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Ateliers d'été 2017

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Samedi 22 Juillet : Ecologie(s) et technocritique
Deux histoires devenues fatalement parallèles

Exposé de Roland de Miller (Gap)

Ecrivain, chercheur, libraire

Distinction de Roland en 4 grande familles qui se recouvrent plus ou moins:

Il évoque une histoire de la vision de la nature assez tragique avec une dégradation de la place de celle-ci. Au début on parlait de nature, puis d'environnement, ensuite de développement durable à la fin on ne parle plus que de biodiversité.

Il conclut par une synthèse : l'écopsychologie (interaction entre nature et esprit) et l'importance qu'il donne à la beauté. « cultiver le sentiment poétique et artistique de la beauté de la nature »

Pour Roland, il n'y a aucun espoir de sortir de la crise écologique sans la spiritualité (qui n'a rien à voir avec les religions de pouvoir).

Débat

Nécessité d'une histoire de la vision de la nature (ex au Japon, 17ème passage d'une nature sacrée à une nature qui devient objet)

Rôle des artistes peintres

Divergences de vue sur ce qu'est la nature (ce qui est déjà là avant l'homme, Descartes – De La Mettrie L'homme machine)

Dans sa conclusion; il dit qu'il se situe entre l'écologie institutionnelle et l'écologie radicale. Alors que l'écologie institutionnelle a participé à cette dégradation de la place de la nature. 

Simon Charbonneau

Dans son parcours, deux éléments fondamentaux : l'amour de la nature et une démarche intellectuelle à contre courant des 30 glorieuses, opposée au positivisme juridique.

Il évoque le fait que notre époque est très différente de celle d'Ellul et Charbonneau (père), pour 3 raisons (qui engendre un décalage) :

Il critique l'environnementalisme et met le doigt sur le refus de penser dans notre société actuelle.
L'environnement est une notion anthropocentrée, qui ne veut rien dire. La composante associative s'est emparée de notions utilisées par la technocratie.
Simon a proposé un nouveau concept : l'équilibre durable.

L'écologie institutionnelle contient une forme de déni. On invente des oxymores pour fuir nos contradictions. « trouver le juste milieu entre l'idéalisme infantile et le réalisme sénile ».

Débat

Problème non abordé par la COP21 : l'eau, la démographie, le transport aérien

Dimanche 23 juilllet : Développement durable versus décroissance
Deux utopies, un même manque de lucidité

Joël Decarsin

 Pourquoi, au delà de la sphère écologiste, la technique reste-elle un impensé en tant qu'idéologie ?

Joël nous explique comment au Moyen-Age la représentation, avec pour seul but la transmission du message biblique, fait place à une représentation du monde. Représenter le monde revient à s'approprier de façon symbolique la nature et le monde. On peut le faire, on le fait, et finalement peu importe le contenu. On peut y voir la préfiguration de l'approche expérimentale de la science par Bacon.

-Au départ, il n'y avait pas d'artistes mais des artisans qui travaillaient pour des confréries religieuses, et bientôt arrive la bourgeoisie qui commande des oeuvres à ces artistes. Ils sont reconnus par leur travail, ce qui donne de l'importance au travail, on valorise la maîtrise technique bien avant les machines.

Pour contrecarrer la puissance au coeur de la sacralisation de la technique, il faut développer une éthique de la non-puissance : je peux le faire, je ne le fais pas.

Voir notes de Joël Decarsin envoyée après les ateliers

Débat

Jean évoque Elysé Reclus et son projet de globe terrestre (à l'inverse des cartes qui accentuent l'idée de frontière)

Thierry ajoute qu'on n 'a pas parlé de la question des techniques de gouvernement, cite Lanza Del Vasto « faisons de notre vie une oeuvre d'art »

Hervé rappelle qu'il faut sans cesse démysthifier l'idée que la technique est neutre

Remarques de Mathilde: Ne pas donner de titre à son travail pour un artiste c'est faire plus oeuvre sensible que de représentation.

Jean-Luc Pasquinet

Envoyé après son exposé

Est-ce que la naissance du mouvement de la décroissance correspond à une victoire de la technocritique sur l'économicisme ? 

JLP se demande d’abord pourquoi la question se poserait-elle ? Il se réfère à la présentation des ateliers où l’on renvoie dos à dos l’écologie institutionnelle et l’écologie radicale, dans laquelle on range la décroissance, car «les techniques sont certes mises en débat (le nucléaire, les OGM, le pillage des ressources fossiles, les manipulations sur le génome... ) mais jamais pensées dans leur globalité.»
Il rappelle d’abord que la décroissance -au départ- n’était pas un concept, mais un slogan, un « mot-obus », c’est progressivement qu’on lui en a donné un sens en y voyant un « trajet », celui permettant de réduire l' empreinte écologique de chacun et la recherche de la simplicité volontaire.
En ce qui concerne JLP c’est pour sortir de l’entre-soi des mouvements conseillistes dans lesquels il militait qu’il a rejoint la décroissance pensant ainsi pouvoir contribuer à créer un mouvement de masse. Car, il ne faut pas seulement avoir raison, il faut pouvoir participer à la création d’un rapport de force, y compris pour ceux qui ne veulent pas prendre le pouvoir, mais « faire un pas de côté ». La décroissance est fondamentalement un mouvement collectif.
Puis il évoque deux fondateurs de la décroissance (parmi d’autres), Nicolas Georgescu-Roengen et Serge Latouche et rappelle que beaucoup de « précurseurs  de la décroissance » sont technocritiques : Ellul, Charbonneau, Mumford, Anders, etc….

NGR : c’est sans doute le premier économiste à avoir introduit la problématique écologique dans l’économie. Il critique l’économie dominée par des visions newtonienne oubliant le caractère irréversible et historique de l’activité économique, il applique les lois de la thermodynamie à l’économie, en rappelant que la Terre est un milieu fermé (si on la regarde à l’échelle humaine) et l’économie, un mouvement de perte irréversible. Pour contrecarrer ce mouvement de dissipation, pas d’autre solution que la sobriété et surtout pas de solutions techno-centrées. Qui parmi nous pourrait remettre en cause ces critiques de l’économie classique ?

SL : Il est connu par sa critique du développement, qui de « mal nécessaire » chez les marxistes orthodoxes, est devenu le « mal » tout court. Le développement est mauvais car il détruit un monde centré autour du collectif. Il a aussi écrit des ouvrages critiquant l’économisme et notamment l’idée libérale que la société ne se porte mieux que lorsqu’on laisse les égoismes s’exprimer.

JLP constate que nous ne sommes pas unis sur le sens d’une « critique globale de la technique » :
Est-ce la recherche d’efficacité à tout prix, la domestication, la nécessité d’être mobilisé en permanence et de plus en plus pour le système et à cause de la technique, la sacralité transférée dans la technique, son autonomisation, la séparation qu’elle a entrainé, ou bien le travail abstrait cher aux tenants de la critique de la valeur , le fait que l’Etat ne s’occupe plus du sens de la vie, mais uniquement de la survie de l’espèce laissant chaque individu le décider de lui-même ? Mais la question fondamentale c’est de savoir comment on fait pour combattre l’autonomie de la technique.

En conclusion JLP a voulu montrer que la décroissance n’a pas encore de projet très clair mais cependant elle a un corpus théorique plus de l’ordre de la technocritique que de l’économicisme et comme Technologos elle a des difficultés de s’accorder sur un « ennemi global » ; elle est aussi victime de la remontée de la « fausse conscience ».

Débat

Précisions sur la « fausse conscience » :
Ce terme a été utilisé pour expliquer la passivité, voire la « servitude volontaire » qui serait dominante à notre époque et évoquée par certains.

C’est un terme définissant les mentalités totalitaires, dominées par la spatialisation et la mathématisation du monde, oubliant l’histoire et la dialectique (voir J. Gabel : la fausse conscience).
C’est aujourd’hui la somme de la fabrique du mensonge, de la fausse science et le déni qu’une croissance infinie dans une terre limitée est impossible.
C’est le résultat d’une « contre-révolution technicienne » depuis les années 1980. Alors que dans les années 1960-1970 on avait assisté au développement d’une mentalité dialectique et critique à l’égard de la société industrielle avec Caroline Carlson, Ellul, Charbonneau, Marcuse, Illich, l’IS (de façon ambigue au début), etc….à la montée du mouvement antinucléaire, et à l’apparition d’un mouvement écologiste critique de la technique.
La réaction des multinationales et des Etats ne s’est pas faite attendre. Concommitament à la montée des techniques visant à séparer les individus, dès le début elle s’est organisée progressivement en constituant des lobbies, en embrigadant des « experts », etc…Leur réaction s’est faite par exemple autour du déni du danger des faibles doses, notamment dans l’industrie du tabac (tabagie passive), l’amiante, les pesticides, le bisphénol A, les perturbateurs endocriniens, les plastiques, et bien sûr le nucléaire.
Cette « sainte famille » a réussi à retarder la prise de mesures visant à interdire la tabagie passive, l’amiante, le bisphénol A, etc….où à s’opposer à l’interdiction de produits dangereux, la mise en cause de responsables. Tout cela dans un monde où la croisssance et la défense de l’emploi sont érigés en religions.
En parallèle les écologistes avec « le parti des Verts, unifié en 1984, tend à marginaliser la question des techniques et à en faire une source d’espoirs » (Jarrigue).

Notes complémentaires

Pourquoi les écologistes critiquent-ils "les technologies », mais ignorent-ils ce qu’est "la technique » ? 
par Joël Decarsin

La principale caractéristique des militants écologistes est de vouloir « protéger l’environnement », considéré comme menacé toujours plus par « les technologies » (les OGM, le nucléaire, les pesticides, le tout-bagnole, etc...). Celles-ci étant traitées séparément et en tant qu’objets, nul ne décèle derrière elles une quelconque idéologie. En cela le « plaidoyer contre la défense de l’environnement » de Jacques Ellul(1) n’a guère vieilli. On objectera ici que le modèle productiviste commence à être critiqué tandis que le concept de « décroissance » s’invite dans les débats. Certes, mais qu’observons-nous? Que ce prétendu mot-obus n’est qu’un pétard mouillé, une utopie : on y recourt sur le mode incantatoire et, malgré toutes les catastrophes (Fukushima, le dérèglement climatique, etc), rien ne change. L’humanité toute entière semble envoutée par quelque chose qui la dépasse, plus forte que le bon sens. Bien sûr qu’il faut décroître ! Et le rappeler est nécessaire. Mais comment le processus pourrait s’engranger tant que, collectivement, l’on ne saisit pas les raisons profondes pour lesquelles le modèle productiviste est vécu comme « allant de soi » et qu’il n’est pasdémystifié ? C’est pourquoi, un an après avoir publié son plaidoyer, Ellul a expliqué dans « Les nouveaux possédés »(2) comment « la » technique - plus largement que le seul appareil productif - est sacralisée. Hélas, quand ses arguments ont été lus, ils ont rarement été compris.

Pourquoi ? Du fait que les causes des catastrophes sont objectivées, projetées dans « les objets » techniques, et nullement recherchées dans les motivations inconscientes qui - en chacun de nous - sont à l’origine de l’existence de ces objets. Du coup, les responsables des catastrophes sont toujours localisés ailleurs, dans « le capitalisme » : chez le scientifique, qui conçoit ces objets sans réfléchir à l’usage qui en sera fait ; chez le patron, assoiffé de profit, qui les commercialise ; chez le chef d’état, qui légitime leur production au motif qu’elle crée des emplois. Tout cela n’est pas faux, bien sûr, mais dédouane singulièrement un quatrième personnage : le consommateur qui féti- chise ces objets. Car en extériorisant le problème sans le passer au crible de l’histoire des mentalités, lesécolos annihilent leur contestation. Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que la technique est une idéologie, qu’Ellul explicite en ces termes : « l’immense majorité de nos contemporains est absolument en quête d’efficacité maximale en toutes choses ». En raison du caractère absolu de cette quête, ils sont « possédés », aliénés, par la croyance que la technique peut les combler. Le problème est d’autant plus ardu que, à la différence de « l’adoration » qui est un processus focalisé, donc conscient, la sacralisation est un acte diffus et inconscient ; par conséquent difficilement identifiable.

Pour lever la difficulté, explique Ellul, il importe d’établir une sorte de « généalogie de l’idéologie », donc remonter loin dans le temps. Au moins au IIIe siècle, quand, sous Constantin, l’Église passe un marché avec l’État une sorte de pacte de non-agression et quand, ce faisant, elle trahit le message initial : s’en est alors fini de l’exhorte de Paul de Tarse aux Romains : « ne vous conformez pas au siècle présent ». Les dorures vaticanes réduisent en miettes la paille de la crèche et les biens matériels sont bénis. Non seulement on ne chasse plus les marchands du temple mais l’Église recrute ses souverains chez les banquiers (Léon X est un Médicis). La bourgeoisie commerçante a alors les coudées franches : elle est maîtresse du pouvoir temporel du seul fait que, face à celui-ci, le pouvoir de l’Église n’a plus de spirituel que le nom. Au XVIIIe siècle, les hébertistes célèbrent le culte de la déesse Raison car, parmi les prétendants à la divinité, le rationnel n’a plus de concurrent. De même, un siècle plus tard, Nietzsche n’a rien d’un héros quand il fanfaronne « Dieu et mort » : ce n’est pas lui qui l’a tué mais les soi-disant chrétiens. « Le christianisme est la pire trahison du Christ » résume Ellul, tant cette religion « consacre » le matérialisme marchand et technicien. Et quand, en 2014, le pape clamera qu’« internet est un don de Dieu », la messe sera dite.
Mais revenons au XVIIIe siècle. Le bourgeois, qui détenait le pouvoir économique, accède au pouvoir politique : le second lui permet de légitimer le premier, de sorte que le bourgeois peut faire croire au « peuple » qu’il « fait » la Révolution alors qu’il ne lui cède qu’un rôle de figurant(3). Que fait-il pour le lui faire croire ? Il affirme (et croit lui-même !) que « le but de la société est le bonheur commun »(4). Ainsi, en rien de temps, la quête du confort matériel devient la panacée. Et comme à la différence du salut, octroyé par la grâce, le confort ne s’obtient que dans la sueur, le travail estérigé en valeur et la société devient « industrielle »(5). Inconscient de ce qui se passe, « le peuple », comme toujours, exige du pain et des jeux et croit le premier homme politique qui lui en promet, c’est pourquoi, exactement comme autrefois il sacralisait l’Église, il sacralise l’État. Hélas, bientôt, celui-ci n’a cure de son travail car la machine et l’automation sont plus productives que les muscles : la société devient alors « technicienne » (et non « post- industrielle », terme qui ne dit rien d’autre que l’impuissance à conceptualiser ce qui se passe). La technique génère du chômage mais aussi plus de confort. Or l’attrait du second est plus vif que la crainte du premier, à tel point que les causes du premier sont refoulées et que le mot «décroissance» relève du langage martien. Pourquoi cesserait-on d’exiger « des emplois »(6) et « l’augmentation du pouvoir d’achat » ? Ah, le pouvoir !... Si seulement celui qui clame que « le pouvoir corrompt » daignait appliquer l’anathème à lui-même, on appellerait la corruption par son vrai nom : « aliénation ». Et on se donnerait l’occasion d’en finir avec... la sacralisation de la technique et de l’État.

Résumer en trente lignes, comme je viens de le faire, l’analyse élaborée par Ellul durant six décennies n’est pas la meilleure garantie pour en faire saisir la pertinence. A chaque fois que j’ai tenté de le faire, j’ai observé un réflexe de repli : le mot « sacré » fait littéralement repoussoir, c’est comme si mes interlocuteurs s’écriaient : « Ah non, ne me parle pas de religion ! » Je tiens la notion de « sacralisation de la technique » pour le tabou de la modernité. Aussi vais-je à présent tenter de l’aborder autrement, en argumentant non plus à partir de la thèse ellulienne ni même de concepts, mais sur le principe « si tu ne comprends pas, je te fais un dessin » : en convoquant les origines de « l’art moderne » et en les présentant comme un signe annonciateur de l’idéologie.

Au Moyen Age et dans toute l’Europe, les individus sont chrétiens. Non pas par conversion personnelle mais comme on peut dire aujourd’hui qu’on est athée : de naissance. Or comme la plupart ne savent ni lire ni écrire, l’Église utilise l’image comme moyen pédagogique. C’est un contre-sens que voir dans un vitrail, une fresque, un retable un moyen de décorer l’église. Ces images sont avant tout des documents (doceo = enseigner) : leur fonction est d’assister le prêtre dans ses prêches. Mais que nous enseignent-elles, à nous ?

Que si le Moyen-Age a longtemps été assimilé à une période sombre, c’est qu’entre le marbre de Praxitèle et celui de Michel-Ange, entre l’Antiquité et sa « re-naissance », on valorise d’autant moins le monde sensible que celui-ci est associé à la Chute : la Terre est l’endroit où Dieu a exilé Adam et Eve après le péché. Que l’on soit seigneur ou serf, les biens terrestres importent peu : certes, on fait des réserves pour l’hiver, mais on ne « capitalise » rien, la spéculation viendra plus tard. Une seule idée obsède les humains : le salut de l’âme. Raison pour laquelle, les images médiévales ne sont pas « réalistes ». Celui qui les produit n’entend pas être fidèle à « la réalité » mais à « la vérité », telle que la présentent les Écritures. S’effaçant derrière elle, il est serviteur et non créateur, un artisan anonyme et non un artiste qui, une fois « son » œuvre achevée, la signe pour la postérité et la gloire. La « vie spirituelle » étant bien plus considérée que le monde d’en bads, une image médiévale ne représente(7) rien, elle symbolise.

Mais voilà... Au fil du temps, a t-on dit, l’Église évolue. Elle a établi toutes sortes de pactes avec ce bas-monde et, sous l’influence du fils d’un riche marchand, François d’Assise, elle s’ouvre à la réalité sensible. Fortement marqué par la pensée franciscaine, au XIIIe siècle à Florence, le peintre Giotto est considéré comme l’un des initiateurs de la peinture moderne : derrière les personnages bibliques, il dresse un décor d’arbres et d’enrochements tandis qu’il utilise la technique du modelé pour traiter le drapé des vêtements. Certes, le sens des proportions reste déterminé par le contenu des images : si on se place d’un point de vue rationnel, les personnages sont trop grands par rapport au paysage (dans le vécu du peintre, Joseph est plus important qu’un arbre... donc plus grand que lui). Le sens de la tridimensionnalité est toutefois suffisamment marqué pour que l’on mesurer à quel point se prépare une « (re)naissance du réalisme ».

Pendant plus d’un siècle, l’art de Giotto a valeur de canon esthétique : on n’enregistre aucune novation particulière dans la façon de figurer le monde. Quand au XIVe siècle, l’activité commerciale s’intensifie en Europe avec la bénédiction papale, les Flandres et la Toscane figurent parmi les principaux foyers. Et c’est là, comme par hasard, que le réalisme pictural va véritablement surgir. Dans ma démonstration, je me contente- rai de souligner les enjeux de ce qui s’opère dans les écoles de Sienne et de Florence. Je me concentrerai tout d’abord sur deux œuvres très différentes mais réalisées aux alentours de 1340 par la même personne, le siennois Ambrogio Lorenzetti.

La première, intitulée Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement, est une fresque de 2 x 35 mètres couvrant les murs d’une pièce située dans le palais ducal de Sienne. Elle nous intéresse en tant qu’elle est l’une des toutes premières « peintures de paysage » de l’art occidental : le paysage en question (en partie urbain, en partie rural) n’y est plus en effet un simple décor mais le sujet même de l’œuvre, tandis que les personnages, assez nombreux, prennent en quelque sorte le statut de simples habitants. L’ensemble est truffé d’allégories qui rendent l’interprétation complexe. Retenons essentiellement qu’on a affaire ici à une œuvre laïque, s’écartant donc de tout ce qui s’est effectué durant les siècles précédents. Comme son nom l’indique, elle a une fonction politique (de fait, elle répond à une commande du conseil des gouverneurs de la ville). Et, dans la mesure où, de façon manichéenne, elle prescrit comment il faut diri- ger la cité et ce qu’en revanche il faut éviter, elle peut être reçue comme un message de propagande. Notons surtout que si certains édifices de la ville (tels le palais et la place du Campo) ne sont pas visibles, d’autres (dont la cathédrale) le sont. Bien plus que Giotto, donc, le peintre est animé par un souci d’exprimer la vraisemblance de l’existence : le transcendant, pourrait-on dire, s’efface derrière l’immanent(8).

Si l’on se souvient que la nature, jusqu’alors, était assimilée au lieu d’exil d’Adam et Eve, donc au sentiment de culpabilité consécutif au péché, cette fresque symbolise un renversement radical : la peur, née du sentiment de la faute, y est « conjurée » (9). Mais la clôture de la peur médiévale va coïncider avec l’émergence d’un autre excès, propre celui-ci à la modernité : l’instinct de puissance sur la nature, disons plutôt la volonté de se l’approprier. Or c’est dans le fait même de représenter (cette fois, lâchons le mot !) les territoires à gouverner que Lorenzetti verse dans la propagande. A cetégard, et toute proportion gardée, la motivation des gouverneurs de Sienne, ici « à l’œuvre », est comparable à celle des hommes de Lascaux lorsqu’ils peignent un animal : en utilisant la techniquepicturale pour le figurer, et en sachant qu’aucun animal n’est capable d’en faire autant, ils se dopent, acquièrent un sentiment de supériorité qu’ils ressentent comme vital quand vient ensuite le moment de chasser l’animal réel. Dans les deux cas, l’art joue en quelque sorte une fonction propitiatoire. Image = magie.

Pour tenter de le démontrer, je vais à présent m’appuyer sur une autre œuvre de Lorenzetti, réalisée cinq ans après les fresques du palais ducal (et quatre ans avant la mort du peintre), qui reprend l’un des thèmes de l’art chrétien les plus traités, celui de l’Annonciation.

Sur un panneau de bois au format on ne peut plus conventionnel (1,27m x 1,20m) est en effet repris le récit le plus mystérieux qu’ait sans doute jamais produit l’Occident : envoyé par Dieu, un ange annonce à une femme que, tout en restant vierge, elle va enfanter et que, grâce à elle, Dieu va s’incarner.

La principale originalité de l’œuvre tient à la façon dont le peintre traite le dallage : il fait converger en un point unique (dit « point de fuite ») les lignes perpendiculaires au plan de base. Les historiens s’accordent à recon- naître que ce procédé est ici utilisé pour la première fois et que sa signification est considérable(10).

Contentons-nous de souligner ici que, pour mettre en scène deux personnages aussi opposés qu’un être imaginaire et une femme censée avoir réellement existé, le peintre recourt à deux moyens distincts de figurer l’espace dans lequel ils s’insèrent. Le fond est traité de façon homogène, par la feuille d’or qui, durant des siècles, a fait le succès de l’art byzantin puis du style gothique international. L’or, métal précieux par excellence, symbolise le divin. Rien qu’en le regardant, un spectateur contemporain et non averti est tenté de penser que ce tableau a été réalisé avant les fresques ou bien, si on lui précise que ce n‘est pas le cas, qu’il constitue par rapport à elles une régression au plan technique. Or la preuve que le peintre ne l’éprouve pas ainsi, c’est justement la fa-çon dont il traite le dallage et qui, elle en revanche, est révolutionnaire tant elle n’a plus rien d’empirique mais repose sur une méthode, précisément celle du point de fuite.

Il faut bien saisir ce que signifie le traçage de ce point avant même que les personna- ges ne viennent peupler le tableau. Ce point, c’est l’infini ! Tout ce que l’on voudrait représenter qui s’en approcherait de très près devrait obligatoirement être dessiné de façon « infiniment petite ». Si on l’oublie, on ne saisit rien de la signification profonde de l’art dit « réaliste » qui, depuis l’invention du point de fuite, va se développer au siècle suivant ni de l’impact qu’il exerce encore aujourd’hui. Avançons donc dans le temps.

En 1424, dans une chapelle d’une église de Florence, le peintre Masaccio (âgé alors de 23 ans et qui mourra six ans plus tard) opère une nouvelle « révolution picturale ». Elle sera plus décisive encore que celle de Lorenzetti car ses principes ne seront pour ainsi dire jamais remis en question pendant près de cinq siècles. A quoi tient-elle ? Au fait que l’artiste (utilisons ce terme, maintenant que nous quittons l’ère médiévale pour les temps modernes) applique la technique du point de fuite à la totalité de l’image et, ce faisant, met un terme à la fameuse contradiction dont j’ai souligné l’importance dans L’Annonciation : la distinction entre vérité et réalité n’est plus perceptible. La signification est lourde mais nullement préoccupante dans l’immédiat, oserais-je dire. Car quand on fait de l’incarnation de Dieu profession de foi, il est normal que l’on aspire à traiter l’espace divin et l‘espace humain sur le même registre. Encore faut-il que cette équivalence soit comprise de façon symbolique et non littérale. Or, on va le voir, le risque de syncrétisme entre « le spirituel » et « le rationnel » est réel.

Dans Le paiement du Tribut (ci-dessus), l’espace est unifié : les personnages ne sont plus « devant » le paysage mais « dedans ». Le temps, lui aussi, est unifié : Masaccio rassemble trois épisodes d’une seule histoire, l‘apôtre Pierre jouant le rôle principal : une première fois, au centre, discutant avec le Christ ; une deuxième fois, à gauche (plus petit, car plus éloigné) récupérant une pièce de monnaie dans la gueule d’un poisson ; une troisième fois, à droite, remettant cette pièce au percepteur d’impôt. Trois en un, rien de plus chrétien qu’un tel procédé. Remarquons surtout la forme aplatie des nuages : le peintre soumet le ciel aux mêmes règles que celles auxquelles Lorenzetti avait soumis le sol.

Le problème (...car il y en a bien un) ne se pose pas encore, il va surgir à peine une décennie après l‘invention du point de fuite, quand celui-ci va être érigé en absolu, en académisme, et que le «modèle italien » (pour reprendre la formule de l’historien Fernand Braudel) va commencer à s’exporter dans le monde entier ; quand se ré- pand ce que l’on nomme (trop poliment pour être intellectuellement honnête) l’humanisme mais que, si l’on veut faire exercice de probité, il faut bien appeler l’anthropocentrisme.

A peine Masaccio est-il mort que ce qu’il s’était fixé comme moyen est érigé en finalité. Après lui, les artistes vont, sans relâche, utiliser la perspective comme démonstration d’une prouesse technique, donc un moyen d’auto-célèbration de « l’homme moderne » (en illustration : l’une des fresques de « L’histoire de la vie de Saint Augustin » peintes par Benozzo Gozzoli vers 1465). Peu importe désormais ce qui est figuré, la naissance du Christ ou celle de Vénus... cela n’a plus aucune importance, tout se vaut ! Près de cinq siècles avant McLuhan, « le message, c’est le médium ». L’essentiel tient en effet dans le brio de l’exécution, et dans la capacité d’innover, pour utiliser un vocable cher à nos contemporains. Tel est ce qui fait la renommée de l’artiste et de ses commandi- taires. L’académisme de la Renaissance n’est jamais que « l’annonciation » des effets spéciaux des blockbusters étatsuniens. L’effet ne prime pas la cause, il la dissout.

Je clos ce long détour par l’histoire de l’art et reviens au sujet pour tenter d’expliquer ce qu’Ellul signifie quand il dit : « ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique ». On vient de voir que ce qui se met en place avec l’académisme de la Renaissance n’à rien à voir avec « les technologies » et que, les choses se passant à une échelle encore assez confidentielle, il est trop tôt alors pour parler d’idéologie technicienne. Mais on peut dire que se dessine (c’est le cas de le dire) la conception du monde qui lui servira plus tard de socle et qui se caractérise par un changement de statut de la technique : ce que l’on considérait jusqu’alors comme « un moyen utilisé en vue de parvenir à une fin » apparaît comme une finalité. En fait, les choses sont plus subtiles car toutes les activités humaines ont un but, même « l’art pour l’art » en a un mais il est secret, c’est la célébration de soi-même. La sacralisation de la technique constitue une idéologie difficile à déceler du fait qu’elle poursuit un but inavoué car inavouable : l’instauration d’un narcissisme collectif. Le moteur à vapeur, l’électricité ou l’informatique ne sont nullement les premières étapes de cette idéologie, ils en sont les premières manifestations, les premières conséquences.

A la grande différence des idéologies du XXe siècle, les fameux «-ismes », l’idéologie technicienne ne s’évalue pas à ce qu’elle propage mais de ce qu’elle cache, refoule. On ne peut pas la qualifier de technicisme, comme on parlait de scientisme au début du XXe siècle pour désigner la conception du monde selon laquelle les sciences primeraient sur les mythes et les religions pour interpréter le monde. Et c’est s’exposer au procès en technophobie que de parler de « tyrannie technologique ». L’idéologie technicienne est une idéologie subliminale : on ne peut en saisir l’essence qu’en traitant à bras le corps la question de l’inconscient. Or Ellul a commis une erreur consi- dérable en écartant la psychanalyse d’un revers de main. Il justifiait la condamnation de cette discipline au motif que son fondateur, Freud, était un esprit déterministe, prisonnier du scientisme, qui ne poursuivait d’autre but que de réduire l’activité de l’inconscient à l’activité de refoulement de la sexualité (et pour cause : sa clientèle provenait pour l’essentiel de la Vienne corsetée). Mais en prenant la partie pour le tout, Ellul a jeté le bébé avec l’eau du bain. Tout au plus, dans La technique ou l’enjeu du siècle, accorde t-il un regard respectueux à Jung qui, lui, considérait l’inconscient comme « la matrice de la psyché ».

« L’homme moderne » contemple ses œuvres comme Narcisse contemple son reflet : en ignorant souverainement d’où vient cette attirance et a fortiori comment et pourquoi elle le mène à sa perte. Au final, l’idéologie technicienne est totalitaire, conformisante et, répétons - le - subliminale. Totalitaire au sens où Masaccio a approché le ciel et la terre « sous un même angle » (11); conformisante au sens où les générations suivantes ont fait de son exemple un modèle à suivre(12) ; subliminale dans la mesure où, trop peu de gens s’intéressant à cet enchaînement causal pour en comprendre la signification, ils se plaisent à disserter sur « les risques de technologies » quand il est déjà trop tard.

Joël Decarsin

Ce texte est un développement de l’exposé tenu lors des 4èmes ateliers d’été de l’association Technologos, qui se sont tenus au sein de la communauté de Longo maï, près de Forcalquier (Alpes de haute-Provence) du 22 au 24 juillet 2017,
Lien : http://www.technologos.fr/index.php?fic=text/ateliers_d_ete_2017.txt

 

Notes de survol

(1) Jacques Ellul, « Plaidoyer contre la défense de l’environnement, France Catholique, janvier 1972 

(2) Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, 1973 (ouvrage réédité en 2003 aux Mille et une nuit).

(3) Rien n’a changé depuis : un Mélenchon, par exemple, s’imagine que son audience ne doit rien à Twitter, à YouTube et aux hologrammes que lui loue le Technicien ; alors que celui-ci, est le seul et véritable instigateur de la « révolution numérique »... à laquelle il enjoint ensuite chacun de « s’adapter » et - supercherie suprême – le convainc qu’il en est « l’acteur ». Jacques Ellul, Autopsie de la révolution, 1969 (ouvrage réédité en 2008 aux éditions de La table ronde).

(4) Article 1er de la Déclaration des Droits de l’Homme, 24 juin 1793

(5) Sur le lien « idéologie du bonheur > idéologie du travail > idéologie technicienne » : Jacques Ellul, Métamorphose du bourgeois , 1967 (ouvrage réédité en 1998 aux éditions de La table ronde).

(6) ... tout en se moquant que soit appliqué ou non le droit du travail... un Macron l’a bien compris.

(7) Au sens littéral du terme. Représenter, c’est « présenter une deuxième fois ».

(8) On peut également penser ici à la formule de Sartre : « l’existence précède l’essence ».

(9) Patrick Boucheron Conjurer la peur : Sienne, 1338 : essai sur la force politique des images, Le Seuil, 2013,

(10) Erwin Panofsky La Perspective comme forme symbolique, 1927 (édition originale : 1924), réédition en 1991 aux Éditions de Minuit ; retirage en 2002. Daniel Arasse, L'Annonciation italienne : une histoire de perspective, Hazan, 1999.

(11) Non seulement « l’homme moderne » envisage d’explorer la totalité du système solaire (et de fait, celui-ci commence à être pollué par ses artefacts) mais sa dévotion aux « technologies » altère tout son rapport à « la vérité » . Katharine Viner, « Comment le numérique a ébranlé notre rapport à la vérité », Le Courrier international, 9 septembre 2016 (édition originale : The Guardian,12 juillet 2016) 

(12) Le nouvel « environnement » des humains est totalement technicisé, c’est celui des grandes métropoles, où la majorité d’entre eux est concentrée. Or ils s’y conforment, parfois avec délectation. Dans un tel contexte, Combien l’expression « défense de l’environnement » est-elle obsolète !