et qu’à cela ils ne trouvent rien à y redire ?

Comment se fait-il qu’ils n’aient rien à dire non plus sur le transhumanisme et les technoprophètes selon qui il est à la fois prévisible et souhaitable que les humains soient un jour remplacés par des cyborgs ?

Que faudrait-il alors pour que les choses évoluent dans le bon sens ?

Commencer déjà par cesser de confondre « la technique » avec « les technologies » ou « le numérique, comme on l’a longtemps identifiée au machinisme.

La définir par contre comme « la recherche absolue de l’efficacité maximale en toutes choses par une majorité d’individus ».

Démontrer que le capitalisme ne serait rien ou bien peu de choses s’il n’était pas dopé par le technicisme.

Ne pas céder non plus à la dérive technophobe et, de manière générale, au manichéisme et au préchi-prêcha. Plutôt que de se chercher sans cesse des ennemis afin de se déresponsabiliser, commencer par « balayer devant sa porte ».

Ne pas en appeler à la citoyenneté et à l’éthique comme on en appelait autrefois à la morale. Cesser également d’objectiver la technique, par exemple en imaginant que les low tech pourraient constituer la réponse à la toute puissance des high tech ou en réduisant la cause écologiste à une simple affaire de transition.

Réaliser en revanche que ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré qui lui est transféré et veiller à redéfinir continuellement la notion de liberté.

L’introspection ne suffit pas, il faut encore percevoir les limites de la raison, interroger non seulement le sens de cet amour passionnel des écrans mais aussi le mythe de la modernité ainsi que cette croyance tenace que l’homme est « la mesure de toutes choses » : l’humanisme.

Corollairement, il importe de mettre la thèse de l’inconscient au cœur de nos préoccupations car il constitue la matrice de toutes les croyances ; et - dès lors que celles-ci ne sont pas reconnues comme telles - de toutes les aliénations.